L’improbable devenir-politique du mouvement des gilets jaunes

Pour éviter de tomber dans les clichés et les instantanés, nous poursuivons ici notre réflexion en nous appuyant sur la notion de devenir : « devenir-peuple » et « devenir-politique » indiquent donc des dynamiques (nous restons ainsi cohérent avec notre reconnaissance de la contingence dans la compréhension historique des situations politiques). Ne peut-on pas alors esquisser un bref bilan de cette « puissante révolte populaire », de cette « grande révolte sociale et solidaire » 1 qui, d’un point de vue décroissant, posait une triple interrogation 2 ?

1/ La décroissance subie par les GJ et vécue dans la souffrance devrait interroger tous nos amis décroissants trop certains d’avoir raison contre tout le monde : non la décroissance n’est pas cette vérité cachée sous des mécanismes d’aliénation à laquelle il suffirait de goûter pour connaître la révélation. 2/Tout à notre critique de la société de consommation par laquelle nous avons raison de voir dans la moyennisation de la société le processus contemporain d’intégration dans une société capitaliste, nous découvrons pourtant dans les GJ – en tant que partie de la classe moyenne en trajectoire sociale de déclassement – un potentiel de critique qui a atteint un niveau de blocage et de soutien populaire que nous n’avons jamais égalé. 3/ Devant le risque d’un « devenir-peuple » d’individus au départ dépolitisés et séparés, la violence étatique au service de la violence sociale a plutôt bien réussi à piéger le mouvement dans la nasse de la violence insurrectionnelle 3.

Reconnaissons qu’à la naissance du mouvement il semblait difficile sinon incohérent d’attendre la moindre adhésion de notre part : devions-nous, au nom d’une mythique convergence des colères, nous retrouver à défendre la voiture (comme mode de vie), alors que notre critique de l’hommauto (Bernard Charbonneau) constitue une des meilleures entrées dans notre refus du monde de la croissance ? D’un autre côté, nous n’ignorons pas non plus que les « choix » des consommateurs 4 dans une société de consommation ne sont que des leurres, et que la liberté de consommer suppose une intériorisation des contraintes du marché (une individualisation). D’autant que cette intériorisation provoque une internalisation des contradictions (du système) et que cela s’éprouve sur le mode de la souffrance : telle est la perversité de la frustration qu’elle punit ceux qui continuent de faire de la cause de leur tourment l’objet de leur Désir. Tout simulacre qu’il est, l’objet de consommation n’en est pas moins réellement désiré et sa privation fait réellement souffrir.

Mais très vite, la puissance du « devenir-peuple » se manifesta dans le dépassement du poujadisme de départ par la mise en avant de revendications beaucoup plus fécondes que prévues. Dés début décembre, une charte de 25 revendications circulait sur les « réseaux sociaux » ; et comment ne pas lire avec sympathie les deux appels des GJ de Commercy (du 2 et du 30 décembre 2018). Mais n’était-ce pas en réalité le début de la fin ?

Pour le comprendre, reprenons les notions fournies par l’analyse institutionnelle : instituant / institué (Georges Lapassade) et institutionnalisation (Cornelius Castoriadis).

  • L’instituant est la force critique qui s’oppose au présent institué. Le paradoxe est que la victoire de Macron avait pu être vécue par certains adorateurs du « La France doit être réformée contre les immobilismes » comme celle d’un certain instituant. Le mouvement des GJ rétablit en quelque sorte la vérité car chacun peut constater, semaine après semaine, qu’il manifeste une réelle dynamique de contestation : contre l’ordre établi de l’institué, l’instituant est forcément désordre.
  • Mais l’institué ne s’est pas laissé faire. Il a immédiatement augmenté son niveau de violence policière : « C’est nous, l’institution, qui fixons le niveau de violence de départ. Plus la nôtre est haute, plus celle des manifestants l’est aussi », reconnaît un ancien haut responsable des forces du maintien de l’ordre 5. Et aujourd’hui le ministre Castaner peut parader, fort du vote d’une loi liberticide et des chiffres de la répression policière : 8.400 personnes ont été interpellées depuis le début du mouvement, 7.500 placées en garde à vue, la justice a prononcé près de 1.800 condamnations. Près de 1.500 dossiers sont encore en attente de jugement, plus de 1.300 comparutions immédiates ont été organisées et 316 personnes ont été placées sous mandat de dépôt. Du jamais vu (depuis longtemps).
  • En complément de cette stratégie du choc policier, l’institué a instauré – au mépris de tous ces petits débats qui se déroulaient sur les ronds-points – le Grand Débat National : en réalité, le retour en campagne d’un président dont les thuriféraires ne cessent pourtant de répéter que sa légitimité acquise par son élection ne devrait jamais être remise en question pendant le temps de sa mandature. Les ficelles sont grosses – envahissement médiatique, segmentation de la société française (les jeunes, les maires ruraux…), centripétisation des « échanges », pédagogie de la répétition – mais l’important est bien de gagner la course à l’occupation des écrans, de mobiliser tous les relais complaisants de la médiasphère.
  • Dans tous les petits débats du grand débat, au niveau local, nous pouvons quand même avoir la bonne surprise de voir majoritairement remonter des propositions que tous les décroissants peuvent soutenir sans incohérence : réduire les privilèges des élus, lutter contre l’évasion fiscale, favoriser la transition écologique, améliorer l’accès au services publics en zone rurale, indexer les retraites sur le coût de la vie ; et même (mais de façon plus controversée) : rétablir l’ISF, instaurer un référendum d’initiative citoyenne. Reste la grande question du grand débat : quelle remontée, par qui, pour quoi… Sans réponse…
  • A cette institutionnalisation descendante de la révolte des GJ – par le grand débat et la violence policière – s’ajoute une institutionnalisation ascendante qui vient du mouvement même des GJ : non seulement la tentation électorale (d’ores et déjà semble-t-il aux européennes) et politicienne (la rencontre de Montargis entre le M5S italien et l’un des animateurs le plus liberticide chez les GJ) mais ce que l’analyse institutionnelle appelle l’effet Mülhmann : dès qu’un mouvement instituant voit ses espoirs reculer, il s’institutionnalise (il s’organise pour durer, pour « continuer le combat »), accélérant ainsi l’essoufflement de l’élan initial (l’organisation devient le but).

Mais alors à quel avenir s’attendre ? En tant que décroissants nous pouvons dignement participer aux petits débats locaux du grand débat. Nous y découvrirons qu’il n’y a pas que nous qui sommes saisis par la puissance systémique du monde dans lequel nous vivons : car si tout est lié, alors se pose l’alternative entre le découragement devant la tâche ou bien l’exaltation d’une vision plus globale. Nous serons étonnés de la vivacité de la question sociale et de la question démocratique. Personne ne nous interdit d’y poser aussi la question écologique.

Ce que les décroissants peuvent apporter à de tels débats ce n’est pas tant leurs propositions politiques mais la suggestion que tout ce qui relie les doléances, aussi hétéroclites semblent-elles, c’est une question culturelle, anthropologique : celles des modes de vie. Ne faisons pas notre Macron, en posant la question seulement pour asséner notre réponse, posons la question des modes de vie actuels, demandons quelle liberté et quel bonheur ils apportent réellement : écoutons les réponses.

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Notes et références
  1. Pour reprendre des expressions de 2 chroniqueurs du journal de La décroissance, n°156, de février 2019.[]
  2. http://ladecroissance.xyz/2019/01/22/5-theses-sur-les-gj/[]
  3. Ce qui est d’abord hétéroclite dans ce mouvement, ce sont toutes les formes que la violence y joue : récupération/instrumentalisation par les ultras, blocus des ronds-points, saccage des permanences et habitations des politiciens, incendies de péage, morts collatéraux ; toutes les variantes d’une extrême exaspération sont là.[]
  4. Les plus drôles sont les fameux consomm’acteurs qui – même en pleine conscience – ne semblent jamais se demander qui a mis en scène le rôle qu’ils sont en train de jouer dans le grand guignol du théâtre de la consommation.[]
  5. Cité par Laurent Bonelli, Le Monde diplomatique, janvier 2019, page 13.[]
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