La décroissance est anticapitaliste pour au moins deux raisons, l’une profonde et essentielle, l’autre ironique peut-être.
- La décroissance est une critique de cette organisation sociale moderne qui a placé l’économie à la fois en son centre et à sa périphérie : rien n’échappe à l’empire de l’économie et fondamentalement tout problème est « en dernière instance » un problème économique. Cet « encastrement » de toutes les formes de vie dans l’économie n’a absolument rien de « naturel » : il s’agit au contraire d’une singularité historique, pour laquelle il doit être possible de dégager une genèse, et surtout pour laquelle il doit être possible d’imaginer – et d’espérer – la fin, le dépassement. Le nom de cette organisation de la société, qui place paradoxalement la vie sociale sous la domination de l’économie, c’est le « capitalisme ».
- Cette emprise économique du capitalisme sur la société en fait un « monde » et par conséquent sa critique peut s’opérer sous tous les angles : écologique, éthique, anthropologique, technoscientifique, sociologique, psychologique… et pas seulement d’un point de vue économique. Alors, oui, la décroissance est – entre autres – une critique de la croissance économique mais pour autant il faut beaucoup d’aveuglement pour reprocher à la décroissance de se réduire à une critique économique de la croissance : la décroissance est une critique générale, et donc aussi une critique du capitalisme.
La critique que nous adressons au capitalisme ne se réduit pas à la seule exploitation du travail salarié en vue du profit mais elle porte aussi sur l’invisibilisation/infériorisation/essentialisation des activités féminines (et fait de toute la sphère qui permet à la société de continuer, la sphère de la reproduction sociale), idem évidemment pour la nature (c’est pourquoi notre écologie est écoféministe), sans oublier les spoliations des richesses par le colonialisme et l’esclavagisme.
Jusqu’à quel point les décroissants critiquent-ils le capitalisme ?
En tant que critique générale, nous ne critiquons le capitalisme ni pour ces échecs ni pour ses excès ; nous combattrions avec la même énergie toutes les variantes du capitalisme (néolibéral, financier, industrialiste, entrepreneurial, keynésien…), bref nous refuserions même un capitalisme qui réussirait. C’est le capitalisme en tant que tel que nous critiquons, systémiquement, fondement contre fondement, objectif contre objectif, mobile contre mobile.
- La radicalité de notre critique se prolonge au point de pouvoir se retourner contre une grande part de ceux qui critiquent le capitalisme et qui, nolens volens, lui empruntent néanmoins une grande partie de ses catégories : le travail, la croissance, le progrès, l’industrialisme, la technologie et ses promesses prométhéennes…
- Comment en effet ne pas constater qu’historiquement capitalisme et anticapitalisme (proclamé) ont partagé un programme productiviste et travailliste, sinon individualiste ?
A la racine du capitalisme, le libertarisme individualiste d’Ayn Rand
Mais avant de critiquer, il faut définir. Et pour cela, éviter de répéter ce type de critique qui s’autosatisfait de reprocher à l’autre de ne pas être comme soi (« tu as tort d’être de droite, parce que tu n’es pas de gauche », « tu as tort d’être capitaliste car tu n’est pas anticapitaliste », « tu as tort parce que tu ne me donnes pas raison »). Alors, pour définir le capitalisme, donnons la parole à une adulatrice du capitalisme : Ayn Rand (1905-1982).
Nous ne voulons pas laisser penser que le capitalisme a attendu les oeuvres d’Ayn Rand pour élaborer son idéologie : nous voulons juste affirmer que l’on doit reconnaître dans l’oeuvre de Rand un déploiement quasi complet du capitalisme comme vision du monde, comme « ontologie », qu’elle nomme elle-même « objectivisme » ; pour elle, la réalité est manichéenne, il y a ce que l’on mérite et ce que l’on ne mérite pas. Pour Rand, le capitalisme est le régime idéal parce qu’il est celui qui récompense tous ceux qui supportent le monde sur leurs épaules, les créateurs, les producteurs, les entrepreneurs, les êtres les plus talentueux : tous ceux dont Atlas est le modèle 1.
C’est dans le roman paru en 1957, La Grève (Atlas Shrugged), qu’elle expose explicitement sa vision des choses : pour les américains, après la Bible, ce serait le livre le plus influent sur leur propre vie. Dans ce roman fleuve, quelques dizaines de page sont explicitement consacrées à l’exposé de sa philosophie, c’est le fameux discours radiophonique de John Galt 2. Le roman raconte comment les « hommes de l’esprit » (men of the mind) se mettent en grève « contre une société qui nous immole à l’intérêt général, dans laquelle il n’est nul besoin de mériter une récompense pour l’obtenir, pas plus qu’il n’est besoin d’en accorder à ceux qui le méritent ».
- John Galt, le personnage principal est ingénieur, inventeur d’un nouveau moteur qui résoudrait définitivement tous les problèmes énergétiques : « J’ai réalisé le prototype d’un moteur expérimental qui aurait fait ma fortune et celles de mes employeurs, un moteur qui aurait amélioré l’efficacité de toutes les installations humaines utilisant de l’énergie, faisant ainsi don d’une plus grande productivité à chaque heure que vous passiez à gagner votre vie » (page 1767, traduction citée dans la note précédente).
- Vision prométhéenne de la technique : « La machine, ce morceau cristallisé d’intelligence, est l’outil qui étend le potentiel de votre vie en augmentant la productivité de votre temps » (page 1792).
- Glorification méritocratique du travail : « Votre travail est le processus par lequel vous réalisez vos valeurs, et que perdre l’ambition de réaliser vos valeurs, c’est renoncer à vivre ; ce serait oublier que si votre corps est une machine, c’est à votre esprit de le guider, aussi loin qu’il le pourra, avec la réussite comme objectif » (page 1725).
- Défense libertarienne de la propriété privée : « De même que l’homme ne peut exister sans son corps, aucun droit ne peut exister sans celui de le traduire dans la réalité – droit de penser, de travailler et de conserver le fruit de son travail ; ce qui signifie : sans le droit de propriété » (page 1788).
- Vertu rationnelle de l’égoïsme : « Savez-vous quelle est mon obligation morale envers mes frères en humanité ? Aucune, si ce n’est celle que je me dois à moi-même, aux objets de l’univers et à tout ce qui existe : la rationalité » (page 1728). « Croyez-vous qu’il soit toujours juste d’aider un autre homme ? Non, si celui-ci prétend qu’il a droit à votre aide ou que vous avez le devoir moral de l’aider. Oui, si cela correspond à votre désir personnel, au plaisir égoïste que vous trouvez à apporter votre soutien à un homme et à des efforts que vous estimez » (page 1785).
- Critique de l’altruisme : « Moi, qui n’accepte que ce que je mérite, valeur ou culpabilité, je suis là pour vous poser la question que vous éludez. En quoi est-il moral de servir le bonheur d’« autrui » et non le sien propre ? » (page 1741).
- Individualisme exacerbé : « Comme premier pas vers l’amour-propre, apprenez à traiter comme la marque du cannibale tout homme exigeant votre aide » (page 1785).
L’allocution de John Galt se conclut par un serment : « Je jure sur ma vie, et sur mon amour pour elle, que je ne vivrai jamais pour le service d’un autre homme, ni ne demanderai à un autre homme, de vivre pour la mienne » (page 1800). Déclaration d’indépendance qui peut passer pour une proclamation de liberté et de respect de l’autre mais dont la signification la plus violente est révélée par cette confidence d’Ayn Rand sur sa propre vie : « Personne ne m’a jamais aidé et jamais je n’ai considéré que quelqu’un devait me venir en aide ».
→ Ce roman rassemble tout ce qui constitue l’ontologie individualiste du capitalisme, du point de vue de Rand : Capitalism is a social system based on the recognition of individual rights, including property rights », in « What Is Capitalism? », in Capitalism: The Unknown Ideal, page 19, 1966 3.
→ Autour de ce noyau individualiste gravitent les éléments constitutifs du capitalisme – le travail, la technique, la propriété privée – rencontrés non pas tant sous un angle économique qu’idéologique.
https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/philosophie-de-la-greve-34-ayn-rand-les-liberaux-font-de-la-resistance
Ontologie individualiste du capitalisme versus ontologie coopérativiste de la décroissance
Nous croyons qu’il serait maladroit de ne pas admettre que ces convictions hyper-individualistes sont partagées par beaucoup : le capitalisme est une réalité. Sa domination, son emprise, son extension sont des réalités. Mais c’est une réalité abstraite : ce n’est que par abstraction qu’un individu peut se raconter qu’il pourrait exister en se séparant (= en faisant… abstraction) des autres. Ne nous cachons pas non plus que cette abstraction peut apparaître logiquement désirable à… chacun.
- Contre la fable individualiste qui réduit la vie en société à une juxtaposition de vies individuelles (1+1+1+1+…), les décroissants définissent au contraire la société comme un système de coopération au sens le plus large, et seule une vision biaisée par une idéologie travailliste permet de réduire cette coopération à la seule contribution laborieuse de ses membres.
- On peut reprocher à l’objectivisme de Rand son manichéisme 4 comme d’un manque de réalisme. Par exemple, sa défense de l’indépendance individuelle se construit à partir d’une opposition binaire avec la dépendance : et, en effet, qui préférerait la dépendance à l’indépendance ? SAUF, qu’il y a un troisième terme à considérer (ce n’est donc pas « ou bien… ou bien… ») : l’interdépendance. Et voilà très exactement en quoi le capitalisme est une abstraction : il fait abstraction des conditions d’interdépendance sociale à partir desquelles se pose ensuite l’opposition entre dépendance et indépendance.
- Par conséquent, contre la fable entrepreneuriale et méritocratique du self-made man (à chacun d’entreprendre sa vie, comme une start-up, ou de la créer, comme une oeuvre d’art) les décroissants n’oublient pas les origines sociales de chacune de nos vies individuelles : Qui peut croire qu’il pourrait exister sans les autres, sans tous les autres ? Et surtout avant les autres ? Cette dimension méritocratique est essentielle au capitalisme car elle fournit à chaque individu une auto-explication psychologique facile de sa condition sociale : celle-ci ne tiendrait qu’à lui-même, il n’aurait que ce qu’il mérite et ne pourrait donc s’en prendre qu’à lui-même (il n’avait qu’à se prendre en main).
- Remarquons que l’hyper-individualisme chez Rand peut faire l’économie de la fable de la main invisible : pas besoin de supposer que la vertu publique émergerait de la libre concurrence entre vices privés puisque, selon elle, la vertu n’est jamais publique, puisqu’en réalité la « société » n’existe pas pour Rand. Là où la fable de la main invisible affirme que la vie en société consiste à vivre les uns contre les autres, Rand se contente d’affirmer qu’elle consiste à vivre sans les autres.
- On trouve surtout chez Rand tous les ingrédients pour nourrir la fable travailliste selon laquelle c’est par le Travail que chacun peut se donner les moyens d’obtenir ce qu’il va mériter. Mais chez elle, le travail dans ce cas n’est qu’une espèce d’une catégorie plus générale qui est la « créativité » : dans l’idéologie capitaliste, chaque individu pourrait (se) créer ex nihilo, dans l’abstraction totale des conditions sociales → Soulignons la pertinence de Rand qui révèle ainsi la parenté qui existe entre la figure de l’industriel et celle de l’artiste et méfions-nous alors de tous ceux qui croient pouvoir échapper au capitalisme en adoptant une posture de « créatifs culturels ».
Pour une critique (du capitalisme) sans déni (de sa désirabilité)
Pour une critique cohérente du capitalisme il ne faut pas dénier son attractivité : C’est donc l’attractivité du capitalisme qu’il faut rejeter. Car, individuellement, l’individualisme peut sembler une vision cohérente pour… soi. Mais pas plus.
Mais pas moins, non plus : que notre critique de l’individualisme au fondement du capitalisme ne nous fasse pas croire que la défense de notre conception coopérativiste de la société ferait des décroissants des nostalgiques à un retour vers des sociétés holistes dans lesquelles aucune valeur ne serait accordée à la vie individuelle (au seul profit de la société, ou de la Nature). Mais l’individu comme l’économie doivent être remis à leur place. Chez Rand, son aristotélisme lui fait identifier le sens d’une vie réussie à la finalité, ce qui n’est pas un contresens. Mais là où ça le devient, c’est quand elle oublie que pour Aristote, la finalité – le bonheur en l’occurrence – ne peut pas être individuelle. Le texte le plus célèbre d’Aristote est celui où il définit l’homme comme un « animal politique » : on ne fait pas assez attention qu’Aristote y définit le bonheur comme une « part de bonheur ». Dans une vision coopérativiste de la vie sociale, il n’y a « part » qu’à partir du partage, de la participation, de l’appartenance, tous ces « liens » dont Rand veut faire abstraction, et qui constituent l’objectif sociocidaire du capitalisme.
Ajoutons que la dénonciation du capitalisme comme « individualisme abstrait » ne doit pas nous faire croire que le capitalisme ne serait qu’une illusion : car même s’il est une utopie (au pire sens du terme), il est une utopie auto-réalisatrice. Ah qu’il serait bon d’être encore un peu marxiste pour continuer de croire que les contradictions internes du capitalisme finiront par l’abattre. Mais ce serait faire abstraction de la dimension performative de l’abstraction capitaliste : le capitalisme est ce régime qui possède les moyens (le Capital) de réaliser son utopie. Le capitalisme ne tombera pas tout seul et là malheureusement le manichéisme de Rand a peut-être raison : ou bien la victoire du capitalisme comme travail de sape de tout ce qui nourrit la vie sociale, ou bien la lutte contre le capitalisme avec un objectif affiché et assumé = la conservation, l’entretien et la protection de la vie sociale : c’est l’objectif de la décroissance 5.
L’une des critiques les plus pertinentes du capitalisme est aujourd’hui celle de la critique de la valeur (Wertkritik) et de la critique de la valeur-dissociation (Wert-abspaltungskritik), autour des oeuvres de Robert Kurz, d’Anselm Jappe 6; en particulier la distinction entre 2 types de critique est particulièrement féconde – la critique catégorielle et la critique empirique (ou phénoménologique) – car elle permet de diriger la critique du capitalisme non pas contre les capitalistes (comme s’il suffisait de faire disparaître une classe pour faire disparaître le monde capitaliste) mais – fondamentalement – contre les catégories constitutives du capitalisme que sont bien sûr le Capital, mais aussi le Travail, la Valeur en tant que telle (la valorisation de la valeur comme finalité du capitalisme).
Néanmoins, attention à ne pas se couper de la « critique empirique » : a/ d’une part, parce que c’est elle qui peut dénoncer les modes de vie imposés par le capitalisme. Mais surtout, b/ parce que seul le point de vue empirique permet de rendre compte de la performativité du capitalisme (son succès, sa désirabilité) : celui-ci en effet ne s’impose pas de l’extérieur aux individus de la société capitaliste mais s’il est à ce point une servitude volontaire c’est parce que les processus d’individualisation sont essentiels à l’accomplissement du capitalisme : là où le marxisme escomptait sur les contradictions internes du capitalisme, le capitalisme est un individualisme parce que l’individualisation est en réalité un processus d’intériorisation des contradictions. Le capitalisme pourrait bien être contradictoire, peu importe finalement, tant qu’il existera des individus qui porteront sur leurs épaules ces contradictions.
→ En France, la séquence gilets jaunes et 7 maintenant celle de la réforme des retraites sont des cas d’école de ce combat entre amoureux de la vie sociale et défenseurs de son atomisation au profit d’une conception inégalitaire, néo-travailliste et méritocratique de la vie en société.
Capitalisme | Décroissance | |
Fondement | Une liberté comme indépendance | Une liberté comme interdépendance dans les limites des conditions sociales et écologiques |
Objectif | Une vie individuelle sans l’aide de personne | Une vie sociale pour et avec les autres |
Mobile | Le mérite | Une part de bonheur |
Notes et références
- Pour une critique d’Atlas : http://decroissances.ouvaton.org/2011/09/03/fatigue-atlas/[↩]
- La révolte d’Atlas, dans la traduction pirate de Monique di Pierrio, pages 1708-1800[↩]
- « Le Capitalisme est un système social basé sur la reconnaissance des droits individuels, y compris les droits de propriété ».[↩]
- qu’elle revendique au nom d’une référence/révérence à la Logique d’Aristote, réduite aux 3 principes d’identité, du tiers-exclu et de la non-contradiction ← qui constituent les titres des 3 chapitres de La Grève.[↩]
- http://ladecroissance.xyz/2016/11/11/noyau-philosophique/[↩]
- http://www.palim-psao.fr/2015/03/presentation-de-la-wertkritik.html[↩]
- http://ladecroissance.xyz/category/discuter/billets-et-opinions/fil-jaune/[↩]
Bonjour,
1) un premier problème résiderait dans la définition du capitalisme. Juridique ? Culturel ?
2) le capitalisme a bien gagné et il est devenu populaire.
3) Il y a bien eu une opposition technocritique du capitalisme productivisme à ses débuts (luddisme notamment, naturiens, William Morris, etc…), mais abandonné vers 1848 dans le mouvement ouvrier qui est devenu productiviste. La culture productiviste (et donc la culture capitaliste) s’est imposée à ce moment là. Peut-être cette civilisation est-elle la première à avoir supprimé tout négatif dans et hors d’elle puisqu’elle est mondiale. Autrefois une culture s’effondrait une autre naissait dans une autre région, ce n’est plus le cas aujourd’hui…
4) J’en reste à la vision de Weber d’une culture capitaliste dominée par la bureaucratie, l’individualisme (Tönnies) et l’argent (Simmel).
5) La liberté dans la culture capitaliste consiste à renverser toutes les limites (politiques avec la révolution sociale à âme politique) et physique avec la croissance, enfin biologique. La liberté dans la décroissance s’appuie d’abord sur la responsabilité et la conscience des limites. Bref un retour à la culture qui ne peut exister sans TABOUS, sans interdits, à la place de la culture capitaliste dominée (qui a abdiqué) par la technique où tout est possible donc tout doit être réalisé. Le premier interdit étant de détruire la biosphère.
Mon article ne cherche pas du tout à proposer la moindre caractérisation objective du capitalisme mais que je ne réponds qu’à une seule question (subjective, si on veut) : pourquoi ceux qui ne pensent pas comme moi sont favorables au capitalisme, qu’est-ce qu’ils trouvent désirables dans le capitalisme ? Que peut bien penser celui qui se réjouit du capitalisme ? (Il faut dire que je suis abonné au journal Le Monde et que je me farcis depuis quelques années les adorateurs macroniens du capitalisme). C’est en ce sens là que l’oeuvre de Ayn Rand me semble remarquable : les mêmes phrases qui réjouissent ses adorateurs me font frémir. → Le point le plus important pour moi : l’individualisme abstrait de Rand n’a même pas besoin de l’hypothèse métaphysique de la main invisible (à savoir : de la lutte des uns (les égoïstes et les vicieux) contre les autres émergeraient les vertus publiques) puisque pour elle le point de départ c’est que l’égoïsme est une vertu (lire par exemple : https://www.contrepoints.org/2018/08/02/321593-la-vertu-degoisme-dayn-rand), autrement dit pour elle, la situation de départ est : les uns sans les autres. Cela me semble insensé et totalement abstrait, mais beaucoup de gens en sont convaincus. C’est cela que je veux comprendre, puis m’y attaquer.
La question n’est peut-être pas de chercher la faillite de l’individualisme mais de voir ce que la communauté humaine , l’amitié, l’amour ont de plénitude. Le jardinier Gilles Clément rapporte les propos d’un vieux sage birman : il faut que vous sachiez quelque chose , » il faut que l’autre soit heureux « .
Françoise Dolto disait à peu-près la même chose quand elle étudiait la psychologie des premiers jours des nourrissons .
http://mondeindien.centerblog.net/
Amicalement,
D’une certaine manière nous pouvons dire que nous sommes l’autre .
Oui, j’ai bien compris qu’il s’agissait d’abord du soutien populaire au capitalisme, toutes mes excuses pour mes digressions.
Merci pour ce texte très bien fait et très intéressant. J’en partage à peut près toutes les affirmations. J’ai juste une clarification à demander :
1) dans le paragraphe : (On trouve surtout chez Rand tous les ingrédients pour nourrir la fable travailliste selon laquelle c’est par le Travail que chacun peut se donner les moyens d’obtenir ce qu’il va mériter. Mais chez elle, le travail dans ce cas n’est qu’une espèce d’une catégorie plus générale qui est la « créativité » : dans l’idéologie capitaliste, chaque individu pourrait (se) créer ex nihilo, dans l’abstraction totale des conditions sociales → Soulignons la pertinence de Rand qui révèle ainsi la parenté qui existe entre la figure de l’industriel et celle de l’artiste et méfions-nous alors de tous ceux qui croient pouvoir échapper au capitalisme en adoptant une posture de « créatifs culturels ».) on semble réunir le travail et la création dans le capitalisme car le travail permettrait de se créer soi-même. Or, j’avais compris que c’était l’OEUVRE qui permettait de se créer soi-même, et que le travail dans le capitalisme n’avait d’autre finalité que de créer de la valeur. C’est la création de valeur qui est l’aune permettant de dire que j’ai crée, et me permettant de me créer moi-même contre les autres. Mais c’est du chipotage, et je ne le signale que suite à la lecture d’un livre de Alain Supiot sur le travail qui n’est pas une marchandise et qu’on pourrait dépasser cette réalité en revenant à l’Oeuvre (et non point à la politique comme le suggérait Arendt et comme tu le suggères).
2) J’ai bien aimé la conclusion, extrèmement intéressante sur l’intériorisation des contradictions chez l’individu dans la culture capitaliste. Je n’ai pu m’empêcher de me demander si l’on pouvait vraiment dépasser ce stade, si l’on n’était pas condamné à être contradictoire de façon essentielle et non pas historique. Dans ce cas le capitalisme serait un système fonctionnant sur cette tragique réalité, mais où l’on n’essayerait pas de la dépasser, mais au contraire de la valoriser ? Comment pourrions nous dépasser cette réalité qui sous-entend quand même qu’il reste un minimum de société chez chacun de nous, même dans le système capitaliste, puisqu’on peut-être contradictoire et rongé (?) par les contradictions ? Individualiste certes, mais pas toujours bien dans sa peau ?
BIen entendu j’adhère totalement à la conclusion sur les Gilets Jaunes et le mvt des retraites. Et je suis d’accord que la remise en cause de la propriété privée n’est pas suffisante, il faut aussi poser la question du produit (voir « relocaliser »). Mais ça fait partie aussi de mes disputes avec l’ami Thierry Brugvin, qui me sidère car il arrive à produire des démonstrations logiques et solides avec ce que je considère comme des vieilles soupes (un clin d’oeil amical);
3) pourquoi le capitalisme est-il désirable, autrement dit pourquoi est-il devenu populaire ? La perspective de toute puissance derrière cet individualisme outrancier en est-il le ressort caché (voir une question de taille chez Olivier Rey);
Un excellent texte, merci et je n’ai pas la louange facile.
JLuc
1) Chez Hannah Arendt, le travail et l’oeuvre sont deux espèces d’activités (elle écrit : vita activa). La distinction est importante, surtout quand on remarque que les défenseurs du travail tente quasi systématiquement de l’esquiver. On comprend facilement pourquoi : faire passer la créativité de l’oeuvre dans le travail, tour de passe-passe repris par Rand et par tous les « travaillistes » (surtout de gauche). A cela, nous devons répondre : qu’en tant qu’activité, il y ait dans certains travaux une part d’oeuvre et de créativité, c’est toujours possible mais ce n’est pas intrinsèque : voir http://ladecroissance.xyz/2019/04/29/travail/.
2) Tu as raison de suggérer que le processus d’intériorisation des contradictions sociales n’est pas propre au capitalisme : tout simplement parce que vivre en société, c’est incorporer des cadres sociaux. Mais alors, où placer la « nouveauté » du capitalisme ? Voici ce que je propose : en même temps qu’une société classique est un tel processus d’intériorisation, elle fournit aussi des procédures sociales pour expulser ces contradictions : par des rites, des cérémonies, des sacrifices. C’est là que je recommande particulièrement de relire George Bataille : car ces cérémonies étaient des activités collectives (en particulier, il s’agissait de dépenser collectivement les surplus). Dans le capitalisme, de la même façon que les surplus sont individualisés (en fait, les « riches » se les réservent), les contradictions restent individualisées. A chacun de se fatiguer et de se débrouiller pour s’en sortir. Alors, de temps en temps, il y a bien quelques explosions sociales (qui ne sont pas pour autant des « mouvements sociaux » parce qu’elles ne portent explicitement aucun projet explicite de réappropriation souveraine de toute la vie sociale), moments « magiques » et provisoires où des individus éclatés peuvent retrouver d’autres individus éclatés : sur un rond-point, sur un piquet de grève, dans une manifestation ; ce sont des palliatifs.
3) revenir à nos (f)estives de 2018, pendant lesquelles Philippe Gruca nous avait expliqué qu’à cause de la démesure technologique, la société n’est plus à la taille de l’homme. Il ne reste alors que deux voies possibles : augmenter l’homme (et c’est le transhumanisme) ou bien réduire la société (et c’est la décroissance comme trajet de relocalisation).