De retour de Zagreb

Pourquoi écrire un article intitulé « De retour de Zagreb » ? Non pas que j’aie passé là-bas d’agréables vacances 1 mais s’y tenait cette année un évènement important pour le monde de la décroissance : la 9ème conférence internationale de la décroissance.

C’était la première fois que la MCD y était représentée et de manière générale, la France en tant que telle est assez peu présente au sein des réseaux internationaux et européens décroissants 2.

Si la barrière de la langue peut expliquer en partie l’absence de communication « formelle » entre la France et le réseau international de la décroissance, la différence la plus marquante réside dans le degré de politisation de ces deux mouvements. Alors que le mouvement européen est essentiellement académique, le mouvement français, lui est politique.

En Europe, la conférence internationale de la décroissance est principalement une rencontre de chercheurs travaillant à l’université et présentant des papiers, des recherches, des résultats d’enquête… Son équipe organisatrice et son comité scientifique sont essentiellement composés d’universitaires et de chercheurs. Le groupe Research and Degrowth revendique être « une association académique dédiée à la recherche, à la formation, à la prise de conscience et à l’organisation d’évènements autour de la décroissance ».

En France, le paysage actuel de la décroissance est le résultat d’une progressive politisation. Que l’on regarde le projet éditorial du journal de la Décroissance, le Parti pour la Décroissance et la Mouvement pour les Objecteurs de Croissance (puis décroissance-élections et maintenant Génération Ecologie… ?), Can Decreix, la Maison commune de la décroissance : les acteurs portant la décroissance en France sont principalement des militants, des militants-chercheurs (c’est nous!) ou des activistes politiques 3 Même l’Institut Momentum ne réunit pas seulement des chercheurs, mais aussi des journalistes, des ingénieurs et des acteurs associatifs. De plus, l’apport fondamental de Serge Latouche, bien qu’universitaire et économiste, a été de politiser le combat contre la croissance : en la caractérisant non pas seulement comme un phénomène économique mais aussi comme une colonisation de nos imaginaires : ce qui signifie que la décroissance économique n’est pas suffisante, elle doit aussi devenir une décolonisation de nos imaginaires.

Aujourd’hui à la MCD, nous défendons qu’il ne peut pas y avoir de réflexion décroissante sans réflexion politique ; la décroissance, c’est l’opposition politique au monde de la croissance.

Ainsi, la décroissance ne peut se contenter de dénoncer la croissance économique ; elle doit aussi s’opposer au monde de la croissance, à la société de croissance (Latouche), au régime de croissance (Onofrio Romano). Le régime de croissance, c’est avant tout une emprise sur nos modes de vie (standardisation, uniformisation, occidentalisation, consumérisme…) via l’emprise de trois valeurs fondamentales : le plus, le vite et le nouveau ; et d’une forme : l’horizontalisme, qui consiste à défendre que toutes les opinions se valent, en nivelant les positions et les arguments selon un principe d’équivalence (c’est la défense du relativisme).

Cette colonisation de nos imaginaires et de nos modes d’action par la croissance, nous les retrouvons jusque dans nos milieux décroissants ; et j’en donnerai un seul exemple issu de la conférence de Zagreb. Lors du séjour, il a été spontanément proposé d’écrire une chanson sur la décroissance (une sorte d’hymne) grâce à l’accompagnement du chanteur qui a clôturé l’évènement. En voici le texte.

DEGROWTH SONG
WHAT DOES DEGROWTH MEAN…
IS IT…
WHAT DOES DEGROWTH MEAN
IS IT…
OR IS IT…
OR IS IT…
What does degrowth mean
It is a missile word against economic growth
boom boom boom boom boom
What does degrowth mean
is it a deprivation of all we want to hold
ho ho ho ho hold
or it’s the end of the careless living
or is it learning the art of giving
’cause we all know less is moooreeee
[…]
There aare lot of worlds
which are worlds of sharing
where rich’s not the one who owns
rather the one who gives / cares more (x2)

more and more and more
giving

Le résultat, c’est que, compte-tenu de la structure « évidente » d’une chanson, la dernière strophe fredonnée « ad vitam » était « more, and, more and more » (ce qui signifie « plus, et plus, et plus) : c’est ce qui restait en tête pendant des jours ! Nous étions plusieurs à nous désoler d’une telle fin (nous, nous défendons « le moins ! »), mais à titre personnel je n’en suis pas surprise : il n’est pas rare qu’à la fin d’une conférence sur la décroissance, on nous pose cette question : « si on est d’accord avec vous pour décroître, est-ce ce qu’il n’y a pas des choses qui doivent tout de même croître : les liens, l’amour, le bonheur, l’amitié ? » comme si ces notions pouvaient relever de la sphère de la quantification… Mais que peut bien vouloir dire « aimer moins » (en réalité c’est la nature de la relation qui change et évolue), « avoir plus d’ami-es » (qui peut aujourd’hui dire combien il ou elle a d’ami-es ? quand vous faites une rencontre, vous dites-vous : « chouette, une de plus ! »), « être plus heureux » (alors que ce qui caractérise le bonheur c’est précisément sa durée, sa stabilité dans le temps). Toutes ces relations sont de nature qualitatives, et pas quantitatives.

Plus que jamais, pour sortir des imaginaires de la croissance, il est nécessaire que le mouvement décroissant se politise : pour cela il faut donc accepter de théoriser et de conceptualiser la pratique de la décroissance et travailler à une définition partagée et à un commun décroissant.

L’une des grandes avancées de cette conférence internationale a été la journée qui a précédé l’ouverture de la conférence : en rassemblant le maximum de groupes locaux et d’associations européennes, mais aussi internationales, l’équipe de l’Organizing Degrowth Network a réussi à créer l’IDN (l’International Degrowth Network) pour structurer le mouvement et le mettre en réseau. Nous en sommes devenu un membre actif et nous espérons grandement qu’avec le temps, ce réseau pourra justement échapper aux pièges de l’horizontalisme, pour être le lieu de politisation du mouvement international.

Qui militera verra !

Le vendredi 11 novembre, j’ai assisté en « webinaire » au colloque « Less is more, : Imagining a good life beyond growth » (Istituto Svizzero, Rome). Des conférences très inégales que j’ai écouté avec une question principale : de quelle décroissance est-il traité ? Il faut dire que le titre cumulait déjà 2 malentendus : a) un oxymore : Less is more ; b) un évitement : car avant d’aller beyond growth, il faudrait songer à décroître. Le diagnostic fait par Fleur s’est malheureusement confirmé : une approche plus « académique » que politique. Non qu’aucune considération sur la dimension politique de la décroissance n’ait été abordée et il serait injuste de dire que les interventions ne parlaient jamais de politique car il y a été régulièrement question d’études décoloniales, d’intersectionnalité, d’anticapitalisme, de justice sociale et environnementale… Des discours qui parlaient de politique mais sans en faire : des énoncés non-performatifs (un énoncé est « performatif » quand « dire, c’est faire » ; a contrario, un énoncé est non-performatif, quand on dit mais qu’on ne fait pas). Mais, en réalité, que fait-on quand on tient des discours sur la politique sans en faire ? On renforce ce qu’Onofrio Romano a qualifié de « new neutralitarian regime » : c’est-à-dire une manière de neutraliser la politique qui sans être une pure dépolitisation en est un rabougrissement, une politisation tronquée. Pourquoi un tel rapport à l’impolitisation ? Il me semble que cela confirme mon hypothèse idéologique selon laquelle l’évitement de la décroissance comme politique est lié à l’évitement de la décroissance comme trajet, comme intermédiaire, comme transition. Comment alors sortir de cette bulle académique dont le rapport à la décroissance est très endogame ? En donnant en priorité la parole au militant-chercheur : tout simplement peut-être, en lui donnant au moins le monopole de la modération. ML

Les notes et références
  1. et pourtant, il y aurait beaucoup à dire sur l’influence du tourisme de masse sur la Croatie et la standardisation des modes de vie, des paysages, des infrastructuress…. que cela implique[]
  2. des français sont présents, notamment Vincent Liegey, ancien animateur du Parti Pour La Décroissance et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, et François Schneider, fondateur de Research and Degrowth, et de Can Decreix à Cerbère, ainsi que des activistes de l’ODN, l’Organizing Degrowth Network. Pour autant, ils et elles sont plus impliqué-es au niveau européen que français[]
  3. les choses ont commencé à bouger au sein de l’université suite à la thèse en économie, puis au livre de Timothée Parrique « Ralentir ou périr. Economie de la décroissance », puis avec la création de l’Observatoire de la Post-Croissance et de la Décroissance et le lancement de la revue académique en ligne Mondes en décroissance.[]
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