Comment considérer les identités et les relations entre nous et les autres ?

Il y a des livres importants ; pas tous : celui-ci l’est. Il y a des livres importants qui sont si touffus qu’il n’est pas sûr que tous ceux qui le citent l’aient vraiment lu, jusqu’au bout, en entier. Ce doit être le cas de celui-ci.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 (réédition Folio Essais n°607).

Il faut reconnaître que l’ambition de Philippe Descola est d’ampleur : en héritier de Kant et de Lévi-Strauss, il n’hésite pas à proposer une théorie des « usages du mondes » 1 : plus qu’un système social, il faut entendre par là un mode d’organisation à la fois social et cosmique, c’est-à-dire une structure permettant de ranger tant les humains que les non-humains, les sujets que les objets, fournissant ainsi une organisation des « relations au monde et à autrui » (page 202).

Pour nous les « occidentaux modernes », le rangement semble évident : la « subjectivité » est le propre de l’humain et peut même marquer plus qu’une différence, une supériorité, un « arrachement » à la nature. Depuis les temps « modernes », nous disposerions d’une connaissance objective de la nature. Seulement voilà, nous apprend Philippe Descola, il ne s’agit là que d’un rangement possible parmi d’autres :

  • Pour nous (depuis Descartes), si les humains et les animaux disposent d’une structure physiologique commune, à l’intérieur c’est au contraire la différence qui vaut : nous sommes intelligents (ou beaucoup plus intelligents que…). Par exemple, nous serions suffisamment proches corporellement des singes pour procéder sur eux à des expérimentations médicales, mais si nous nous permettons de le faire, c’est au nom d’une supériorité de l’homme sur le singe.
  • Autrement dit, physiquement, nous ressemblerions à des animaux mais intérieurement il y a rupture.
  • Schématisons : discontinuité à l’intérieur (l’esprit), continuité à l’extérieur (le corps).
  • Tel est ce que Descola nomme « naturalisme » et il est logique d’en déduire qu’il existe 3 autres variantes : « Ce livre repose sur le pari qu’il est possible de mettre au jours des schèmes élémentaires de la pratique et de dresser une cartographie sommaire de leur distribution et de leurs arrangements » (page 181).

L’intérêt principal de cette recherche d’un point de vue décroissant est la critique de l’ethnocentrisme 2  : notre ethnocentrisme, c’est celui d’un « grand partage » entre nature et culture, d’un dualisme entre nature et société : « J’aspire seulement à proposer une voie plus efficace et moins ethnocentrique pour rendre compte de ce que l’on appelle ordinairement la diversité culturelle » (page 686).

Si, en tant qu’écologistes, les décroissants veulent défendre une autre relation à la nature, c’est à une remise en question radicale d’une opposition entre nature et culture qu’ils doivent se coltiner.

Mais c’est là que surgit un écueil : qui consisterait à confondre cette critique de l’ethnocentrisme avec une défense du relativisme. Que Descola réfute l’invariant « naturaliste » d’une opposition entre nature et culture ne revient à rejeter tout invariant ; bien au contraire et il faut lire attentivement : « Partout présente sous des modalités diverses, la dualité de l’intériorité et de la physicalité n’est donc pas simplement la projection ethnocentrique d’une opposition qui serait propre à l’Occident, entre le corps, d’une part, et l’âme, de l’autre. Il faut au contraire appréhender cette opposition telle qu’elle s’est forgée en Europe… comme une variante locale d’un système plus général de contrastes élémentaires dont les chapitres qui suivent examineront les mécanismes et les arrangements. On pourrait sans doute s’étonner de voir un dualisme de la personne un peu discrédité à présent acquérir une universalité déniée auparavant au dualisme de la nature et de la culture. Les arguments empiriques ne manquent pourtant pas pour justifier un tel privilège… »(page 219).

L’essentiel du livre est en effet consacré à exposer ces « arguments empiriques » : analogisme, totémisme, naturalisme et animisme. C’est dense, nourri, passionnant.

C’est d’autant plus dense que l’enquête de Descola ne se contente pas d’étudier la combinatoire des identités possibles mais qu’il y ajoute une étude des « relations » : « L’hypothèse servant de fil conducteur aux analyses qui vont suivre est que les schèmes intégrateurs des pratiques… peuvent être ramenés à deux modalités fondamentales de structuration de l’expérience individuelle et collective, que j’appellerai l’identification et la relation » (page 204).

  • L’identification est » le schème au moyen duquel j’établis des différences et des ressemblances entre moi et des existants » (page 204).
  • « Les schèmes de relation peuvent être classés selon qu’autrui est équivalent ou non à moi sur le plan ontologique et selon que les rapports que je noue avec lui sont réciproques ou non… Ces modes de relations qui viennent moduler chaque mode d’identification peuvent être répartis en deux groupes, le premier caractérisant des relations potentiellement réversibles entre des termes qui se ressemblent, le second des relations univoques fondées sur la connexité entre des termes non équivalents. L’échange, la prédation et le don relèvent du premier groupe ; la production, la protection et la transmission du second » (page 531).

Concluons sur la fécondité des analyses de Descola en donnant l’exemple d’une application inattendue de l’invariant intériorité/physicalité à la question du « genre » :

  • Que le genre soit une « construction sociale » doit marquer d’emblée une rupture avec une vision « naturaliste » pour laquelle le « sexe »serait seulement une donnée biologique 3.
  • Mais une « construction sociale » ne doit pas être réduite à une « construction individuelle » : le genre n’est pas seulement une affaire de choix individuel → tout choix individuel s’inscrit dans un contexte social (pour le valider, le refuser ou le moduler), dans une relation à l’autre.
  • C’est là que l’on peut tenter un rapprochement entre masculin/féminin et intériorité/extériorité. On sait comment une conception victorienne des rôles de l’homme et de la femme réservait l’intérieur au féminin et l’extérieur au masculin. Les analyses de Descola permettent de relativiser cette conception et ouvrir d’autres possibles : entre ce qu’une société nomme « masculin » et « féminin », 4 distributions sont possibles : ressemblance des intériorités et des physicalités (mouvement no gender), différence des intériorités et des physicalités (essentialisme), ressemblance des intériorités mais différences des physicalités (universalisme humaniste), différence des intériorités mais ressemblance des physicalités (transgenre et transidentité).

Pour une présentation pertinente des thèses de Descola : http://sortirducapitalisme.fr/notes-de-lecture/178-philippe-descola-l-ecologie-des-autres-l-anthropologie-et-la-question-de-la-nature.

Les notes et références
  1. Pour faire savant, il faudrait préciser que cela ressemble à une théorie transcendantale des usages, appuyée sur une « déduction transcendantale » des identifications et des relations, les « catégories » ici étant des « structures élémentaires », non de la parenté, mais des relations que les humains peuvent entretenir avec les non-humains[]
  2. quand la décolonisation de l’imaginaire se souvient que la décroissance antimondialiste est née chez Serge Latouche d’une critique de l’imaginaire de la colonisation[]
  3. Que le « genre » ne soit pas une donnée naturelle n’implique pas qu’il n’y aurait rien de biologique dans le genre → Le genre est une construction sociale du biologique, tout autant que le sexe d’ailleurs ← lire Judith Butler.[]
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