Méfaits de la dialectique (d’un reproche adressé au marxisme traditionnel)

  • Pourquoi ne suffit-il pas de se motiver pour se mobiliser ?
  • Pourquoi les appels à la convergence des colères ne peuvent-ils produire que de l’unitude ?
  • Pourquoi l’argument de la nécessité1 et ses variantes ne sont-ils que des arguments paresseux ?
    • Pour les marxistes, le capitalisme serait gangréné de l’intérieur par des contradictions internes, par exemple la baisse tendancielle du taux de profit.
    • Pour les collapsologues, la question n’est plus de savoir si effondrement il y aura (puisque selon eux il ne peut pas ne pas y avoir effondrement), mais quand. Pour les collapsosophes, l’effondrement est déjà en cours et la sagesse consiste à vivre cet inévitable effondrement.
    • Pour certains objecteurs de croissance – ceux qui donnent priorité à la source « physicaliste » : selon Nicholas Georgescu-Roegen et son interprétation économique de la loi d’entropie –  une croissance infinie dans un monde fini est impossible2
  • Pourquoi trop de critiques tombent-elles dans la fausse alternative du Tout ou Rien3, dans une oscillation entre du totalitaire et du nihilisme ?
  • Pourquoi est-il si difficile de penser la transition, en particulier la transition démocratique pour repasser sous les plafonds de capacité de charge écologique ?

Toutes ces questions, cruciales pour quiconque prétend critiquer le monde – le juger pour sa fausseté, sa laideur et sa méchanceté – qu’une extrême minorité exploite à son seul profit, découlent – de la part non pas des partisans de ce monde mais de leurs adversaires, aussi résolus soient-ils – d’une pratique argumentative que l’on peut schématiser sous le nom de « dialectique ».

Certes la dialectique provient de la plus antique tradition car elle résulte de cette façon si « occidentale » de pratiquer la rationalité (logos) sous le forme discursive du dialogue (dialogos). On la retrouve dans toute l’histoire de la philosophie, depuis Platon et Aristote, jusqu’à Kant et Hegel. Néanmoins, en politique, la dialectique fait référence au marxisme ; référence marxiste provenant elle-même d’une référence à la dialectique hégélienne.

Karl Marx – Friedrich Hegel

Chez Hegel, il s’agit – non pas d’une méthode, surtout pas – mais d’un usage de la pensée. « Techniquement », est « dialectique » chez Hegel, tout mouvement dont le moteur est la négation de la condition : et voilà l’idée de la « contradiction dialectique ». Dans une logique classique – formelle – toute contradiction signale l’arrêt du raisonnement : depuis Aristote, (Métaphysique, Γ4), on ne peut pas dire d’une même chose, et en même temps, qu’elle est ceci et qu’elle n’est pas ceci. Dans la logique dialectique, toute contradiction indique au contraire un mouvement, un passage, un dépassement (Aufhebung ) : la contradiction interne est la force du devenir car quand quelque chose devient il n’est pas encore ce qu’il sera et il n’est déjà plus ce qu’il était, autrement dit pour qu’il y ait changement, il faut une condition et le dépassement (négation) de cette condition4.

Ne refusons pas qu’il puisse y avoir un bon usage (méthodologique ?) de cette contradiction dialectique. La difficulté, c’est que la logique de la dialectique implique une certaine totalisation : car un dépassement est dialectique, selon Hegel, si et seulement s’il est un moment dans un processus d’apparition (phénoménologie) du Tout et de l’Absolu (l’Esprit). Autrement dit, pas de dialectique sans Savoir absolu.

C’est cette implication (de la totalité) qui, en passant dans le marxisme, causera des dégâts politiques :

    • Le socialisme scientifique de Marx et de Engels est un scientisme, c’est-à-dire un usage dogmatique de la science. Il y aurait des « lois de l’Histoire » : selon Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), Marx serait celui qui a su « faire du socialisme une science » parce qu’il a fait « deux grandes découvertes : la conception matérialiste de l’histoire et la révélation du mystère de la production capitaliste au moyen de la plus-value ».
    • Celui qui connaît ces « lois de l’Histoire » prendrait ainsi conscience de ce qui ne peut pas ne pas arriver : la fin du capitalisme (selon le fameux bon mot de Lénine : « les capitalistes finiront pas nous vendre la corde pour les pendre »).
    • Pas d’Histoire sans contradictions dialectiques : c’est ainsi que Marx valide le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie ;  c’est surtout ainsi que les léninistes valideront un bon usage de la violence comme moteur de l’Histoire. Pas seulement la violence subie – celle des dominés et des forces productives – mais aussi toute violence accomplie au nom de la « dictature du prolétariat » ou de la « révolution ».

Aujourd’hui, qui croit encore en la révolution ? Alors on pourrait se raconter que l’abandon de cet objectif a mis un terme aux « aventures de la dialectique » (Maurice Merleau-Ponty) mais ce n’est pas le cas. La dialectique continue de sévir sous la forme de la contradiction interne. Chez qui ? Chez tous ceux qui donnent priorité à un type de critique (interne) qui repose explicitement sur la dénonciation des contradictions dialectiques : la critique fonctionnaliste. Dans cette critique, c’est l’existence de contradictions internes qui déterminent avec nécessité le futur effondrement d’un système.

Cette critique prétend être une « critique objective » ; en réalité, quand son utilisation est dominante, elle est un facteur de démobilisation, sinon d’apolitisme :

    • Si les contradictions internes d’un système sont de l’ordre de la nécessité, à quoi bon faire intervenir une volonté politique pour changer le monde ?
    • Qui irait acheter une hache pour couper un arbre qui ne peut pas ne pas finir par tomber, surtout si certains prophètes annoncent sa chute qui vient…
    • Les partisans dogmatiques de cette critique se concentrent alors sur l’anti et le contre et c’est pourquoi, selon eux, une convergence des colères seraient une condition suffisante pour faire bouger les choses : il ne faudrait pas ainsi se demander pourquoi celui-ci et celui-là luttent contre l’installation de tel abattoir ou de tel centre commercial, mais juste se contenter d’additionner leurs rejets. alors qu’en réalité, l’un ne veut pas être dérangé au fond de son jardin (not in my backyard), l’autre est vegan, sans oublier le petit commerçant du centre-ville qui veut garder son emploi… Autrement dit, ils partagent certes un rejet mais absolument pas le même projet.

Mais existe-t-il un type de critique qui permette d’éviter ces difficultés ? Oui, la critique normative. La critique fonctionnaliste affirme qu’un système ne peut pas fonctionner sur le long terme, à cause de ses contradictions internes. La critique normative affirme qu’un système n’est pas bon ou justifiable à la lumière de normes et de valeurs définies de façon indépendante.

Autrement dit, ce qui fait l’unité d’une critique normative, c’est son idéal, son objectif. C’est le projet non pas comme fin déterminée mais comme fin en vue (end in view).

    • La vision d’une telle finalité est donc orientée plus par le pour que par le contre, par les passions joyeuses plus que par les passions tristes (Spinoza via Lordon), par la volonté plus que par le ressentiment (Nietzsche) : elle ne ne contente pas de motiver, elle peut mobiliser.
    • Quand on juge une revendication, on peut le faire suivant le fondement (est-elle juste ?) ou suivant l’objectif (est-elle désirable ?) Quand on partage une critique normative, on partage un même objectif mais rien n’interdit que les fondements différent. Par exemple, les décroissants et les féministes peuvent partager un même objectif : la préservation et l’entretien de la sphère de la reproduction sociale mais chaque groupe le fait avec des fondements différents : pour les féministes, ce peut être un idéal de différences socialement construites de telle façon qu’elles ne soient pas des inégalités ; pour les décroissants, ce peut être un goût radical pour les limites (métaphysiquement, pour la finitude).
    • Les partisans de la critique fonctionnaliste peuvent se donner le beau rôle : échaudés par les mésaventures de la « lutte finale » ou du « grand soir » qui ne viennent jamais, ils basculent souvent dans l’autre extrême, celui de ne plus rien anticiper, celui de l’ascendance bottom-up, c’est en chemin que nous paverons la route, et les voilà dispensés de se frotter et au projet et au trajet. Cette rhétorique a certes l’avantage d’esquiver les disputes du b(o)ut du chemin, mais en réalité, faute d’esquisser une direction, un sens, tous les résistances finissent par s’épuiser pour s’égarer sur des chemins qui ne mènent nulle part.
    • Quant l’action vise un but, alors à partir du réel ici et maintenant, doit se préparer le trajet, la transition : pour les décroissants, la question est simple, comment s’auto-organiser pour repasser démocratiquement sous les plafonds de la soutenabilité écologique ?

Trois évocations pour finir :

    • La critique normative retombe-t-elle dans le moralisme ? C’est un péril possible, et ce serait celui de l’inaction moralisatrice. Mais c’est Günther Anders qui lui-même se définissait comme « un moraliste ». Et puis il n’y a pas que des morales descendantes, la piste explorée par Jean-Claude Michéa de la décence commune est parfaitement compatible avec l’objectif de vie sociale poursuivi par les décroissants.
    • Qu’est-ce qui nous meut dans la vie, sur quoi nous guidons-nous quand nous choisissons ? Sur nos « évaluations fortes » répond le philosophe canadien Charles Taylor, pour qui nos convictions profondes sont guidées par la morale, et non par de simples préférences. « Le fait d’être un moi est lié essentiellement à notre sens du bien, et nous réalisons notre moi parmi d’autres moi » (Charles Taylor, Les sources du moi (1998), page 77).
    • Souvenir personnel d’une rencontre écosocialiste : les uns à côté des autres, à la tribune, pour juxtaposer des rejets et susciter les applaudissements d’une salle en attente de jugements sévères et intransigeants. Mais quid d’un projet commun, d’une espérance ?
  1. Il y a « nécessité » dès que ce qui est ne peut pas ne pas être ; le « nécessaire » s’oppose au « contingent » = ce qui peut ne pas être. []
  2. l’impossible est ce qui ne peut pas être, autrement dit le « nécessaire que non ». []
  3. http://decroissances.ouvaton.org/2020/04/12/lecons-politiques-en-temps-de-confinement/ []
  4. Quand A devient B, B provient de A ; A est la condition de B et B est la négation de A ; B est donc la négation de la condition de B, voilà la contradiction interne []
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Un commentaire

  1. Bonjour, merci pour ce billet. Je viens de lire le cours de Jacques Ellul sur la pensée marxiste. Ce cours est vraiment très accessible et j’invite à le lire. Les pages sur Hegel furent un peu difficiles pour moi à comprendre et votre commentaire apporte un peu de lumière sous un autre angle.

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