Décroissance, dans la collection « Fake or not », par Vincent Liegey

Au moment où la décroissance connaît un regain de notoriété grâce à la proclamation franche en sa faveur de la part d’une candidate à la primaire d’EELV, Delphine Batho, vient de paraître un livre entièrement consacré à proposer un plaidoyer en faveur de la décroissance. C’est toujours une bonne chose.

Le livre paraît dans une nouvelle collection aux éditions Tana avec un double parti pris :

  1. La collection s’intitule « Fake or nøt » et entend préparer les débats nécessaires à « l’actualité environnementale » en déblayant – sur un sujet donné – le terrain de toutes les « fakes » : « Une fois qu’on sera débarrassés de toutes les fakes, on pourra commencer à débattre sérieusement à propos de notre avenir commun ». C’est ambitieux ; mais c’est de cette ambition dont nous avons besoin.
  2. Pour faciliter sa lecture, le livre est truffé d’infographies : c’est coloré, c’est attirant, c’est « fun » (sic), c’est surtout plein d’informations précises présentées avec une grande exigence de pédagogie. Pour les anciens, cela peut même rappeler la rubrique à brac.

Le livre est écrit par Vincent Liegey, en collaboration avec Isabelle Brokman. Vincent s’investit depuis longtemps du côté de la décroissance. On peut le ranger dans la lignée inaugurée magistralement en 2005 par François Schneider : celle des « colporteurs » de la décroissance. Vincent possède un véritable talent pour transmettre, vulgariser, simplifier un thème – la décroissance – qui, il faut le reconnaître, est formidablement complexe.

Complexe la décroissance parce qu’elle ose s’attaquer frontalement et radicalement à ce qui constitue aujourd’hui le grand récit hyper-dominant et sous-jacent à (presque) toutes les offres politiques présentées aujourd’hui sur le marché électoral : la croissance. En apparence, il ne s’agirait que d’un concept économique. En réalité, ce concept a conquis ce qu’on appelle une « hégémonie culturelle » et il désigne aussi un monde et son idéologie.

Et c’est pour cette raison que la décroissance est victime de « fakes » ; car n’est-il pas plus facile de dénigrer la critique que d’accepter la controverse ? Voilà pourquoi la décroissance en vient à devoir objecter aux objections dirigées contre elle : c’est un travail de déconstruction.

Le péril d’une telle défense, c’est peut-être de devoir remiser à la portion congrue la partie constructive de la décroissance. C’est là la première réticence que nous devons adresser à ce livre dont la portée propédeutique et informatrice est néanmoins incontestable.

D’autant que si le public visé est celui de ceux qui se questionnent sur les urgences environnementales et qui ont déjà pris conscience que la croissance est plus un problème qu’une solution, alors ils trouveront dans ce livre de quoi largement illustrer et confirmer leur opinion, de quoi largement fournir des arguments et des données chiffrées pour précisément transformer une simple opinion en idée engagée.

Quant à une deuxième réticence, elle concerne plutôt non pas le public large des critiques de la croissance que ceux qui sont déjà investis dans la défense politique de la décroissance. Elle tient au fait qu’historiquement le mouvement de pensée de la décroissance qui apparaît dans les années 70-80 du siècle dernier est à la fois contemporain d’une critique radicale du capitalisme (plus par les modes de vie que par les modes de production) et d’une remise en cause de la critique traditionnelle du capitalisme, à savoir du marxisme 1. L’une de ces remises en cause du marxisme s’est cristallisée sur le rejet du Grand Récit d’un « sens de l’Histoire » : refus en particulier de tout idéologie descendante, portée par une classe conscientisée dans et par la « ligne » d’un Parti incritiquable.

Quiconque a déjà fréquenté des « milieux décroissants » sait comment une certaine ambiance anti-intellectuelle peut y sévir. La conséquence – paradoxale sinon contradictoire – c’est que beaucoup de décroissants pourtant hypercritiques de tout individualisme en viennent à ne concevoir la décroissance que dans une horizontalité intransigeante, que de leur point de vue individuel, en se bricolant plus un bric à brac décroissant d’indignations juxtaposées à des solutions naïves, au lieu de se lancer dans l’aventure intellectuelle d’une doctrine radicale par sa cohérence.

Dit autrement, les fakes à propos de la décroissance ne proviennent pas que des thuriféraires de la croissance mais beaucoup naissent au sein même de notre « mouvement de pensée », en en faisant du même coup plus une « mouvance », une « nébuleuse ». Et c’est ainsi que quelquefois les entreprises de sape les plus efficaces contre la décroissance viennent de ceux qui y sont pourtant plutôt favorables.

Autrement dit, le mouvement de la décroissance n’a pas fini son travail théorique. Et nous avons même pu relever dans le livre de Vincent quelques unes de ces pistes qu’il reste à approfondir, à explorer pour les consolider. Elles se trouvent plutôt à la fin du livre, quand il s’agit d’aller au-delà des limites de la croissance :

  • Y a-t-il vraiment un sens à demander de « choisir » entre une « récession subie » et une « décroissance choisie » (page 60) ? Qui « choisirait » de « subir » ? En posant ainsi une fausse question, le risque n’est-il pas de fausser la réponse ? Cela peut sembler anodin mais à ne pas assumer que la décroissance sera économiquement une récession durable, ne court-on pas le risque de croire qu’il suffirait de casser le thermomètre pour faire baisser la fièvre ? La décroissance ne peut-elle vraiment pas assumer d’être une récession durable surtout si elle ajoute que la décroissance consiste exactement à sortir de l’emprise que l’économie aujourd’hui fait subir à toutes les sociétés ? Pour les partisans de cette domination économystique, une récession durable sera vécue comme une dépression ; pour ces critiques, elle sera vécue comme une émancipation, une libération de la « pression » que l’économie exerce sur tous les pans de la vie sociale.
  • Est-il judicieux de présenter la décroissance comme un « projet de société » (page 68) alors que si la croissance est un concept qui a réussi à devenir un « monde et son idéologie » c’est précisément en faisant de la consommation une véritable addiction (publicité, crédit, obsolescence). Mais comment sortir d’une addiction sinon par un « sevrage »? La décroissance sera une sorte de sevrage 2. Mais de la même façon que personne ne songerait à faire d’un sevrage un « projet de vie », pourquoi faire de la décroissance un « projet de société » ? Ce qui ne veut pas dire que la décroissance n’est pas portée par un projet de société ; mais elle n’est pas un projet de société.
  • Vincent consacre 2 pages à une critique du travail (pages 74-75) et du travaillisme portés par les défenseurs de la croissance. Dommage qu’il n’ait pas osé retourner la formule – « travailler moins pour travailler tous » – pour en faire une critique vraiment radicale du travail : si le travail est une « torture », alors ce qu’il faut prôner, c’est « travailler tous pour travailler moins ».
  • Surtout pourquoi attendre l’antépénultième page pour évoquer le « champ politique » (page 107), sans même que le capitalisme comme manifestation historique du monde de la croissance soit évoqué ? D’autant que les 2 chapitres précédents ont semblé réduire la décroissance à une affaire individuelle : « Et moi dans tout ça ? » ; suivi de « la décroissance, mode d’emploi ». Il ne s’agit pas de refuser « les bons gestes » (page 105) mais aurait-il fallu ajouter que même « mis bout à bout » ils ne feront pas une politique de transition?

Il y a quelques années, avec quelques amis nous avions contacté la fameuse collection « pour les nuls » pour leur proposer un ouvrage sur la décroissance. Les éditeurs n’avaient pas eu le courage ou vu l’intérêt de le publier. C’est dommage. Cette collection et ce livre de Vincent dans cette collection viennent ainsi combler un vide. Et il faut donc recommander à tous nos « camarades » décroissants de l’offrir à leurs amis pas encore convaincus.

Il constitue aujourd’hui un très bon point d’entrée dans la décroissance ; en vue d’un redémarrage pour une littérature décroissante qui sortira enfin des seuls slogans et des critiques trop générales.

Car la décroissance ce n’est pas seulement des rejets portés par des indignations ni la vision d’une société où les valeurs de sobriété, de convivialité, de partage auront récupéré une hégémonie « morale ». C’est d’abord et avant tout ce moment historique qui nous fera passer d’une société de croissance à une société libérée de cette croissance (comme concept, comme monde et comme idéologie). Face aux tenants du « progrès » et des « bonds en avant », face aux délires et aux fictions du « métavers » 3, les décroissants ne peuvent pas se contenter d’opposer un récit alternatif qui serait celui du buen vivir, mais ils doivent assumer d’apparaître comme les derniers défenseurs du principe de réalité, autrement dit assumer que la transition décroissante ne sera pas une partie de plaisir mais qu’elle devra se décliner au travers de tout une série de mesures qui recevront deux interprétations :

  • Du point de vue du monde que l’on quittera, ce seront des marches arrière. Vincent a raison de rappeler dès la page 9 la fameuse image de Serge Latouche : « il ne suffit pas de ralentir la locomotive, de freiner ou même de stopper, il faut descendre et prendre un autre train dans une direction opposée ». C’est en ce sens que la décroissance est bien l’opposée de la croissance : ce sera un tout autre « monde et son idéologie ». Et en plus on ira à pied.
  • Mais du point de vue du monde où l’on ira – et ce seront en fait « des mondes » – ce sera un retour à l’équilibre : avec nous-mêmes, avec les autres, avec surtout les écosystèmes naturels auxquels nous appartenons et dont nous (inter-)dépendons.
Les notes et références
  1. Car il ne suffit pas de critiquer le capitalisme pour critiquer le productivisme ; et quand on critique l’économie, il ne faut pas s’arrêter à la production mais s’occuper aussi en amont de l’extraction et en aval de la répartition, de la consommation, de l’excrétion.[]
  2. Ajoutons aussitôt : tout sevrage n’est pas décroissance ; et : la décroissance n’est pas que sevrage.[]
  3. Le « métavers » constituerait la victoire définitive de la virtualité sur la réalité. Aujourd’hui le capitalisme se donne déjà les moyens de l’imposer ; c’est pourquoi il n’est plus capitalisme de production ou de consommation mais capitalisme financier, capitalisme fictif, pour lequel le « temps de cerveau disponible » est devenu le nouveau gisement de ressources gratuites.[]
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