Décolonisation et décroissance

Au moment où la présence aux élections européennes d’une liste pompeusement appelée « Paix et décroissance » semble inviter immédiatement des organisations « qui ne sont pas de gauche » (on sait ce que ce genre de rhétorique veut dire) à contacter la MCD pour lui proposer de rejoindre un « Front uni pour la Paix », il n’est pas inutile de faire une clarification idéologique : arrêter de faire passer l’affichage de « belles » valeurs pour de réelles façons de régler les « problèmes », en particulier la guerre. On n’arrête pas une guerre en brandissant des valeurs ; mais, en tant que décroissant, il s’agit de se ranger dans le camp de ceux qui s’attaquent aux causes de la guerre, et la colonisation en est certainement la principale. Et c’est pourquoi il faut se méfier de tout discours qui appelle à la fin des effets (la guerre) sans appeler à la fin des causes (la colonisation), de toutes les causes (de toutes les colonisations).

Il y a d’excellentes raisons pour défendre à tout prix un rapprochement politique entre « décroissance » et « décolonisation ».

  1. Parce que ces termes s’inscrivent dans une même perspective d’émancipation ; parce que la croissance comme la colonisation sont des « aliénations » dont il faut se délivrer. Parce que la colonisation est une emprise ; autrement dit, elle ne se résume pas à une domination et à une exploitation, elle se double d’un discours de supériorité et de naturalité à fin de légitimation. La croissance aussi est une emprise, dont le domaine ne se réduit pas à l’économie mais s’étend au social et au culturel.
  2. Parce que Serge Latouche a largement œuvré pour que la décroissance soit immédiatement associée à la « décolonisation de nos imaginaires ». Formule particulièrement heureuse quand il s’agit de rappeler qu’une des sources de la décroissance est bien l’antimondialisme, et que donc la question de sa portée dans les pays du Sud s’est d’emblée posée. Formule moins heureuse quand certains voient dans de « nouveaux » imaginaires comme des clés qui feraient sauter le verrou de la croissance, comme si une nouvelle représentation de la réalité pouvait être une cause de changement !
  3. Parce qu’il faut prendre au mot le titre d’un livre de Maria Mies : Women, The Last Colony (1988), Londres, ‎ Zed Books. Alors, si la décroissance doit être une décolonisation, cela va vouloir dire que si la décroissance est décoloniale (et pas simplement « post-colonial »), alors elle est aussi écoféministe.
  4. Enfin, que répondre à celui qui aurait l’idée de faire remarquer que le terme de « décolonisation » est mal choisi, à cause de son préfixe « -dé » parce qu’il est négatif ? Qu’il est un partisan de la colonisation et de ses « bienfaits », c’est-à-dire quelqu’un pour qui la « colonisation » serait un terme positif. Évidemment, pour tous ceux qui jugent négativement la colonisation, alors le terme positif, c’est bien celui qui débute par le préfixe « -dé », la « décolonisation ». Dans le même ordre d’idée, que penser de celui qui, au nom d’un « jugement nuancé », défendrait une décolonisation sélective, voire une part de colonisation dans la colonisation ? Chacun voit bien que c’est le même style de remarques qu’il convient d’adresser à tous les réticents du terme « décroissance », tous ces partisans d’une « décroissance sélective » ou d’une « autre croissance » : ce sont, en réalité, des partisans de la croissance. Bas les masques !

C’est pour toutes ces raisons qu’il doit y avoir une prise de position décroissante contre la colonisation, en particulier à propos de situations géopolitiques actuelles : la guerre d’agression que la Russie poursuit depuis des années contre l’Ukraine, la politique israélienne d’occupation que des gouvernements successifs mènent contre les territoires palestiniens, le retour de bâton colonialiste que l’actuel gouvernement français semble aujourd’hui avoir pris pour axe en Nouvelle-Calédonie, la constante expansionniste de la Chine au Tibet, au Xinjiang, à Hong-Kong, en Mer de Chine méridionale et les menaces sur Taïwan ?

Même si ces situations ont des conditions historiques différentes qui justifie de les différencier, leur rapprochement permet néanmoins d’appuyer une prise de position sur une question de principe.

Ce principe, c’est le refus inconditionnel du colonialisme et de toute colonisation.

Pourquoi, intrinsèquement, et pourquoi en particulier pour la décroissance ? Parce que tout colonialisme repose sur un double contresens : sur l’altérité et sur le lieu.

  • La colonisation est l’occupation d’un lieu ; ce qu’il faut clairement distinguer de l’habitation d’un lieu. L’habitation peut justifier une souveraineté, pas la puissance. Mais alors, chacun peut voir que la question du colonialisme devient : « qu’est-ce qu’habiter ? » Je ne vais pas y répondre ici, seulement indiquer un écueil et une piste.
    • L’écueil, ce sont évidemment les déclinations nationalistes (théologico-politiques) ou ethniques de la souveraineté : quand le « ici, c’est chez moi » signifie un « dehors ! » au lieu d’être l’indication d’une invitation et d’une hospitalité.
    • La piste, ce sont les réflexions et les pratiques autour des notions de « biorégion » – définie dans l’interdépendance de considérations naturelles et d’héritages culturels – et de « réhabitation ».
  • Le colonialisme promeut une fausse altérité, celle dans laquelle l’autre n’a plus que deux options inadmissibles : celle où il s’assimile dans le « même », celle où l’autre est un alien.
    • La « bonne » altérité est celle où l’autre est considéré et traité comme un alter ego, comme un « autre moi-même », en se rappelant que cet « autre moi-même » c’est l’une des définitions de l’ami chez Aristote.
    • C’est seulement dans la « bonne » altérité que la discussion – comme partage d’argumentations valables dans le but de faire changer d’avis l’autre – est possible ; à condition de renvoyer dos à dos les deux variantes du dialogue de sourds dans lequel chacun des participants reste enfermé dans son monologue argumentatif, sans jamais envisager de changer d’avis : soit parce qu’il ne discute que pour imposer son opinion, soit parce qu’il ne discute que pour exposer sa singularité, quasi indifférent aux arguments de l’autre à qui il accorde certes un égal droit formel d’expression mais sans effet (de résonance).

Faisons remarquer que les colonisateurs et leurs partisans ne sont jamais avares de discours et qu’ils n’éprouvent aucune honte à s’emparer de n’importe quelle valeur. Les situations géopolitiques évoquées l’illustrent tragiquement :

  • C’est au nom de la « paix » que les pacifistes prorusses justifient le soi-disant droit du plus grand pays du monde à poursuivre quasiment depuis sa re-création une politique expansionniste de puissance et de colonisation : en Crimée, dans le Donbass, en Géorgie, en Moldavie, en russafrique…
  • C’est au nom de la « sécurité » que les gouvernements successifs d’Israël creusent depuis des décennies le trou moral dans lequel son armée, sa minorité ultra-orthodoxe et la majorité du peuple israélien s’enfoncent, de plus en plus sourds aux condamnations justifiées par un droit international à qui ils doivent pourtant leur présence sur ces terres à l’ouest du Jourdain.
  • C’est au nom de la « démocratie » que le gouvernement Attal justifie un revival néo-colonialiste en Nouvelle-Calédonie. Manière de confirmer ce que l’épisode des gilets jaunes avaient déjà prouvé : que leur insensibilité leur tient lieu de raison, et que cette infirmité politique leur interdit de se rappeler ce que le philosophe Paul Ricœur – celui dont Macron  a été un temps le secrétaire – ne  cessait de rappeler, à savoir que la démocratie n’est pas tant le vote majoritaire que le respect institué des minorités.
  • C’est au nom de l’« autonomie » que l’État chinois organise sa colonisation de peuplement au Tibet et au Xinjiang. Mais chaque hongkongais sait ce que devient l’autonomie sous le contrôle de Pékin.

Qu’est-ce que cela devrait apprendre aux partisans de la décroissance ? Que tout discours seulement fondé sur des « valeurs » peut toujours être retourné, qu’il est plus souvent affaire de posture et d’affichage que de réflexion critique et d’émancipation.

Que n’importe quelle valeur peut être manipulée pour emballer n’importe quelle politique, dans un déni manifeste de réalité et de bon sens, par une rhétorique de « faits alternatifs » :

  • Comme le révisionnisme historique ne suffit pas, les pacifistes prorusses ont inventé une agression otanienne pour justifier un droit de riposte à la Russie. Bien évidemment, 2 ½ de réticences pour permettre au pays agressé de se défendre ne viennent absolument pas ébranler des analyses biaisées. Un anti-impérialisme primaire devient ainsi la caution idiote d’un autre impérialisme.
  • Les soutiens « inconditionnels » d’Israël continuent de déployer leur rhétorique en faveur d’une armée « démocratique » et de frappes « ciblées », dans l’escamotage parfait de la politique israélienne d’occupation en Cisjordanie et de judéisation du Néguev et de la Galilée.
  • Dans la négation des accords de 1988 et de 1998, le gouvernement français réhabilite les vieux réflexes coloniaux (se rappeler que Jules Ferry qui fut ministre de l’Instruction Publique avait réprimé la Commune de Paris et farouchement défendu la colonisation française) dans un pathétique « en même temps » de droite et d’extrême-droite : avec la répression comme seule réponse à la résistance de ceux qui résistent à la violence première, c’est-à-dire coloniale.
  • Quant à la Chine, il ne faut jamais oublier qu’elle défend depuis des décennies – et sans aucune ironie – sa propre conception chinoise des droits de l’homme.

Tous ces dénis partagent un point commun : le déni du droit international – ce droit moral dénué de puissance : mais comment ne pas se demander si ce droit ne perdrait pas en moralité ce qu’il pourrait gagner en puissance ?

Il ne s’agit pas pour autant de jeter toutes les valeurs à la poubelle – car telle est en réalité comme l’intention rusée de cette équivalence généralisée selon laquelle toutes les opinions se vaudraient – mais il convient de faire remarquer à la critique décroissante que son discours par les valeurs, par les imaginaires (ah les récits, les fresques…) pourrait être précédé d’une autocritique roborative dirigée contre la véritable cause dont la croissance n’est qu’un symptôme. Et que ce n’est pas en changeant la couleur du thermomètre que l’on fait baisser la fièvre.

Bref, que la décroissance, avant de s’afficher dans le drapeau de la Paix commence par assumer des trajectoires de décolonisation !


Pour des analyses en faveur d’un soutien à l’Ukraine résistante, aux éditions Syllepse : https://www.syllepse.net/soutien-a-l-ukraine-rEsistante-_r_72_i_1086.html

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