La troisième voie du vivant, par Olivier Hamant

Olivier Hamant, « La Troisième Voie du vivant », Odile Jacob, février 2022, 288 pages.

Ce livre écrit par un « biologiste interdisciplinaire » a pour première qualité sa clarté :

  • Le « préambule synthétique » fournit l’objectif du livre : à ceux qui voudraient trouver dans le vivant des pistes d’inspiration, Olivier Hamant veut montrer qu’il ne faut pas se contenter des 2 piliers de la circularité – « vivre, c’est régénérer » – et du collectif – « vivre, c’est cohabiter » – parce qu’il existe un « troisième et dernier pilier du vivant…, le plus important car il rend les deux premiers opérationnels. Le vivant ne met pas l’accent sur la performance, mais sur la robustesse » (page 9).
  • « La robustesse du vivant n’est pas une qualité ajoutée à la performance ; la robustesse résulte de procédés intrinsèquement et localement inefficaces et inefficients, c’est-à-dire opérant contre la performance. »
  • Le livre est composé de 5 chapitres. Le chapitre 3 qui définit la « sous-optimalité » est précédé des raisons de s’inquiéter (le chapitre 1) et de refuser les solutions « performantes » (le chapitre 2) et il est suivi par la partie strictement biologiste du livre consacrée à la sous-optimalité des organismes vivants (chapitre 4), pour déboucher sur une extension de ces réflexions vers les questions plus politiques d’un « contre-modèle » (chapitre 5).

Les deux premiers chapitres constituent un intéressant survol des questions écologiques. L’intérêt n’est pas tant dans la compilation des exemples que dans l’angle d’attaque biologiste en vue de montrer que la course à la performance non seulement est celle qui crée les problèmes (dérèglement climatique, biodiversité…) mais qu’elle ne peut pas les résoudre (développement durable, croissance verte comme « économie de l’optimisation totale », page 62…).

« Je fais ici l’hypothèse qu’un moteur essentiel de l’Anthropocène est notre conception de l’optimisation. Dans son sens le plus commun, l’optimisation est réduite à l’amélioration des performances. La performance elle-même peut être définie comme la somme de l’efficacité (atteindre son objectif) et de l’efficience (faire au mieux avec les moyens disponibles). Quand on optimise, on veut atteindre son objectifs avec le moins de moyens possible : optimisation des rendements en agriculture ou en économie, optimisation foncière en urbanisme, optimisation de code en informatique, optimisation fiscale… il ne s’agit pas simple maximisation (amélioration maximale des performances) mais, de façon plus subtile, d’une certaine rationalité légitimant en creux la performance. »

Olivier Hamant, « La Troisième Voie du vivant », page 22.

La troisième voie du vivant est donc celle de la robustesse, et le chapitre 3 est consacré à la définir par la sous-optimalité.

  • « On pourrait donc définir la sous-optimalité comme la faculté d’évoluer sur le temps long en utilisant les faiblesses internes, non pas comme des problèmes à contourner, mais comme des ressorts permettant l’adaptabilité… alors que l’optimisation fragilise, la sous-optimalité utilise les fragilités pour construire de la robustesse. La sous-optimalité se conçoit en fait à l’échelle de la population : la survie du groupe et son évolution passent devant le confort individuel ou l’amélioration des performances de chacun. Il s’agit donc d’une stratégie de résistance collective, fondée sur les défaillances et les fragilités individuelles » (page 112).
  • Pourquoi choisir ce terme de « sous-optimalité » plutôt que celui de « viabilité » ? « Parce que cette appellation implique en creux que l’optimisation pose problème » 1.

L’avant-dernier chapitre se présente comme un catalogue non-exhaustif des éléments qui construisent « la résilience du vivant ». C’est probablement le chapitre le plus inspirant parce que c’est « la partie la plus détaillée sur le plan biologique » (page 121).

Voici la liste de ces éléments, qui constituent comme autant de « déclinaisons » de la sous-optimalité : hasard, redondance, gaspillage, hétérogénéité, fluctuations, lenteur et hésitation, incohérences, erreurs et imprécisions, inachèvement et imperfection.

Le dernier chapitre entreprend d’explorer quelques pistes en vue d’un « monde bio-inspiré ». Le décroissant averti retrouvera là un inventaire bien connu, mais cette fois-ci repris sous l’angle de la sous-optimalité : agroécologie, priorité du « modèle social » inclusif sur le « modèle libéral », droit mou des non-humains, le commun, redéfinir le travail (revenu universel), imposition progressive, robustesse démocratique, décentralisation, contre l’hyperpersonnalisation, sobriété, couplage souple dans les organisations, lexique flexible, apologie de la lenteur, sérendipité.

« La sobriété ne correspond pas à une simple réduction de la consommation et du gâchis. La sobriété est plutôt un ensemble de conditions qui nous placent dans une situation où la consommation et le gâchis ne sont plus des problèmes ».

Ibid., page 218.

Voilà donc un livre spontanément 2 décroissant (page 220).

  • Cette notion de « sous-optimalité » issue du domaine du vivant nous permet de retrouver cette idée de « droit à l’inefficacité » défendue au début des années 1970 par Stephen Marglin.
  • « La croissance affiche l’abondance, mais fondamentalement, elle construit la pénurie, réelle ou artificielle… La décroissance fonde son économie sur des bases plus réelles. Elle met fin aux besoins artificiellement créés par des pénuries virtuelles. La décroissance distingue donc clairement sobriété et pénurie » (page 224).

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S’il fallait formuler une réticence, ce serait précisément sur cette notion d’abondance et son lien aux notions de fini et d’infini : avons-nous réellement besoin d’un « autre infini » (pages 172-174). Est-il justifié d’affirmer – même dans une « parenthèse » – que « l’infini a toujours été une force mobilisatrice pour les sociétés humaines » ? D’autant plus que la suggestion que cet « autre infini » soit « l’infini des interactions » n’est guère convaincant. Si infinité il y a dans une interaction, elle ne peut provenir que de la répétition en condition d’irréversibilité temporelle, mais dans ce cas, la conversation infinie de soi à soi satisfait déjà à cette condition. Et si dans les interactions on ne comptabilise pas les occurrences, alors dans une population finie, les interactions seront certes innombrables mais pas infinies. Et puis, fondamentalement, a-t-on vraiment besoin de l’infini comme force mobilisatrice ? L’espace des communs défini par l’encadrement d’une limite basse (plancher) et d’une limite haute (le plafond) ne définit-il pas un domaine qui transcende nos vies individuelles, tout simplement parce qu’il est celui de la vie sociale ?

Reste aussi que si l’on définit la décroissance comme le trajet pour aller vers une société post-croissance (qui constitue le projet, la société de croissance étant le rejet), alors la question comment, par quels chemins, on peut passer d’une politique de la performance à une politique de la sous-optimalité reste posée. Comment en particulier répondre à l’objection de l’arrachement qui consiste précisément à revendiquer que l’humanité ne peut ni être comprise ni être respectée si elle est réduite au vivant ?

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Du même auteur : Hamant, O. (2023). The 1972 Meadows report: A wake-up call for plant science. Quantitative Plant Biology,4, E3. doi:10.1017/qpb.2023.2 https://www.cambridge.org/core/journals/quantitative-plant-biology/article/1972-meadows-report-a-wakeup-call-for-plant-science/59221057708DED07CF67B992D20DE54E#

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Dans la vidéo ci-dessous, Olivier Hamant présente de façon différente la troisième voie (21:24), même si celle-ci consiste toujours dans le choix de la sous-optimalité.

La première voie serait celle du statu quo (on laisse faire le business as usual), la deuxième celle de l’adaptation (la croissance verte, le développement durable, qui prétendent savoir ce qui va se passer quand il y a aura 2 ou 3 degrés de réchauffement), la troisième est celle de la construction à l’adaptabilité (« créer de la robustesse sur nos interactions »).

Cette troisième voie est selon lui la voie du troisième infini. Le premier serait l’infini divin, le deuxième l’infini matériel et le troisième l’infini des interactions 3. Cet infini des interactions serait « illustré » par les 3 révolutions récentes, de l’écologie, du féminisme et du numérique.

  • Pour lui les limites ne sont pas mobilisatrices, d’où son choix pour présenter les interactions comme un nouveau champ d’infini. La décroissance n’est-elle pas pourtant portée par un projet sans que celui-ci ne soit forcément défini par un… infini ?
  • Mais quand on considère, en tant que décroissant, les limites comme les frontières d’un espace du commun (l’espace écologique avec plancher et plafond), alors on peut parfaitement se mobiliser tout en restant à l’intérieur des limites.
  • Cette appétence pour un troisième infini ne confond-il pas entre transcendance et infini ? Dans l’antiquité grecque, la méfiance à l’encontre de la pléonexie et de l’apeiron n’a jamais interdit de penser les transcendances… Jusqu’à quel point la décroissance doit-elle pousser sa critique contre le « régime de croissance » et donc sa décolonisation de l’imaginaire croissanciste ?

Dit autrement : que l’auto-organisation du vivant crée des propriétés émergentes 4, c’était déjà l’argument fondamental de la priorité libérale (chez Friedrich Hayek en particulier) en faveur de l’ordre spontané (kosmos), à l’encontre de l’ordre organisé (taxis). C’est pourquoi la prise en compte de cette troisième voie du vivant comme source d’inspiration politique doit être largement controversée d’une part par une critique nourrie des méfaits de la spontanéité « naturellement » libérale et d’autre part par une tension nourrie par tous les espoirs que l’on peut encore mettre dans un volontarisme politique.

Comment alors cette troisième voie du vivant peut-elle inspirer la décroissance comme décrue planifiée, voilà la question politique.

La réponse consiste probablement à imaginer une planification qui ait du « jeu » et qui fasse doit à toutes les « déclinaisons » de la sous-optimalité parce que ce sont elles qui vont rendre le trajet de la décroissance politiquement acceptable : hasard, redondance, gaspillage, hétérogénéité, fluctuations, lenteur et hésitation, incohérences, erreurs et imprécisions, inachèvement et imperfection.

Les notes et références
  1. Cette précision pleine de lucidité quant au choix d’un terme et à sa reprise est importante car elle permet d’éviter de se retrouver en porte-à-faux par exemple avec la théorie des minima différentiels défendue par Alexandre Chayanov[]
  2. C’est cette spontanéité qui vient de nous faire écrire que « quand c’est non, c’est non, et quand c’est moins, c’est moins ».[]
  3. L’infini divin est une croyance ; l’infini matériel est une illusion ; quant à l’infini des interactions, il me semble qu’il s’agit plus d’un indéfini.[]
  4. Voir la notion de « palier d’intégration » chez Jacques Ruffié, Traité du vivant, 1982.[]
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