Libriste et décroissante. Le libre est-il décroissant ?

Le mot de la MCD. L’injonction à l’innovation technologique est l’un des ingrédients du « monde de la croissance » avec, selon Harmut Rosa, celles à la croissance économique et à l’accélération sociale. Faut-il alors, dans une posture de radicalité intransigeante, rejeter d’un bloc toute technique en tant que telle ? Non. La MCD adopte une position explicitement technocritique et non pas technophobe. D’autant que dans le « monde de la croissance », il n’y a pas que les 3 notes du toujours plus, toujours plus neuf et toujours plus vite, il y a aussi des « modes de vie » et des « attachements » : ce qui implique que sur de nombreux aspects, le monde d’après ressemblera, au moins de loin, au monde d’avant. Dans la décroissance comme transition, il y a donc toute la place pour des techniques « autrement », low-tech, « conviviales »… A condition, bien évidemment, de ne pas se leurrer sur la puissance de récupération du « monde de la croissance », il s’agit bien d’explorer le potentiel émancipateur de la décroissance comme « sobriété », en particulier dans l’univers « libriste ».

C’est grâce à la fin de Windows XP, que je me suis lancée à la découverte du monde du libre en 2014. Abandonner la logique de domination de Microsoft ou l’univers fermé d’Apple me convenait politiquement.

À ce moment là, j’étais déjà décroissante, sortie du surconsumérisme et du culte du neuf. Il était donc hors de question pour moi de devoir changer de PC pour pouvoir répondre aux exigences techniques et commerciales de Microsoft.

J’allais désormais utiliser des outils élaborés en toute transparence par des communautés de développeu-r/se-s : des logiciels et systèmes d’exploitation au code source accessible et obligatoirement assorti de la licence GPL 1, caractérisée par quatre libertés : utiliser, étudier, modifier et redistribuer gratuitement ou non. Tous ces outils, mis à disposition des particuliers sans obligation de payer m’ont ouvert des horizons de découvertes sans fin. Ceci m’a permis de m’émanciper des modèles rigides, onéreux et verrouillés imposés par Microsoft et Apple.

Les ressources logicielles libres ne sont, elles, pas alourdies par des programmes parasites de surveillance et de restriction d’accès mais centrées sur l’essentiel : leur fonctionnement.

Je pouvais donc faire tourner un système GNU/Linux stable, sans bug et sans virus, avec tous ses logiciels légers et efficaces sur mon PC vieillissant au lieu d’ajouter une machine à la masse déjà considérable de nos déchets informatiques.

En 2016, j’ai rejoint Antanak, association libriste qui récupère, revalorise, donne des ordinateurs après y avoir installé un système d’exploitation libre. En participant à toutes ces activités, j’ai pu m’approprier des savoirs sur le libre et l’informatique puis les transmettre à mon tour.

C’est en configurant le navigateur Mozilla Firefox, autre logiciel libre, sur les ordinateurs à l’association Antanak, que j’ai commencé à approfondir mes connaissances sur la surveillance et la collecte de données dont nous faisons l’objet à chaque connexion à Internet. La communauté Mozilla fournit des logiciels pour lutter contre ces intrusions mais aussi une documentation abondante sur Internet et le pistage.

J’ai beaucoup appris grâce au partage de ressources et de connaissances et aux dispositifs d’entraide mis en place par les communautés de développeu-r/se-s et d’usager-ère-s expérimenté/e/s du libre. Combien de fois suis-je allée consulter des forums et autres tutoriels ou articles en ligne ? J’ai pu rencontrer des associations libristes à des install parties 2 ou à des événements variés, j’y ai même participé avec Antanak.

Ces valeurs et pratiques essentielles dans le monde du libre me sont familières. Il y a environ 15 ans, j’ai contribué à l’écriture d’un texte en ligne avec des militant/e/s écologistes, grâce à un wiki, un logiciel libre très simple et pratique à utiliser, permettant le travail collectif à distance.

Le partage de la connaissance et les échanges sont centraux dans le monde écolo-libertaire et décroissant où des personnes et collectifs, soucieu-x/ses- de préserver notre planète, échangent savoirs et réflexions dans des domaines très variés.

Ce sont des pratiques essentielles et précieuses pour le mouvement de la décroissance, qui ne se contente pas de réfléchir à comment décroître mais place la coopération, les liens et la convivialité au centre de son projet politique.

Parallèlement à mes passionnantes lectures sur le pistage numérique, je consultais régulièrement la presse informatique. C’est un dossier consacré aux dangers des GAFAM 3 qui m’a donné envie de me documenter davantage. Ces entreprises, dont la puissance est comparable à celle de pays, possèdent la majorité de nos données et de nombreuses infrastructures et services numériques qui leur permettent de se rendre incontournables, voire autonomes. Elles se trouvent donc en position de force pour orienter les législations des États. Ces multinationales promeuvent un modèle de société autoritaire où la vie privée est abolie, la surveillance généralisée et les humains exploités.

Google/Alphabet investit massivement dans les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information, sciences cognitives). Ses dirigeants entendent mener un projet transhumaniste en vue de refaçonner le monde et l’humain.

Ce sont ces mêmes multinationales qui ont pillé les logiciels libres pour en tirer de gros bénéfices. Le monde du libre se situe à l’intérieur d’un Internet majoritairement exploité et géré par les entreprises et institutions d’un système capitaliste de plus en plus agressif.

L’arrivée de la 5G dédiée aux objets connectés et aux véhicules autonomes représente un vrai butin de données pour ces multinationales. Cela pourra-t-il durer sachant que si les consommateur/trice/s se soucient peu d’éthique ou de logiciel libre, ils et elles sont tout de même sensibles à la sauvegarde de leur vie privée et aux scandales répétés sur l’accaparement ou le vol de données sensibles? Les entreprises européennes, elles, commencent à se préoccuper de souveraineté numérique.

Tout cela se joue sur fond de crise écologique, dans une dynamique de croissance et d’extractivisme, comme si les ressources planétaires étaient illimitées et le réchauffement climatique inexistant.

Cela ne pourra pas durer. Il faudra décroître et il y a des solutions pour cela. Les logiciels libres en font partie.

Pourtant, le monde du libre n’est pas en soi décroissant car il est associé au numérique et à son développement, comme la fondation Linux à la 5G. Il est aussi majoritairement présent dans la gestion des serveurs.

Il contient malgré tout de précieux ingrédients pour faire décroître le numérique. Si on considère que la décroissance est la trajectoire qui va de notre monde en surproduction à une société écologiquement soutenable, le libre peut s’inscrire dans ce processus.

Par leur conception, les logiciels libres légers et efficaces permettent de réaliser des économies d’énergie conséquentes et de garder un parc informatique durable.

L’organisation du monde du libre en collectifs fondés sur la coopération, le partage des ressources et des savoirs associés répond totalement à celle souhaitée par les militants de la décroissance.

Le contrôle des technologies passe par l’appropriation individuelle et collective de connaissances techniques afin de décider ensemble de leur devenir et d’agir.

L’association Framasoft a montré qu’il était possible de dégoogleliser Internet en mettant des logiciels libres à disposition comme alternative aux services et applications des GAFAM et de proposer un ensemble de services en ligne décentralisés, hébergés par le collectif de petites structures CHATONS (Collectif d’Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires).

Ces expériences montrent que les outils d’un internet libre, décentralisé, non surveillé et bien moins énergivore que l’actuel existent déjà.

Tout est une question de choix politiques collectifs, de ce dont nous avons réellement besoin.

Serons-nous un jour dans les conditions politiques de pouvoir échanger, débattre et décider ensemble sereinement?

Les notes et références
  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Licence_publique_g%C3%A9n%C3%A9rale_GNU[]
  2. Install party : événement pendant lequel on peut amener son ordinateur pour le faire libérer en installant un système d’exploitation GNU Linux.[]
  3. Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft[]
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