Entre socialité et technicité, un duel biaisé. Arguments pour reconsidérer nos relations avec la nature

Il existe en Occident un récit standard des relations de l’homme avec la nature : celui d’un homme nu. Dès le mythe de Prométhée (chez Hésiode comme dans le récit de Protagoras – dans le dialogue éponyme de Platon), la technique (obtenue par le vol du feu) et le sens politique de la justice (donné par Hermès) permettent aux hommes de s’armer contre cette nudité naturelle.

Pour Platon, quand dans le second livre de la République il imagine le fondement et l’objectif de la vie en société, la nature devient implicitement un milieu hostile dans lequel l’homme isolé est le plus faible des êtres de besoin.

« – Eh bien, dis-je, une cité, je crois, vient à exister pour autant que chacun de nous se trouve non pas autosuffisant, mais porteur de beaucoup de besoins. Quelle autre cause crois-tu qu’il y ait à la fondation d’une cité ?

– Aucune autre, dit-il.

– Ainsi donc un homme en prend un second pour le besoin d’une chose, et un troisième pour le besoin d’une autre chose ; et comme ils ont beaucoup de besoins, ils rassemblent beaucoup d’hommes en un seul lieu d’habitation, s’associant pour s’entraider ; et c’est à cette cohabitation que nous avons donné le nom de cité.  ! »

Si l’union fait la force, c’est parce l’homme est naturellement faible, il n’est pas autosuffisant : la division du travail1 est alors l’organisation sociale de la lutte contre l’hostilité de la nature2.

Ce récit standard fait donc de la vie en société et de la technique deux réponses convergentes pour organiser des relations face à la nature. Et c’est ainsi que socialité et technicité construisent un paradigme a/ qui présuppose une insuffisance naturelle de l’homme au sein de la nature et b/ pour lequel tout progrès technique est un pas positif pour l’humanité.

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Ce récit standard se maintient aujourd’hui alors même que chacun peut constater qu’un duel semble au contraire s’être installé entre technicité et socialité. Comme si tout gain de technicité se traduisait par une perte de socialité, et réciproquement.

  1. Robotisation des activités laborieuses. La pandémie durable que nous vivons/subissons se montre chaque jour comme un lapsus révélateur de « la croissance et son monde », par exemple dans « le monde du travail ». On pense aussitôt au télétravail mais c’est d’abord pertinent en ce qui concerne l’organisation logistique de la circulation des marchandises. Car aussi automatisés que soient les process, ils n’en continuent pas moins de reposer sur des « travailleurs » : pour des plateformes (Uber, Deliveroo…), aux caisses des supermarchés, dans des entrepôts (Amazon…)… Toutes ces opérations s’effectuent sous le contrôle d’outils numériques (écran attaché aux bras des pickers, casque audio ou oreillette…). Tout gain de productivité dans la circulation non seulement favorise la mise en concurrence généralisée entre les différentes strates de ces processus (sous-traitance, auto-entreprenariat, intérim…) mais se paie à chaque fois au prix fort de l’individualisation, et donc de la désocialisation. Quand aujourd’hui, en France, plus de la moitié des ouvriers appartiennent au secteur tertiaire, on peut voir dans chaque innovation technologique la promesse d’un futur progrès de « la souffrance au travail ».
  2. Artificialisation des relations humaines. Jamais dans l’histoire une invention technologique ne semble avoir autant réussi à révolutionner le monde qui l’a vu naître, et cela à vitesse de la disruption permanente. La victoire utilitariste de la commodité semble totale : comme jamais auparavant, la technologie numérique a réussi à étendre son emprise jusqu’au plus profond des vies individualisées. Jusqu’à récemment, les grandes innovations technologiques faisaient reposer leur succès commercial sur peu ou prou leur capacité à rentrer dans la vie des gens par le biais de leur sexualité (polaroïd, vidéo en VHS, minitel…). On pouvait s’en plaindre au nom d’une menace d’objectivation/aliénation de la vie intime (la femme n’est jamais autant objet que dans le porno) mais aujourd’hui le risque sort des sphères de l’intimité et envahit tant celle de la vie privée que celle de la vie publique. Plus besoin de demander son chemin, il suffit d’écouter la voix du GPS. Participer à un événement (sportif, musical…), ce n’est plus le percevoir, c’est le filmer. Mes « amis » Facebook ou Tik Tok peuvent se compter par milliers. Pourquoi prendre le temps d’un apprentis-sage quand il suffit de suivre une vidéo sur You Tube ou, pire encore, d’obéir aux recommandations d’une « influenceuse ». Quand Rembrandt a mis plus de 40 ans pour réaliser une centaine d’autoportraits, il faut aujourd’hui à peine une journée entre « potos » ou « bestah » pour produire autant de selfies. Là où le temps pouvait tisser les liens sociaux, pourquoi aujourd’hui attendre alors qu’il suffit de télécharger une appli de matching sur son portable ou de regarder à la suite les émissions télévisées de coaching (vous saurez ainsi comment s’habiller, se maquiller, acheter un appartement, élever ses enfants, nettoyer votre logement, faire un gâteau, recevoir à dîner, partir en vacances et même vous marier…).

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Le monde de la croissance est ce monde où la divergence entre socialité et technicité semble marquer la défaite de la vie sociale et la victoire annoncée d’une déshumanisation technologique. Plus la technologie étend son domaine, plus celui de la vie sociale se restreint. Là où entre adultes il est permis d’espérer une « vie sociale », la technologie met à la place une infantilisation généralisée de la « vie en société ».

Quand, à cause principalement de la technologie, le monde ne semble plus pouvoir s’ajuster en restant à taille humaine, il se peut que nous arrivions au terrible dilemme : augmenter les humains (de la « réalité augmentée » jusqu’au transhumanisme) ou bien choisir de faire décroître nos sociétés3.

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On trouve chez Ivan Illich 2 pistes pour penser une critique radicale de ce monde de la croissance et de son concept central de productivité : la contre-productivité et la convivialité.

  • La contre-productivité explique comment, passé un certain seuil, le fonctionnement de certaines institutions – et Illich prend les exemples des transports, de la médecine et de l’école – produit des conséquences qui sont exactement le contraire des effets escomptés : l’école abêtit, la médecine rend malade, les transports immobilisent. Autrement dit, tout gain supplémentaire de technicité se paie d’une perte de socialité.
  • Ivan Illich définit la convivialité comme le concept opposé à celui de productivité. « J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l’individu aux messages émis par un autre usager, qu’il ne connaîtra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée… Lorsqu’une société, n’importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d’un certain niveau, elle devient la proie du manque ; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l’envi » (La convivialité, Points-Seuil, page 28).

Pour Illich, la « convivialité » est l’organisation sociale qui permet de maintenir les outils en-deçà des seuils au-delà desquels ils menaceraient « l’équilibre multidimensionnel de la vie »4. Autrement dit, la convivialité est l’organisation de la vie sociale qui permet de maintenir la technicité sous les seuils de la contre-productivité.

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Quelle piste décroissante pouvons-nous proposer pour échapper à ce tragique duel entre technicité et socialité ? D’autant que nous pressentons que, dans la voie du business as usual, le vainqueur est connu d’avance.

C’est là que je reviens à l’origine du récit standard qui idéalisait une convergence harmonieuse entre technicité et socialité. Certes cette convergence s’est aujourd’hui délitée : parce que cette convergence a tout simplement dépassé les seuils de sa propre contre-productivité. Mais cette divergence moderne a maintenu le présupposé du récit initial, à savoir une relation avec la nature réduite à l’hostilité. Car, quand socialité et technicité pouvaient converger, c’était au nom d’un combat commun contre la nature.

Une piste se dégage alors : repenser nos relations avec la nature en rompant avec le présupposé d’une nature naturellement hostile aux humains. Sortir d’un duel biaisé entre technicité et socialité – pour accepter par exemple des low-tech – en construisant une relation d’interdépendance avec la nature.

Passer donc d’une recherche d’indépendance contre la nature à la reconnaissance d’une interdépendance avec la nature.

C’est cette piste qui sera l’un des enjeux des discussions des (f)estives 2021 de la décroissance → https://ladecroissance.xyz/2021/04/13/programme-rencontres-2021/

  1. Chez Hésiode – dans Les Travaux et les Jours – la nature est ce domaine où les hommes,  par leur travail, peuvent réussir leur vie : dans un monde où « en effet, les dieux cachèrent aux mortels le secret d’une vie frugale. Autrement le travail d’un seul jour suffirait pour te procurer les moyens de subsister une année entière, même en restant oisif », Hésiode conclut son poème par un dernier conseil : « Heureux, heureux le sage mortel qui, instruit de toutes ces vérités, travaille sans cesse, irréprochable envers les dieux, observant le vol des oiseaux et fuyant les actions impies ! ». La nature est le domaine du travail, d’abord agricole. []
  2. Pour une critique de la division du travail, https://decroissances.ouvaton.org/2021/03/12/eloge-indivision-sociale/. []
  3. C’est la thèse défendue par Philippe Gruca lors des (f)estives 2018 : https://ladecroissance.xyz/2018/11/15/festives-2018-cr/#Le_sens_de_la_technique_est_une_question_politique. []
  4. Merci à Simon Desbois pour ce choix de citations de La convivialité : http://ladecroissance.xyz/wp-content/uploads/2019/02/La-convivialite%CC%81-lecture-1.pdf. []
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