Les fins de la nature sont impénétrables

Un aperçu de l’intervention de Michel Lepesant le vendredi 13 au matin, pendant les (f)estives de la décroissance dont la thématique générale étaient « nos relations avec la nature ». En voici une version abrégée. Sur son blog une version beaucoup plus longue et surtout plus philosophique.

  • Pourquoi faudrait-il préserver, sauvegarder ou piloter la nature ?
  • Pourquoi faudrait-il intervenir dans certains cas ? Pourquoi lutter contre les violences faites aux animaux dans les abattoirs et ne pas empêcher le loup d’égorger l’agneau ? Pourquoi empêcher l’homme d’être un loup pour le loup ?
  • Pourquoi protéger les éléphants alors même qu’ils peuvent détruire les cultures vivrières de peuples autochtones ?
  • Qui a l’arrogance de croire que la nature a besoin de nous ? N’est-il pas hautement probable que l’humanité aura depuis bien longtemps disparu quand la nature produira encore et toujours de nouvelles formes du vivant ?
  • Y-a-t-il une façon digne de vivre avec les animaux même en les élevant ?
  • Peut-on prétendre vivre avec les gens si on n’est pas capable de vivre avec les animaux ?

Toutes ces questions sont des questions du sens. Elles convergent toutes vers la question préoccupante par excellence : qu’est-ce qu’une vie bonne en compagnie des autres, des autres humains, des autres vivants non-humains, des autres vivants ?

En tant qu’être vivants, les êtres humains « appartiennent » à la nature. Là où les temps modernes voient dans la condition humaine un « arrachement », aujourd’hui nous voyons plutôt un « attachement ». Cet attachement est asymétrique : si en apparence, c’est la nature qui à l’époque de l’anthropocène semble subir les maltraitances du capitalisme, en réalité, il ne faut pas trop se le raconter et reconnaître que l’humanité aura depuis bien longtemps disparu que la nature continuera son évolution, avant certes que l’irréversible destin entropique n’aboutisse à la disparition de la moindre singularité cosmique.

Mais alors pourquoi défendre une responsabilité humaine vis-à-vis de la nature ?

Intervention du vendredi 13 au matin

La question « pourquoi ? » est la question de la finalité.

Au sens le plus courant, nous formulons la finalité quand nous utilisons un « pour ». Un marteau est utile pour enfoncer un clou, telle est sa finalité. Autrement dit la finalité fournit une réponse à la question « pourquoi ? ». Les réponses s’appellent un « but », un « sens », une « finalité », un « objectif »…

Dans le cas du marteau, nous voyons bien que sa finalité est extérieure à son existence : il a été fabriqué pour enfoncer des clous et non pas pour continuer à exister. Hans Jonas écrit : « le siège de la fin » (Le principe responsabilité, page 81) n’est pas dans le marteau.

Dans le cas d’une particule physique, c’est encore plus pauvre en finalité. Parce qu’une particule n’a rien à faire pour durer. Elle est là et c’est tout.

C’est là qu’il faut rechercher sur quoi peut porter la responsabilité si ce n’est ni sur les entités naturelles physiques, ni les artefacts de la production humaine.

C’est le philosophe Hans Jonas qui en 1979 publie Le Principe responsabilité (Das Prinzip Verantwortung) dans lequel il va faire de la responsabilité la pierre angulaire d’une relation éthique à la nature. Chacun connaît peu ou prou en quoi consiste ce Principe responsabilité : « « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre. »

Le Principe responsabilité consiste à exiger que ce qui doit être, c’est que ce qui est continue à être.

« La possibilité qu’il y ait de la responsabilité, est la responsabilité qui a la priorité absolue » (page 143). Dans le domaine de la responsabilité, ce qui existe n’existe que pour exister et la responsabilité consiste à rendre toujours possible cette existence.

L’argumentation de Hans Jonas revient à faire du vivant l’objet de la responsabilité :

  • Parce que la responsabilité consiste à assurer les conditions de poursuite de la responsabilité pour les générations futures : la responsabilité, c’est que la responsabilité continue.
  • Parce qu’un vivant est un être qui n’a d’autre finalité que de continuer à exister alors même que les échanges entre son métabolisme et son milieu extérieur modifie sans cesse son identité.

Ce dernier point est en quelque sorte le « secret » de notre rapport au vivant ; lisons Hans Jonas : « Tout être vivant est sa propre fin qui n’a pas besoin d’une autre justification, et de ce point de vue l’homme n’a aucun avantage sur d’autres vivants – si ce n’est que lui seul peut également avoir une responsabilité pour eux aussi, autrement dit celle de garder leur fin propre » (page 140).

En quoi va alors consister cette responsabilité vis-à-vis des vivants, du vivant, de la nature ? Elle va consister pour tout être humain à reconnaître qu’en tant qu’être vivant nous sentons que le mode d’existence d’un être vivant ne peut pas se réduire à une simple mécanique de causes et d’effets : la vie de tout être vivant a une finalité, celle de poursuivre son existence.

Ce n’est pas une finalité transcendante ou extérieure à chaque être vivant – ce qui est le cas quand il s’agit d’une créature, que ce soit un artefact ou un être créé par une divinité – mais une finalité immanente à la vie même.

La reconnaissance d’une telle finalité immanente revient à accorder à tout être vivant comme un projet individuel de vie. Nous pouvons contempler pendant des heures une pierre, son inertie ne manifestera jamais le moindre mouvement que nous pourrions interpréter comme une « activité ».

Ce qui n’est pas le cas pour mon chat ; pour un animal sauvage ; et même pour un végétal : comment ne pas être interpelé par le visionnage de ces films constitués par des photos prises toutes les heures ou tous les jours de la vie d’une plante ou d’un arbre. Nous les voyons tâtonner, explorer leur milieu extérieur, adapter leur milieu intérieur, nous les voyons… vivre.

Et quand nous nous demandons pourquoi, quand nous posons la question de la finalité, la réponse la plus simple semble que toutes ces activités ne visent qu’à poursuivre l’existence.

C’est cette autoconservation du vivant qui justifie que l’objet de la responsabilité est le vivant.

Mais tout cela n’est-il pas que projection anthropocentrique des être humains sur les autres êtres vivants ?

Si c’était le cas, alors serait répété le « grand partage » entre l’espèce humaine et les autres espèces vivantes.

Or accorder à chaque être vivant comme un projet individuel d’autoconserver son existence, c’est exactement affirmer une continuité évolutive entre tous les êtres vivants.

Et c’est cela que signifie que nos relations avec la nature sont des relations d’interdépendance.

Mais continuité ne veut pas dire égalité. Nous ne confondons pas la vie d’une bactérie avec celle d’une carotte, ni avec un animal.

Il faut donc à la fois affirmer une continuité évolutive et défendre que des gradations existent entre les vivants.

  • Nous pouvons accorder de la « sentience » à la plupart des animaux mais nous n’accordons pas de sentience 1 aux êtres vivants dépourvus de système nerveux central (les plantes, les champignons, les protistes, les bactéries et les archaebactéries…).
  • Surtout, nous devons revenir sur ce qu’écrivait Jonas : « l’homme n’a aucun avantage sur d’autres vivants – si ce n’est que lui seul peut également avoir une responsabilité pour eux aussi ».

Cette responsabilité pour le vivant en tant que tel, pour la nature en tant que telle, est le propre des êtres humains.

N’est-ce pas retomber dans cet anthropocentrisme avec son cortège de dualismes et d’analogies qui a fait le lit de l’exploitation animale et de celle des « ressources » naturelles ?

Un être humain peut faire tous les efforts d’imagination qu’il veut pour se décentrer, il n’en restera pas moins un être humain.

On peut arriver à imaginer une « manière d’être » loup mais pas « être » loup. Plus difficile encore d’imaginer une manière d’être chauve-souris (nous ne sentons pas par écolocalisation) ou de percevoir comme un calmar 2

Autrement dit, il faut assumer un irréductible anthropomorphisme : même celui qui veut abandonner tout point de vue humain ne le fera que d’un point de vue… humain. Je peux donc avoir un point de vue humain sur ce que ce serait d’avoir un point de vue non-humain mais cela restera un point de vue humain sur le non-humain.

L’effort légitime pour débusquer toutes les habitudes de perspective anthropocentrique ne permet pas de se dégager de toute perspective anthropomorphique.

C’est ce que formule maladroitement André Gorz : « [J]e n’aime pas Gaïa. Je suis en effet sciemment anthropocentrique dans la mesure où, à mon sens, seuls les êtres humains sont capables de poursuivre intentionnellement des fins qu’ils définissent eux-mêmes, y compris celle de sauver la biosphère des conséquences de leurs propres actions. » (« Parcours intellectuel », entretien avec Andrea Levy, 7 janvier 1998) .

C’est ce que formule plus habilement Hans Jonas en sachant ne pas confondre anthropocentrisme et anthropomorphisme : « Je ne dirai qu’une seule chose : [la position épistémologique de mes réflexions] confesse le délit tant décrié d’anthropomorphisme… En un sens bien compris, l’homme est-il effectivement la mesure de toutes choses – non certes par la législation de sa raison, mais à travers le paradigme de sa totalité psychophysique, qui représente le maximum d’accomplissement ontologique concret connu de nous.  En descendant de ce sommet, les classes de l’être devraient se déterminer de façon privative, par soustractions progressives jusqu’à un minimum de matière élémentaire pure, c’est-à-dire comme un toujours moins… Le déterminisme de la matière inanimée serait une liberté en sommeil, non encore éveillée » 3.

Est donc ainsi affirmée une continuité évolutive qui voit dans toute autoconservation une potentialité d’autonomie (et même de liberté) : c’est ce qui fait que d’un bout à l’autre de l’évolution, le vivant a pour finalité sa continuation.

C’est cette continuation dont les êtres humains doivent assumer la responsabilité.

Pourquoi donc sauver telle espèce ? Non pas parce que son existence aurait une « utilité » mais parce que, en tant qu’espèce vivante, il est de son essence de continuer à exister comme nous pouvons l’observer, et le sentir, pour chaque manifestation du vivant.

Pourquoi donc protéger la nature ? Parce que la nature est l’écosystème des vivants interdépendants dont nous faisons partie, comme nous le savons et le sentons.

Nous n’avons donc pas besoin d’inventer on ne sait quelle finalité extérieure à la nature (qui serait un intelligent design) pour s’en sentir responsable, nous n’avons pas besoin de prétendre en être les sauveurs ou les protecteurs, nous avons juste à prendre pour objectif de prendre la responsabilité d’en assumer la poursuite.

Nous ne le faisons pas pour la nature, nous le faisons pour notre humanité. Voilà aussi pourquoi nous sommes plus inquiets des menaces sociocidaires que notre responsabilité écologique fait peser sur l’humanité que sur des menaces écocidaires que l’évolution libre du vivant saura de toutes façons surmonter. Pour aller vers où ? On ne le sait pas, parce que les fins de la nature sont impénétrables.

Les notes et références
  1. La sentience est la capacité d’être altéré de façon positive ou négative.[]
  2. https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/aux-frontieres-du-cerveau/limage-de-la-semaine-lintelligence-des-cephalopodes[]
  3. Hans Jonas, Evolution et liberté, pages31- 32 (1992).[]
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