Peuple

Il y a quand même un avantage à être aussi groupusculaire ou nébuleux que le sont les décroissants, c’est qu’ils ne prétendent pas parler « au nom du peuple ». On peut même ajouter que la décroissance – vu son emploi de plus en plus courant mais de plus en plus comme un repoussoir pour tenter de discréditer toute l’écologie en général – est plus impopulaire que populaire. Quant aux propositions – baisse du PIB et donc du pouvoir d’achat, baisse de la consommation, baisse de la production – difficile là encore de les dénoncer comme « populistes ».

Voilà donc la décroissance coupée du « peuple » ? Ce qui est quand même embêtant quand (presque) tous les décroissants associent la décroissance certes à une série de diminutions mais… démocratiquement choisies. Or, qu’est-ce que la démocratie sinon le gouvernement (kratos) par et pour le peuple (demos) ? Ce manque de popularité de la décroissance ne l’empêche pas de s’engager pour le peuple mais soulève une très forte objection quant à sa légitimité : d’autant que les décroissants – à la différence des critiques marxistes du capitalisme (capitalisme qu’ils ne manquent pas néanmoins de critiquer) – ne disposent pas d’une vision prophétique de l’histoire (ils proposent « à la place » une conception expérientielle et buissonnante de l’histoire), et que, du coup, ils ne devraient pas refaire le coup des avant-gardes éclairées 1. Bref, les décroissants ne devraient jamais prétendre parler au nom du peuple.

Ajoutons que le « territorialisme » partagé par beaucoup de décroissants repose sur l’unité d’un territoire, d’une histoire et d’une culture, unité légitimant la revendication d’une « souveraineté », qui apparaît alors comme une déclinaison du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Mais alors que faut-il entendre par « peuple » ?

Vient de sortir en février 2020, dans la collection « Le mot est faible » (chez Anamosa), un court ouvrage de Samuel Hayat consacré à la Démocratie et qui construit toute sa problématique à partir de la distinction entre un sens politique du mot peuple – c’est l’ensemble des citoyens d’un pays – et un sens social – c’est l’ensemble des pauvres, de la plèbe, c’est-à-dire d’une catégorie spécifique d’habitants (citoyens ou non) caractérisées par une condition sociale et économique dominée. Il y aurait ainsi une « tension fondamentale entre l’unité des citoyens et la diversité des conditions, entre l’unanimité de la volonté populaire et la conflictualité inhérente aux distinctions de classe, de race, de genre » (page 16). Tension entre l’égalité comme valeur cardinale de la démocratie et des inégalités sociales toujours à combattre.

Selon l’auteur, cette tension peut se résorber à acceptant que la démocratie au sens social de la plèbe fournisse une vitalité sociale propre à résoudre les problèmes de la démocratie comme souveraineté du peuple. Le sens général de cette solution – voir dans la sphère sociale plus le lieu politique d’une solution que d’un problème – ne devrait-il pas être repris par les décroissants dans la mesure où ils feraient de la vie sociale l’objectif politique par excellence, en particulier dans la constitution et l’entretien de ce qu’il faut entendre par « volonté générale ». Dans un sens plus particulier, la solution consiste pour l’auteur à retrouver la vitalité des convictions partisanes : en filigrane, il y a là une réhabilitation de la forme parti. A rediscuter d’autant que l’auteur ne fait jamais l’impasse sur la dérive oligarchique, la mauvaise pente que descend (presque) fatalement tout gouvernement représentatif. Pour contrer cette tentation, l’auteur conclut son ouvrage sur une définition forte de la démocratie : « La démocratie est le pouvoir d’un peuple qui ne cesse de se reconstruire dans l’expérience collective d’un refus d’être gouverné » (page 85).

 

https://www.franceculture.fr/emissions/lessai-et-la-revue-du-jour-14-15/quest-ce-quun-peuple-revue-esprit

Les notes et références
  1. Ils savent, ou devraient savoir, que l’avant-garde, comme tout despotisme, prétend toujours être « éclairé ».[]
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