Questions sur la décroissance pour Worldzine

Questions posées par une membre de la rédaction de Worldzine, dans le cadre de la préparation d’un article sur la décroissance.

La décroissance, concrètement, c’est quoi ?

Comme le suggère l’emploi du préfixe « dé- », on peut certainement dire que la décroissance est le contraire de la croissance et de son monde. Il est dès lors nécessaire de s’interroger sur le monde de la croissance pour bien mesurer ce à quoi nous nous opposons. Celui-ci repose sur deux croyances fondamentales : tout d’abord le fait que l’ensemble des problèmes de l’humanité peuvent être résolus par une augmentation continue de la production/consommation de biens et de services, ensuite que cette augmentation peut être illimitée. La croissance forme un « monde » dans la mesure où la croissance elle-même devient un objectif des politiques publiques : elle devient donc souhaitable en tant que telle. Elle forme l’impératif catégorique des sociétés contemporaines : il faut croître pour croître.

C’est ce monde que la décroissance veut remettre en question, notamment en s’opposant à ses deux croyances fondamentales : non, une croissance illimitée dans un monde aux ressources limitées n’est pas possible et, non, le toujours plus de biens matériels ne peut être au fondement d’une vie bonne.

Au sens strict, la décroissance est l’ensemble des mesures politiques pouvant permettre de repasser sous les seuils de soutenabilité écologique afin de retrouver des modes de vie décents (socialement) et responsables (écologiquement).

Elle exige une lutte à la fois politique (dans la mesure où il convient de fonder le vivre-ensemble sur autre chose que le « toujours plus ») et culturelle (dans la mesure où nous devons lutter contre le « monde » de la croissance et décoloniser les imaginaires).

Dans ces conditions il ne suffit pas d’objecter à la croissance, il faut effectivement réduire la production et la consommation afin de repasser sous les seuils de soutenabilité écologique. Enfin il ne s’agit pas de décroitre pour décroitre : la décroissance est un trajet, une étape, transitoire et démocratique, qui doit permettre le passage à des sociétés d’a-croissance qui restent largement à définir.

Quels en seraient les potentiels effets sur la vie quotidienne des ménages ? mais aussi sur celle des entreprises ?

La décroissance, comme mouvement radical (au sens de revenir à la racine), propose un changement de paradigme sociétal. Pour les individus, cela signifierait moins de consommation mais également un meilleur usage des objets (durables et utiles), moins de production et donc moins de travail (à cet égard il existe chez les décroissant(e)s un débat portant sur la pertinence de la réduction massive du temps de travail et/ou du revenu universel comme réponse au chômage de masse), et en définitive plus de temps pour soi, plus de liberté, un réinvestissement de la sphère publique par les citoyen(ne)s et donc plus de démocratie.

Pour les entreprises, cela risque d’être plus compliqué puisque le paradigme de la croissance disparaitrait et donc la possibilité pour le capitalisme d’investir de nouveaux marchés. Il faut donc complètement changer de modèle car, de la même façon qu’Hannah Arendt écrivait dans la Condition de l’homme moderne, qu’il n’y a rien de pire qu’une société basée sur le travail sans travail, il n’y a rien de pire qu’une société basée sur la croissance sans croissance. Le capitalisme est fondé sur un principe d’accumulation et de croissance : que celle-ci vienne à faire défaut et tout s’effondre (plus de débouchés, faillites et chômage de masse).

Il faut donc imaginer un nouveau paradigme où la politique (au sens de l’organisation générale de la collectivité) aura la primauté sur l’économie. Les entreprises telles qu’on les entend aujourd’hui n’existeront plus : il faudra imaginer de nouvelles communautés de travailleurs (à temps partiel) pour assurer la production des biens dont la collectivité aura démocratiquement décidé la fabrication (la publicité, qui n’aura plus de raison d’être, aura disparu). L’économie devra être largement relocalisée. De même, de nombreux décroissant(e)s prônent une extension de la sphère de la gratuité : santé, éducation, transports en commun, eau et énergie élémentaire, restauration scolaire, services culturels, etc…

Pourquoi la défendez-vous ?

Pour deux raisons fondamentales :

  • Tout d’abord en raison des limites physiques de la nature : c’est le fameux « une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées est impossible ». Pour cette raison, la préoccupation environnementale est au cœur de la décroissance. C’est la nature et ses limites qui nous fournit notre « principe de réalité ». La sauvegarde du monde vivant et de sa diversité nous impose de nous défier du monde de la croissance illimitée et de ses conséquences : la destruction de la nature et la complète artificialisation du monde.
  • Il y a une autre raison, éthique celle-là, qui nous fait dire que, quand bien même les ressources seraient illimitées, il faudrait quand même décroître. Le projet de la décroissance est un projet désirable en soi car il pose la question du sens, il interroge sur ce qu’est une vie bonne. Renouer avec le sens des limites, avec la sobriété volontaire, nous permet de renverser les priorités : vivre avec la nature et non pas chercher à la dominer dans un fantasme de toute-puissance, substituer la coopération à la compétition, la vie sociale à la consommation sans frein, l’altruisme sur l’égoïsme.

Qu’est-ce que vous répondez à ses détracteurs ?

Ceux qui dénoncent une utopie : infaisable dans un système mondial productiviste

Ils ont raison : la décroissance est effectivement infaisable dans un système mondial productiviste. Mais comme nous le disions plus haut, la décroissance suppose un changement de paradigme : elle ne peut se résumer à un simple ajustement supplémentaire au sein du système mondial productiviste, elle nécessite un renversement du système mondial productiviste lui-même, un véritable changement de civilisation.

Un tel changement est-il possible ? Il faut l’espérer car il va bientôt devenir nécessaire du fait de la raréfaction des ressources. Et en définitive quelle utopie convient-il de dénoncer ? Ceux qui croient nécessaire un changement, démocratique, de civilisation pour sauver ce qui peut encore l’être du monde vivant, ou ceux qui pensent qu’il est possible de continuer à l’infini la croissance de la production et de la consommation ?

Ceux pour qui elle n’est pas nécessaire : croyance en la technologie capable de sauver l’environnement et l’avenir de la planète

Cette croyance dans la capacité du progrès technologique à résoudre les problèmes posés par la crise environnementale s’inscrit dans une volonté de sauver le système productiviste, confronté à ses propres contradictions. Il s’agit de ce que l’on appelle le capitalisme vert : la mise en place de pseudo-solutions technologiques pour régler les problèmes environnementaux, éviter toute remise en cause des rapports de production, voire créer de nouveaux débouchés pour l’économie capitaliste. Mais un tel projet est illusoire : la géo-ingénieurerie du climat, si elle ne provoque pas de désastre encore plus dramatique, ne fait que provoquer une fuite en avant vers des réponses technologiques de plus en plus étendues et de plus en plus dangereuses. Le développement des OGM s’inscrit lui dans une œuvre sans précédent d’artificialisation et de marchandisation du vivant à l’échelle de la planète. A l’opposé des projets fous des apprenti-sorciers du capitalisme vert, nous pensons que la seule solution, raisonnable et pérenne, pour sortir de la crise environnementale consiste à réduire drastiquement la production de déchets, de gaz à effet de serre et de s’opposer au saccage de la nature effectué au nom de la croissance économique.

Que pensez-vous des politiques économiques actuelles (par ex celle du FMI) ? Pensez-vous qu’elles sont sur la bonne voie (ex. COP21) ? Les initiatives actuelles sont-elles suffisantes ?

Les recommandations du FMI, en ce qui concerne les politiques environnementales, consistent essentiellement à fixer des objectifs de développement durable (ODD). Or le développement durable est un oxymore qui désigne essentiellement la nécessité de polluer (un peu) moins pour pouvoir polluer plus longtemps.

L’objectif de la COP21 est de limiter le réchauffement climatique à 1.5°C par rapport à la période préindustrielle. Cet accord n’est pas juridiquement contraignant. De plus, pour parvenir à un tel objectif il est essentiellement envisagé un investissement massif dans la transition énergétique, ce qui, au passage, permettra opportunément la création de nouveaux débouchés pour l’économie. Or, la transition énergétique ne suffira pas pour atteindre l’objectif fixé par la COP21 : une réduction drastique de la production/consommation d’énergie sera aussi nécessaire.

Les initiatives actuelles, en France, sont peu nombreuses. On peut citer, par exemple, le projet de loi relatif au gaspillage et à l’économie circulaire. Or, outre le fait qu’une circularité parfaite de l’économie n’existe pas (il y aura toujours des déchets non retraités, et le process de recyclage est lui-même énergivore), son ambition est mise à mal par la croissance économique : même si on imaginait un retraitement complet des déchets, l’augmentation constante de la production/consommation entrainerait quand même la nécessité de continuer l’extraction de ressources.

Nous pensons donc que les réformes partielles, compatibles avec le système productiviste, sont totalement insuffisantes. Il faut remplacer les petits ajustements économiques par une profonde transformation sociale et écologique, ce qui exige un véritable changement de civilisation.

Pensez-vous la décroissance comme la solution aux problèmes éco (inégalités creusées par la mondialisation, contraste Nord/Sud) et socio actuels (crise sociale, réfugiés climatiques) ?

Il est intéressant de constater que la croissance est elle-même envisagée comme la solution aux problèmes socio-économiques : l’accumulation toujours plus grande de biens et de services devant permettre, par effet de « ruissellement », une sortie de la « pauvreté ».

Il y a, je pense, deux réponses à cela :

  • Tout d’abord que la décroissance doit être envisagée comme une « décroissance des inégalités » : dans la mesure où ce n’est plus la croissance économique qui permet une amélioration des conditions de vie (ce qu’elle faisait d’ailleurs très mal puisque les fruits de la croissance étaient très mal répartis du fait de sociétés de plus en plus inégalitaires), mais bien une meilleure répartition des biens et services existants dans une société de sobriété. La décroissance ne peut donc pas être envisagée sans une réflexion approfondie sur l’origine des inégalités et les moyens d’y faire face.  Il y a fort à parier, que les plus riches verront effectivement leur mode de vie beaucoup changer mais que les plus modestes y gagneront. Cela vaut aussi pour les inégalités économiques Nord/Sud.
  • Une deuxième réponse tient à la définition de la pauvreté. S’agit-il d’éradiquer la pauvreté (s’abstenir du superflu) ou la misère (manquer de l’essentiel) ? Ces deux termes ne doivent pas être confondus. La simplicité, la sobriété sont aujourd’hui dévalorisés car ils s’opposent négativement à la richesse, elle-même survalorisée dans une société de croissance.

Ainsi la décroissance doit impérativement prendre en compte les problèmes socio-économiques, car elle doit être une décroissance des inégalités. De même, s’il est moralement indispensable de lutter contre la misère, la sobriété volontaire devrait être perçue un mode de vie souhaitable et responsable.

La décroissance doit-elle se nourrir d’autres mouvements (altermondialistes, justice sociale) ?

Il y a très certainement tout à gagner à sortir de l’entre-soi et à s’associer à d’autres mouvements, ponctuellement, pour des combats communs. Il peut y avoir convergence des luttes : contre le capitalisme, contre l’accumulation d’objets inutiles et/ou nuisibles, contre le développement durable (envisagé au mieux comme une illusion, au pire comme un alibi pour le capitalisme vert), contre les grands projets inutiles. De même des convergences peuvent se faire jour dès lors que l’on réfléchit au projet politique que nous souhaitons construire : l’extension de la sphère de la gratuité (en référence à la notion de bien commun), la redéfinition de la notion de travail (contre le travail contraint capitaliste, réduction massive du temps de travail et redéfinition du travail comme activité libre créatrice) sont à l’évidence des projets que nous pouvons porter conjointement.

Cependant, nous ne pouvons accepter de céder sur ce qui fait la spécificité de notre engagement : la nécessité d’une décroissance de l’activité économique pour repasser sous les seuils de soutenabilité écologique et une opposition radicale au capitalisme, au productivisme et au consumérisme.

Croyez-vous que la mobilisation populaire (marches pour le climat) puisse amener à une réflexion sur les modes de production qui puisse favoriser l’avènement de la décroissance ?

Oui, du moins nous l’espérons. Une telle réflexion, qui peut amener à une prise de conscience, est d’autant plus souhaitable que nous ne faisons pas de la prise du pouvoir institutionnel la condition préalable de toute transformation sociale et politique. Une telle transformation ne peut avoir lieu que par un processus permanent et évolutif, par un effet de masse critique.

C’est la décroissance « sans attendre », par des expérimentations concrètes et par une participation aux mobilisations populaires pour gagner en visibilité.

Croyez-vous que la décroissance puisse un jour devenir réalité ? Si oui, comment ?

La décroissance deviendra nécessairement une réalité lorsque la société productiviste butera sur ses propres contradictions et expérimentera douloureusement les limites physiques de la nature. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé, car les dégradations environnementales se font chaque jour plus catastrophiques.

Nous pensons néanmoins que la décroissance doit être mise en place le plus rapidement possible, sans attendre de plus grandes catastrophes, et de façon démocratique. La décroissance ne doit pas être subie, elle doit être un choix porté par les citoyen(ne)s. Et si nous militons pour porter ce projet de décroissance, c’est bien que nous croyions en la possibilité de sa réalisation sereine et démocratique.

 

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Un commentaire

  1. Excellent plaidoyer, mais la décroissance et la sobriété heureuse n’apparaissent pas clairement, avanceraient-elles masquées ?
    Aujourd’hui la convergence des luttes appelle aussi ce type de »revendications » hors les débats réservés à une minorité de pratiquants (Colibri) ou ceux plus pervers encore de cette société du spectacle (et de la performance) vitrine d’une suffisance arrogante et faussement instruite.
    Ce ne sont que des scènes théâtralisées bon marché et grande audience (grand public et grands bourgeois réconciliés le temps de cette distraction audio-visuelle comme exutoire à des angoisses bien réelles pourtant).
    Je viens de découvrir ceci : https://oppt-liberte.blogspot.com/2013/03/oppt-le-site-oppt-france-le-site-en.html

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