La décroissance est-elle compatible avec le libéral-physicalisme ?

2021 et 2022 seront des années électorales : élections départementales (ex-cantonales) et régionales (juin 2021) ; puis l’enchaînement infernal présidentielle/législatives (mai-juin 2022).

C’est l’occasion pour certains décroissants… d’y aller. Il faut rappeler que l’article 2bis des statuts de la MCD a/ lui interdit d’aller en son nom aux élections mais b/ accepte que la MCD soutienne des démarches électorales. Ajoutons d’emblée que toutes les élections ne sont pas aussi facilement décroissance-compatibles les unes que les autres : une élection locale le sera davantage qu’une élection… monarchique.

Bref, certains décroissants ont dû recevoir dans leur boîte mail l’annonce que « Le groupe de réflexion « Demain La Décroissance » a élaboré un programme de révision constitutionnelle et des codes juridiques, qui a pour vocation de servir de base à une candidature à l’élection présidentielle de 2022, en tant que mandat impératif pour le candidat. »

Qu’en penser ? Au moins de prime abord sans rentrer dans le détail du programme.

  1. Le nom du groupe interroge. Certes « Demain la décroissance », c’est le titre choisi en 1995 par Jacques Grinevald et Ivo Rens pour la nouvelle édition du livre de Nicholas Georgescu-Roegen. La décroissance. Entropie – Écologie – Économie (1979). Mais peut-on faire semblant d’oublier que « Demain, la décroissance », c’est le titre utilisé par Alain de Benoist pour proposer une version de droite de la décroissance ?
  2. A partir de la référence à Georgescu-Roegen, il ne faut alors pas s’étonner de lire dans la présentation de l’association porteuse du programme : « Demain La Décroissance (DLD) est une association Loi de 1901 à caractère politique, en formation et fondée sur la théorie de la décroissance inéluctable de la civilisation industrielle. Nous considérons que la cause la plus importante de cette décroissance est la raréfaction prochaine et progressive des ressources fossiles et minérales de la planète ». Bref ce groupe de décroissants revendique de mettre en avant ce que j’appelle « l’argument de la nécessité », c’est-à-dire de (prétendre) fonder leur propositions politiques sur un déterminisme physicaliste. J’ai déjà eu l’occasion à de nombreuses reprises de craindre qu’un tel fondement aurait beaucoup de mal à échapper à l’antipolitique : voir par exemple la lecture que j’ai faite récemment du dernier livre de Catherine et Raphaël Larrère. Pas question de nier l’épuisement des « ressources » naturelles mais c’est une toute autre chose que de croire que le constat de telles limitations serait suffisant pour porter un mobile, et provoquer une mobilisation politique.
  3. Je mets de côté ici une interrogation préalable sur le sens même d’appliquer la loi de l’entropie à la planète Terre : car la Terre n’est pas un système isolé, grâce au flux d’énergie solaire, dissipation qui permet la reproduction et la complexification de la vie. Quitte à faire usage d’une telle référence thermodynamique, il me semble tellement plus fécond de se référer à Georges Bataille, en particulier dans la lecture qu’en fait Onofrio Romano. Dans ce cas, la référence thermodynamique amène à penser une économie décroissante non pas en termes de rareté mais d’abondance : la « part souveraine » de la dissipation comme dépense qu’il s’agit de sortir de l’appropriation privée pour en faire une dépense collective 1.
  4. En poursuivant la lecture de la dite présentation, on peut relever que DLD ajoute à cette décroissance bioéconomique d’autres facteurs tels que : « l’implosion du système monétaire mondial, la stérilisation des sols arables et les modifications climatiques liées à l’activité humaine, les épidémies récurrentes liées à la surpopulation ». Chacun de ces facteurs mérite, en effet, attention mais comment ne pas remarquer que le « facteur » qui devrait nous toucher le plus – c’est-à-dire le plus capable de nous mobiliser – est absent : les limites sociales de la croissance 2. Pourquoi une telle absence ?

Voilà d’ores et déjà trois préventions susceptibles de nourrir quelque scepticisme envers la démarche portée par DLD. Mais poursuivons l’analyse et passons à la lecture du programme qui pourrait « servir de base à une candidature présidentielle » : http://demainladecroissance.com/docs/PSAC.pdf. « Ce Programme énonce en préambule, 1 hypothèse fondamentale et 13 principes directeurs, puis 116 articles et 2 chartes thématiques, cet ensemble ayant vocation à être introduit dans la constitution française actuelle. Il est également complété par une mise à jour des codes juridiques français actuels, dont notamment le code civil et le code pénal. « 

  • Je répète que je suis opposé à leur hypothèse fondamentale 3 : « La décroissance inéluctable ». Cette hypothèse relève de la source « physicaliste » de la décroissance 4. Je ne nie pas les « contraintes » venant de la nature, je dis juste que politiquement aucune nécessité n’a jamais fait un « mobile ». Ou pour le dire autrement : je ne suis pas décroissant parce qu’on ne peut pas faire autrement (« malgré moi ») ; je suis décroissant parce que je désire un monde cadré par le désir d’équilibre plutôt que par un désir de croissance. Je suis décroissant parce que ce qu’il s’agit de conserver, c’est notre vie sociale. Quand bien même il n’y aurait aucune « raréfaction prochaine et progressive des ressources fossiles et minérales de la planète », je resterais partisan de la décroissance. Non pas parce qu’une croissance infinie serait impossible dans un monde fini mais parce que le monde de la croissance est absurde, indécent, irresponsable. Absurde anthropologiquement, indécent socialement, irresponsable écologiquement.
  • Cette fondation physicaliste trouve à s’employer dès l’introduction du programme : par l’utilisation d’une « parabole », celle du feu dans laquelle l’humanité est imaginée comme comburant (la terre comme combustible et le capitalisme comme allumette). Je reconnais être refroidi, mais pas surpris, en lisant que dans cette métaphore, la croissance démographique pourrait être un « spectre » 5.
  • Dernier point de réticence préalable : le « programme » ne porte en fait que sur une « révision constitutionnelle et des codes juridiques ». Même s’il me semble que les décroissants ont en effet tout intérêt à rompre radicalement avec l’attitude anti-institution qui les conduit à refuser – la plupart du temps – de mettre le moindre espoir dans le Droit pour transformer une société : dans ce cas, ils ne font d’ailleurs que répéter ce déni des socialistes du XIXème qui, selon les analyses d’Axel Honneth, explique comment ils en sont venus à oublier que la liberté qui peut s’articuler avec l’égalité n’est pas la liberté individuelle mais la liberté sociale. Pour autant, de là à tomber dans l’illusion constitutionnaliste, comme si le point de départ – la « cause des causes » selon Étienne Chouard – devait être une « constitution », il y a un pas à ne pas franchir. Mais est-il étonnant que ce pas « juridique » soit franchi quand on se rappelle l’oubli de la dimension sociale de la décroissance par DLD ?

Il nous annonce ensuite 13 principes directeurs :

  • Je passe rapidement le premier (appelé pompeusement « principe des principes ») principe qui énonce simplement une exigence de clarté : a/ au mieux, il est tautologique : qui voudrait d’un principe contraire d’obscurité revendiquée 6 ? b/ au pire, il prouve une certaine fatuité à croire qu’il puisse y avoir autant de consistance (au sens logique, axiomatique) dans un système ontique de principes que dans un système déontique de normes.
  • Et j’arrive au second, qui est en fait le premier principe véritable et là on tombe sur un principe… libéral : l’affirmation de la liberté individuelle sous le nom de ce que les libéraux appellent le harm principle 7 : principe du tort ou de non-nuisance.
  • Les 3ème  et 4ème principes sont aussi des principes libéraux : pas d’impôt, une égalité réduite à l’égalité des chances (c’est-à-dire à l’égalité qui doit s’exercer au départ d’une… compétition).
  • Avançons au 5ème principe : pas de solidarité collective sans une contrepartie individuelle, d’où le retour des Ateliers Nationaux : c’est du pur et dur travaillisme ! ← c’est exactement le contraire de ce que je défends avec un revenu inconditionnel (= qui est sans aucune  contrepartie puisque chacun en appartenant à une communauté participe déjà de la vie sociale de cette communauté et le revenu inconditionnel ne fait que reconnaître cette participation…) (pour le travaillisme, voir par exemple le commentaire de la disposition 65…).
  • le 7ème principe maintient en tant que telle la propriété privée.
  • 8ème principe : les décroissants ne devraient-ils pas plutôt défendre des « monnaies publiques » 8 articulées à des monnaies locales ?
  • 9ème principe : c’est l’intérêt qui doit être aboli, pas le crédit (le crédit fait de la dette et la dette fait la société ← lire les Monnaies du lien de Jean-Michel Servet (les monnaies devraient servir à partager des dettes et non pas à échanger des richesses privées).
  • le 10ème principe est purement libéral : l’économie comme ensemble d’individus reliés par des contrats…

Vient ensuite le détail de 116 propositions : et on redémarre avec la liberté individuelle…

Juste un exemple, pour montrer à quel point ce travail semble ne pas tenir compte de ce qui devrait pourtant constituer un noyau commun à tous les décroissants ; à savoir, a/ une attention renouvelée à la transmission et à la conservation, et donc à l’héritage ; b/ le cadre commun de l' »espace écologique » = tenter le plus possible de chercher à encadrer toute proposition/revendication politique entre un plancher et un plafond. J’en viens à l’exemple, celui de l’héritage (section 1 du livre VIII du « Nouveau code pénal », page 57).

J’ai longtemps défendu l’abolition de l’héritage. J’ai changé d’avis :

  • L’abolition de l’héritage semble juste pour que chacun puisse démarrer sur la même ligne au début de sa vie : cela revient à valider l’image d’une course, d’un concours entre concurrents, d’une compétition.
  • Ce qui est injuste dans l’héritage, c’est la reproduction des inégalités, pas la transmission d’un patrimoine.
  • Mais si les patrimoines sont plafonnés, alors je ne pourrais transmettre à mes enfants qu’un patrimoine limité, dans la limite de mon propre patrimoine, dans la limite de leur propre patrimoine.
  • Enfin dans l’héritage il y a l’idée d’un fil qui passe de génération en génération : il y a là quelque chose de « conservateur » qui semble adéquat à la décroissance : nous ne voulons pas du nouveau pour du nouveau, nous voulons conserver la nature, la vie sociale, des objets utiles et réparables… des objets auxquels nous sommes attachés affectivement (ce n’est pas là du matérialisme, juste le constat que nos affects s’incarnent dans des objets = parce que nous ne sommes pas de purs esprits, détachés des réalités matérielles).
  • Je vois bien que cela revient même pour un décroissant à valider une certaine propriété privée : et bien oui. Pas la propriété en tant que telle mais une certaine propriété : avec usus et fructus ; mais alienus très encadré et abusus interdit. La propriété d’usage, oui ; la propriété lucrative, non.

Non décidément, cette décroissance – physicaliste, libérale, travailliste, individualiste – qui mixte libéralisme politique et nécessitarisme physicaliste n’est pas la mienne.

Il reste à s’interroger quand même sur cette convergence entre libéralisme et physicalisme : comme si toutes les contraintes étaient réservées à un monde extérieur et que par opposition les libertés relevaient seulement de la vie intérieure individuelle. On peut voir dans ce programme au moins plusieurs conséquences pour le moins inconfortables qui résultent de cette répartition :

  • Si l’autre est seulement envisagé comme celui à qui il ne faut pas « nuire », on peut se demander quel sera dans ce programme le statut accordé à cet « autre » qu’est l’étranger : il est examiné à la section XI.2 (pages 39-40). La crainte explicite de « l’appel d’air » semble justifier – sur le sol français –  un 2 poids, 2 mesures entre citoyens et non-citoyens.
  • Les effets du physicalisme trouvent à se manifester dans plusieurs domaines aussi éloignés que celui des peines et des délits (pages 57-59) ou le nucléaire :
    • Suppression de l’intime conviction, des circonstances atténuantes ou aggravantes, automaticité des peines 9 semblent les conséquences effrayantes d’une absence totale de rôle accordé à l’empathie dans un monde qui emprunte la pente glissante de « l’objectivement mesurable ».
    • L’éventuelle interdiction du nucléaire civil et militaire semble se fonder lui aussi sur le « principe de la nuisance objectivement mesurable » : on voit mal là comment pourrait trouver place un « principe responsabilité » (Hans Jonas) dont l’une des conditions d’application est précisément de s’apercevoir que dans le monde de la domination technologique, ce principe responsabilité doit avoir priorité sur un principe (libéral) de liberté individuelle. De plus « l’objectivement mesurable » ne renvoie-t-il pas à une compréhension naïve de ce qui serait – ou non – « objectif » et « mesurable » ?

Ces difficultés évoquées renvoient toutes principiellement au principe libéral de cette constitution : « La liberté individuelle ne peut être limitée que si l’exercice de cette liberté créée une nuisance objectivement mesurable envers autrui » (c’est le « deuxième principe »). C’est donc d’emblée cette articulation entre libéralisme de la « liberté individuelle » et physicalisme de « l’objectivement mesurable » qui me semble bien peu décroissant-compatible.

A contrario, la lecture de cette constitution peut permettre de rappeler pourquoi les décroissants doivent fonder leurs croyances plutôt sur la défense d’une « liberté sociale » et sur une remise en cause d’un naturalisme-physicalisme-objectivisme qui fait à ce point l’impasse sur la chair même de ce que c’est que de vivre « pour et avec » les autres.

Addendum

Depuis le 2 septembre 2021, le DLD est devenu le PPAC, le Parti Pour l'Après Croissance. Est donc totalement évacuée la décroissance comme trajet pour passer de maintenant - la croissance - à demain - un monde libéré de la croissance (comme idéologie). Est donc évacuée la question politique la plus difficile : comment passer d'un monde à un autre ; ou plus exactement : comment passer démocratiquement d'un monde à un autre ? Ce changement de nom n'est-il pas la conséquence de ces analyses qui ramènent la décroissance à une absence de choix - elle serait inéluctable et non pas volontaire - et qui réduisent la politique à des questions constitutionnelles ?
Les notes et références
  1. Tout à fait propre à financer le gratuit et l’inconditionnel : https://decroissances.ouvaton.org/2019/09/04/linconditionnel-et-le-gratuit/.[]
  2. Dans une série de vidéos, Christian Laurut identifie 7 impasses de la croissance : physique, comptable, financière, sanitaire, alimentaire, culturelle et politique. Pas un mot d’une impasse sociale, sauf à confondre le culturel et le social.[]
  3. Par delà la surprise sinon le paradoxe, voire la contradiction, de placer l’inéluctable dans une hypothèse !?[]
  4. Je regroupe dans cette source « physicaliste » la source écologique et la source bioéconomique, telles que les a repéré Fabrice Flipo.[]
  5. Il faut reconnaître que dans la suite du programme, le DLD ne prônera que la suppression des incitations à la natalité : §§ 87-88.[]
  6. Ce qui n’empêche pas qu’une obscurité adventice puisse toujours surgir aux moments de l’application et de l’interprétation, moments herméneutiques intrinsèques à tout phénomène juridique.[]
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Harm_principle[]
  8. Lire l’article de Mary Mellor, dans Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère, 2015, pages 363-367.[]
  9. Même dans le droit français actuel, une telle automaticité est rejetée ; parce qu’elle reviendrait en fait à priver le « juge » du droit de « juger ». Cela reviendrait donc à abolir l’équilibre des « contre-pouvoirs » du législatif, du judiciaire et de l’exécutif : c’est périlleux.[]
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