La notion de limite (et l’enjeu de la liberté)

Pourquoi est-il capital pour les décroissants de prendre au sérieux la question des limites ? Parce que nos sociétés se conforment à la définition libérale de la liberté comme affranchissement des limites : la liberté serait d’abord vécue comme la capacité à  (se) dépasser, à (s’af-)franchir ; et réciproquement, les limites seraient d’abord des contraintes dirigées contre les libertés individuelles. La liberté comme absence de contrainte et la contrainte comme absence de liberté.

Cette conception libérale de la liberté induit à la fois une vision agonistique de la société – car dans une société libérale, si seule une autre liberté peut venir limiter ma liberté alors la société est d’abord le champ d’une concurrence libre (et non faussée) de chacun contre chacun – et une vision servile de la nature – car c’est la liberté subjective des individus qui légitimerait la domination d’une nature réduite à n’être qu’une juxtaposition de réalités objectives.

Or cette conception moderne de la liberté a promu une configuration tout à fait singulière du rapport qui définit classiquement l’intelligence : le rapport entre les fins et les moyens. La fable du progrès tient lieu de finalité creuse – on n’avance pas pour atteindre tel but mais avancer pour avancer aurait un sens en soi. Du coup, dans ce vide, n’importe quel désir irrationnel peut venir se loger (la liberté est alors vécue individuellement comme expression du Désir). Quant à la raison, elle se retrouve déchargée de toute responsabilité finaliste et peut se cantonner au calcul (utilitariste) de la seule maximisation des moyens (sous la figure de l’homo oeconomicus) 1.

Comment nous libérer de cette conception libérale de la liberté et de ses effets sociocidaires et écocidaires ? En assumant l’audace d’une pensée que l’illimitation et la pléonexie 2 dégoûtent : depuis quelques années, les décroissants défrichent trois pistes idéologiques qui pourrait favoriser une revalorisation de la notion de limite.

  • La décolonisation de l’imaginaire de la liberté au sens libéral doit commencer par comprendre que le cadre dans lequel cette liberté semble si « naturelle » est celui d’une opposition à la nécessité : la liberté serait la capacité à repousser toujours plus loin (« et au-delà ») les limites de la nécessité. C’est dans ce cadre que la liberté individuelle semble devoir s’exercer comme un dépassement des contraintes naturelles : la liberté serait « arrachement » à la nature. Le plus efficace dans cette conception c’est que même les critiques du libéralisme n’en ont pas remis en cause le cadre fondateur et qu’ils ont continué de définir leur « résistance » par rapport à ce périmètre de la nécessité, ne faisant alors que renforcer le système qu’ils prétendaient critiquer. Du côté de la critique marxiste : « Le véritable royaume de la liberté <qui> ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité », écrit Marx 3 quand il veut défendre la nécessité du travail. Et quand Engels évoque « le bond de l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté » 4, il devrait d’abord résulter du dépassement des nécessaires contradictions internes du système capitaliste fondé sur l’extorsion du surtravail. Du côté de la critique écologique, on retrouve paradoxalement ces deux pans du règne de la nécessité, mais en miroir de la critique marxiste : les limites naturelles seraient des contraintes qu’on ne peut pas ne pas éviter ; nos sociétés ne pourraient pas ne pas s’effondrer parce qu’elles franchissent les limites de la soutenabilité naturelle. Pour les décroissants, il s’agit donc de se libérer de ce cadre de la nécessité qui sert de repoussoir pour justifier une liberté comme franchissement. Comment faire ? Pour décoloniser un imaginaire, il faut opposer un autre imaginaire : Quand bien même les « richesses » de la société seraient infinies (quand bien même le capitalisme serait une réussite), quand bien même les « ressources » de la nature seraient inépuisables (quand bien même l’économie pourrait « employer » la nature), et bien il faudrait quand même défendre une société à la production plafonnée et limiter notre « exploitation » de la nature. Ce n’est pas parce qu’on ne peut pas faire autrement que les décroissants défendent un monde décent (socialement) et responsable (écologiquement), c’est par choix politique : nous ne sommes pas des décroissants « malgré nous », dans la frustration d’un désir d’illimitation. Même si les limites pouvaient être dépassées, nous ne le ferions pas : voilà notre liberté de ne pas franchir les limites.
  • La décolonisation de l’imaginaire de la liberté au sens libéral doit continuer en s’attaquant à un deuxième présupposé, à savoir la vision de la limite comme d’une « ligne »,  avec d’un côté la contrainte et de l’autre la liberté. Quand le philosophe anglais fondateur du libéralisme, John Locke, définit la liberté individuelle par la propriété (de soi, des fruits de son travail, de « ce sur quoi » le travail s’est exercé), il en déduit la fameuse visualisation libérale de la liberté : qui ne s’arrête que là où commence celle des autres. Chacun peut alors bien voir que la limite de la liberté est pensée sur le modèle de la clôture au bout du champ : mon champ s’arrête là où commence celui de mon voisin. Pour les décroissants, il s’agit donc de se libérer de cette conception linéaire de la limite dont le franchissement (la transgression libertaire-libertine) ou le recul (la progression par la croissance) définiraient la liberté. Comment faire ? Pour décoloniser un imaginaire, il faut opposer un autre imaginaire : Imaginer la limite non plus par une ligne mais par un espace. Les décroissants reprennent alors le concept d’espace écologique, défini par les Amis de la Terre, parce qu’il permet de dédoubler toute réflexion sur la limite : l’espace écologique est défini par une limite plafond et une limite plancher. Les applications politiques de cet espace doublement limité sont nombreuses : écologiquement, toute politique devra garantir à chacun un plancher minimum de vie (alimentation, santé, éducation, habitat…) tout en restant sous les plafonds de la soutenabilité à l’échelle de notre planète ; socialement, toute politique de justice devra à la fois refuser la misère (quand les besoins de base sont insatisfaits) et la richesse (quand la jouissance serait d’abord dans la consommation ostentatoire du superflu) 5. Entre plafond et plancher se situe l’espace social de la vie sociale, vécue en commun car en-dessous ou au-dessus la vie est « hors du commun » : pour les décroissants, la liberté est d’abord la conservation, l’entretien et la protection de cette liberté socialement vécue.
  • La décolonisation de l’imaginaire de la liberté au sens libéral peut enfin s’approfondir (se radicaliser) en faisant un effort intellectuel, donc idéologique, de définitions et de distinctions entre les différentes espèces de limitation 6. Car toute limitation n’est pas franchissable, car tout franchissement n’est pas réversible. Une « limite » est une limitation infranchissable (on peut donc s’en approcher asymptotiquement mais pas la dépasser). Une « frontière » est une limitation franchissable. Un « cran » est une frontière « sans retour » ; quand le retour est possible, c’est une « borne ». Mais au retour, deux cas doivent encore être envisagés : quand la situation initiale est peu ou prou conservée, c’est qu’il s’agissait d’un « seuil » (une limitation franchissable réversible avec au retour le business as usual). Mais si au retour, les bornes ont tellement été franchies que les conditions de départ ont été irréversiblement dégradées alors c’est un « effondrement ». L’enjeu de ces distinctions est crucial en particulier quand il s’agit d’ouvrir un débat respectueux et fécond entre décroissance et collapsologie. D’autant que l’effondrement ainsi défini concerne tant la vie naturelle que la vie sociale 7. Surtout, ce sont ces distinctions précises qui permettent une définition tout aussi précise de ce qu’il faut entendre par décroissance : L’ensemble des mesures politiques qui pourrait permettre de repasser – démocratiquement – sous les plafonds de la soutenabilité écologique afin de retrouver des modes de vie décents (socialement) et responsables (écologiquement).

A l’opposé de la conception libérale de la liberté qui ne rêve que de s’affranchir des limites, c’est donc une liberté sociale redéfinie souverainement par tous et avec tous que les décroissants doivent politiquement défendre, liberté sociale totalement opposée tant à la liberté (libérale) du renard dans le poulailler qu’à la liberté (profondément individualiste) du survivaliste en temps d’effondrement.

Notes et références
  1. C’est ainsi que dans les deux premières époques du capitalisme la rationalité instrumentale de la production a parfaitement pu s’harmoniser avec l’irrationalité du plaisir ostentatoire de consommer. Aujourd’hui, cette idéologie libérale de la liberté individuelle sert d’abord à dissimuler autant que faire se peut la dernière mutation du capitalisme : qui n’est plus un capitalisme de production (avec le Travail comme socialisation et émancipation pour occupation) ni un capitalisme de consommation (avec le Loisir comme « temps libre » pour occupation) mais un capitalisme fictif (avec la fusion sociale des classes prolétaires et moyennes pour préoccupation). A notre époque, la souffrance internalisée par chacun va suffisamment occuper les perdants du système pour que – même quand le temps de la révolte semble souffler – l’impératif du pouvoir d’achat permette d’écarter la pourtant évidente remise en question d’une vie en société enchâssée dans les lois d’airain du marché. Et tout cela, à chaque fois, au nom de la liberté.[]
  2. La pléonexie est l’avidité d’avoir toujours plus que les autres.[]
  3. Karl Marx, Le Capital, III.3, Editions sociales, 1960, page 198.[]
  4. Friedrich Engels, Anti-Dühring, Editions sociales, 1969, page 322.[]
  5. Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Babel, 2003, page 321 : La distinction pauvreté/misère « se retrouve par exemple chez Thomas d’Aquin pour qui la pauvreté est le « manque du nécessaire », la misère le « manque du superflu » ».[]
  6. On trouve l’ébauche d’un tel travail de classification dans Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Anthropocène Seuil, 2015, page 38.[]
  7. Je me permets de renvoyer à une intervention en Vendée : http://decroissances.blog.lemonde.fr/2018/02/14/la-decroissance-doctrine-sociale/.[]
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