Féminisme pour les 99%, Un manifeste

Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Frazer, trois des organisatrices de la Grève internationale des femmes, s’engagent dans ce Manifeste pour un féminisme à la fois explicitement anticapitaliste et intersectionnelle. Ce Manifeste est suivi d’une Postface qui analyse très bien ce qu’il faut entendre par « reproduction sociale ». Ce point est fondamental pour les décroissants, en tous les cas pour ceux d’entre eux qui voient dans l’objectif d’une vie sociale libérée des fables de l’individualisme, de quoi fournir une réponse à la question essentielle pour toute vie humainement vécue : qu’est-ce qu’une vie bonne ?

La reproduction sociale

La reproduction sociale se rapporte au besoin de « faire des personnes » ; alors que le capitalisme a besoin de « faire des profits ». Le déni social du capitalisme c’est de faire passer les profits avant les personnes alors que, sans aucune exception, toute société se base sur les activités de la reproduction sociale. Non seulement le capitalisme ne reconnaît pas cette sphère – au sens où ces activités sont objet de mépris et d’invisibilité et non pas de reconnaissance – mais sa promotion des logiques de compétition et d’individuation aux dépends de la coopération sape les conditions de possibilité de la vie sociale (qui est alors « remplacée » par la « vie en société »). Le capitalisme est aujourd’hui l’attaque généralisée comme cette sphère de la reproduction sociale, alors qu’une société juste, décente, responsable et démocratique devrait prendre au contraire comme objectif de conserver, de protéger et d’entretenir cette sphère si essentiellement humaine, parce que sociale.

Surtout, nous devons reconnaître que ces activités de reproduction sociale sont genrées, et qu’elles restent majoritairement « réservées » aux femmes. Voilà pourquoi, selon nous, on ne peut pas être féministe sans être anticapitaliste1.

  • Pas de production marchande sans activité non-marchande.
  • La division entre « production » (de valeurs appréciables et marchandes) et « reproduction » (de richesses inestimables et non-marchandes2) est une dissociation patriarcale ; d’où la formule de Roswitha Scholz : « La valeur, c’est le mâle ».
  • L’écoféminisme rapproche condition des femmes et condition de la nature, non pas parce « par essence », les femmes seraient plus proches de la nature mais parce que le capitalisme a construit son empire en (mal-)traitant les femmes et la nature comme deux « ressources » gratuites et inépuisables.

Les 11 thèses du Manifeste

Revenons au Manifeste qui se compose de 11 thèses dont le grand mérite est de ne cesser d’insister sur le lien entre féminisme et anticapitalisme, afin de promouvoir un « autre » féminisme que le féminisme qualifié de « libéral » :

  1. Une nouvelle vague féministe réinvente la grève : grève de « celles dont le travail rémunéré comme non-rémunéré soutient le monde ».
  2. Le féminisme libéral est en faillite. Il est temps de s’en débarrasser. Depuis 150 ans, le féminisme socialiste s’oppose au féminisme bourgeois : son tort est de défendre un féminisme de « rattrapage » pour qui l’égalité se réduit à la possibilité pour certaines femmes de basculer du (mauvais) côté de ceux qui profitent de la domination, de l’exploitation et de l’aliénation.
  3. Nous avons besoin d’un féminisme anticapitaliste – un féminisme pour les 99%. Qui ne se limite donc pas à des « problèmes de femmes » mais qui soit une source d’espoir pour toute l’humanité ; d’où leur appel pour « nous unir avec tous les mouvements qui se battent pour les 99 % ».
  4. Ce que nous traversons, c’est une crise de la société dans son ensemble – et la source du problème est le capitalisme. Leur diagnostic est celui d’une crise de l’organisation sociale toute entière : crise financière, économique, écologique, politique, crise du « care » (page 33). Les auteures ont parfaitement conscience que la spécificité du capitalisme actuel – globalisé, financiarisé, néolibéral – constitue une accélération de la nature sociocidaire du capitalisme.
  5. Dans les sociétés capitalistes, l’oppression de genre est enracinée dans la subordination de la reproduction sociale à la production marchande. Nous voulons remettre les choses dans le bon sens : l’oppression des femmes n’a pas attendu le capitalisme mais le capitalisme a su reconfigurer cette oppression. a/ En séparant activités de production (économique)  et de reproduction (sociale) ; b/ en subordonnant la reproduction à la production ; c/ en assignant aux femmes la sphère de la reproduction. Cette reconfiguration n’est pas que genrée, elle est aussi racisée, classisée.
  6. La violence prend de nombreuses formes, toutes liées aux relations sociales capitalistes. Nous jurons de les combattre toutes. Qu’elle soit physique, émotionnelle ou sexuelle, la violence conjugale traverse l’ensemble de la société capitaliste – on la retrouve dans tous les pays, dans toutes les classes, et dans tous les groupes ethnoraciaux (pages 46-47).
  7. Le capitalisme essaie de contrôler la sexualité. Nous voulons la libérer. Pour cela, bien prendre conscience du double jeu du capitalisme qui tente d’exercer ce contrôle en s’appuyant tant sur la cooptation néolibérale (en détabouïsant des formes de sexualité du moment qu’elles encouragent l’individualisme, le repli sur la sphère domestique et la consommation marchande, autrement dit la normalité capitaliste) que sur la misogynie de l’homophobie néotraditionnelle.
  8. Le capitalisme est né de la violence raciste et coloniale. Le féminisme pour les 99% est antiraciste et anti-impérialiste. Particulièrement, les « chaînes mondiales du care » paient la « libération » de certaines (par le travail) au prix de l’oppression d’autres femmes et de l’exploitation deleur « travail »..
  9. En luttant pour empêcher la destruction de la terre par le capital, le féminisme pour les 99% est écosocialiste. Ce féminisme dénonce les illusions d’un capitalisme vert.
  10. Le capitalisme est incompatible avec une véritable démocratie et la paix réelle. Notre réponse est l’internationalisme féministe. Même si les femmes sont les premières victimes de la crise démocratique du capitalisme, la solution ne consiste pas à permettre à certaines femmes d’accéder aux « citadelles du pouvoir » (page 84).
  11. Le féminisme pour les 99% appelle tous les mouvements radicaux à se rejoindre dans une insurrection anticapitaliste commune. « A la fois féministes, antiracistes et anticapitalistes, nous nous engageons à jouer un rôle majeur dans la construction d’un avenir commun » (page 90).

Ce Manifeste est bienvenu par sa critique systémique non seulement du capitalisme mais du capitalisme dans sa forme actuelle ; par sa critique du patriarcat croisée avec une dénonciation cohérente de toutes les formes actuelles de dominations. Autrement dit, écrivons-le explicitement, si ce féminisme est pour les 99 %, c’est qu’il refuse un féminisme réduit au 49,6 %3. Car difficile de lutter contre une ségrégation tout en promouvant une forme de sécession, fut-elle de combat, fut-elle « autre ».

4 critiques décroissantes

Bienvenu mais pas sans quelques déceptions, au moins d’un point de vue décroissant. Car s’il est bon de clamer que l’on ne peut pas être anticapitaliste sans être féministe, et réciproquement, nous nous permettons d’ajouter que nous avons du mal à ne pas voir se prolonger toute critique du capitalisme vers une défense de la décroissance.

  1. L’activité des femmes dans la sphère de la reproduction sociale est qualifiée de « travail ». Dans un sens large et généraliste, pourquoi pas surtout quand il s’agit de ne pas détourner l’effort de résistance contre le capitalisme. Mais, dès que l’on zoome davantage – et grand nombre d’analyses de la situation concrète des femmes l’impose, et c’est ce que font les auteures – nous devons nous demander s’il est politiquement radical de continuer à nommer « travail » ce qui n’en est peut-être pas. Le travail est une espèce d’activité dont les caractéristiques sont la subordination et la rémunération4. C’est à ce moment que nous nous demandons s’il est bon – sans confusion – de parler de « travail non-rémunéré » ? Puisque dans ce cas c’est de… l’esclavage. Surtout qu’une grande partie des activités de la sphère de la reproduction sociale s’accomplit volontairement, sans subordination et sans rémunération. Rappelons l’avertissement de John Dewey : « Une confusion dans les termes, lorsqu’elle persiste, ne peut avoir pour conséquence qu’une malheureuse confusion dans les idées ». Faut-il donc persister à nommer « travail » ce qui n’en est pas ? Où est le danger, particulièrement d’un point de vue féministe pour les 99 % ? C’est d’entrer en contradiction avec la thèse 2, celle qui veut rompre sans concession avec le féminisme de rattrapage : non seulement, le travail ne rend pas libre mais tant qu’à libérer les femmes, libérons aussi les hommes du travail. A ce moment, il n’en restera pas moins des activités, de production et de reproduction, rémunérées pour certaines d’entre elles, mais toutes devront être libérées du lien de subordination dont le Capital a besoin pour mettre en valeur ses richesses extorquées par le surtravail !
  2. La critique du capitalisme suivie dans ce Manifeste reste prisonnière d’un face à face entre économie et société ; comme si le capitalisme se réduisait à être un »monde » dans lequel la société serait encastrée dans l’économie. Cette analyse est vraie mais elle est insuffisante et c’est pourquoi il faudrait l’élargir (conformément à la thèse 4). Par exemple, chez un auteur comme Hartmut Rosa5, ce qu’il appelle la « modernité tardive » – et qui correspond au capitalisme d’aujourd’hui –  est triplement caractérisée : « Une société est moderne si elle n’est en mesure de se stabiliser que de manière dynamique… Autrement dit lorsqu’elle est systématiquement tributaire de la croissance, de la densification de l’innovation et de l’accélération pour conserver et reproduire sa structure. Accélération, croissance et densification de l’innovation désignent respectivement une dimension temporelle, matérielle et sociale d’une seul et même processus de dynamisation ». Plus que d’une critique du capitalisme, c’est d’une critique de cette logique de « stabilisation dynamique » dont nous avons besoin si nous ne voulons pas nous contenter, pour mobiliser, d’un front des colères. Mais au contraire, ne devons-nous pas construire toutes nos critiques au nom d’un idéal (normatif), d’un projet de société désirable pour les 99% ? C’est faute d’un tel élargissement d’une critique du capitalisme à la critique de la croissance et de son monde que ce Manifeste reste absolument muet sur les dimensions technologiques de la domination capitaliste et patriarcale.
  3. Quelle est la vision historique proposée par les auteures ? C’est là le moment le plus décevant de ce Manifeste pourtant si lucide dans beaucoup de critiques (de rejets). C’est que le moment du comment on va faire pour changer (enfin) les choses, celui du trajet, est enfermée entre la thèse 1 – la grève des femmes – et la thèse 11 – un appel à convergence. Bref ce Manifeste reprend la construction si classique, si normée, de tous les textes équivalents depuis des dizaines d’années, depuis que l’hypothèse révolutionnaire a été abandonnée (et peut-être avec raison) : a/ un catalogue des crises + b/ le constat qu’ici ou là il y a des insurrections qui viennent + c/ un appel à la convergence. Et que manque-t-il à un tel schéma ? Un but, une direction, une visée, un projet, du désirable, un potentiel mobilisateur (du « pour », du « vers quoi ») et pas simplement de la motivation « anti » ou « contre ». Bref, ce qui doit être « commun », ce n’est pas seulement un rejet commun du capitalisme mais la vision – aussi ouverte soit-elle – d’un monde du Commun ; et là il ne suffit pas d’évoquer ce « commun » mais il faut être capable d’en imaginer quelques contours : sur les institutions, sur la production, sur une indivision des activités, sur le rapport à la nature…
  4. Et pourquoi cette dimension du « désir », ce qui pousse et attire les résistances vers d’autres mondes possibles », est-elle – encore une fois – absente ? Parce que ce Manifeste reste encore prisonnier de la préférence accordée à la critique fonctionnaliste sur la critique normative. Celle-là est la critique qui dénonce un système par ses « contradictions internes » ; celle-ci est la critique qui fonde tout refus par la perspective explicitée d’un autre monde. Pourquoi la critique fonctionnaliste – qui peut avoir son intérêt quand il s’agit de prendre conscience de mécanismes dont il va falloir échapper si on ne veut pas « tout changer pour ne rien changer » – n’est-elle pas suffisante ? Parce que si vraiment un système comporte des contradictions internes alors tout volontarisme politique devient caduc. Alors certes, nous ne réfutons pas l’inventaire que le Manifeste dresse des contradictions (pages 97-99) : contradictions économiques, écologiques, politiques, de la reproduction sociale. Mais, « et après » ? Pour sortir de ce piège – celui d’un certain déterminisme historique qui peut se nourrir de « nécessités » économiques, écologiques, démographiques, thermodynamiques… – une critique cohérente de la modernité tardive doit rompre avec les 2 présupposés de ce déterminisme : a/ le systémique n’est pas le systématique : le capitalisme est totalitaire mais il n’est pas un Tout ; si c’est un système, il n’est pas fermé mais ouvert, et donc résilient, il peut s’adapter6. Car ce n’est que dans un système fermé que les contradictions internes seraient suffisantes pour provoquer l’effondrement du système. b/ Il faut, dans la critique, donner la préférence politique à la critique normative sur la critique fonctionnaliste : c’est là retrouver du sens, celui de l’utopie, de la vie heureuse (et pas simplement être en colère, aussi scandaleux soit le monde actuel).

Bref, ce Manifeste nous convainc qu’il ne peut pas y avoir de décroissance sans féminisme, mais qu’il reste encore un peu de plaidoyer à effectuer pour convaincre les féministes anticapitalistes de défendre la décroissance. Un tel plaidoyer devra montrer que le socialisme défendu par les décroissants  – rendre vraiment « sociale » la société – correspond exactement au féminisme pour les 99 %, celui de la reproduction sociale.

 

 

  1. http://decroissances.ouvaton.org/2020/07/18/peut-on-etre-feministe-sans-etre-anticapitaliste-donc-decroissant/ []
  2. Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Paris, Seuil, 2014. []
  3. https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/memos-demo/faq/plus-hommes-ou-femmes-sur-terre/ []
  4. Même si nous validons plutôt la « définition de Lucie » : « Est travail toute activité dont nous préférerions obtenir immédiatement le résultat. []
  5. http://decroissances.ouvaton.org/2020/05/01/jai-lu-alienation-et-acceleration-dhartmut-rosa/ []
  6. Voilà pourquoi, il est crucial de distinguer au moins 3 âges du capitalisme : de production, de consommation, de financiarisation. []
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