Face à la croissance des sphères du soupçon, la décroissance n’est pas désarmée…

Dans la microsphère décroissante mais aussi plus largement dans les « milieux alternatifs », nous pouvons assister aujourd’hui à un nouvel épisode des effets que produit une critique politique quand elle est insuffisamment fondée idéologiquement – c’est-à-dire quand elle ne s’appuie pas assez sur des réflexions conceptuelles et historiques. Les « hidées » tiennent alors lieu de concepts, l’historicisme bascule dans le révisionnisme.

Pas besoin d’employer des termes fourre-tout comme « complotisme » ou « populisme » pour constater que dans les fameux réseaux sociaux mais aussi dans nos conversations[1], c’est le règne du « tout est relatif », de ce relativisme généralisé tant caractéristique de la « forme » horizontale du « régime de croissance ».

Dans une telle forme, sur le modèle de l’argent comme équivalent généralisé de tous les échanges, par la neutralisation de toutes les valeurs, il n’y a plus de possibilité de faire le tri entre ce qui doit être rejeté et ce qui doit être discuté, plus de place pour le doute, il n’y a plus que des certitudes et des soupçons.

C’est de ce point de vue qu’il est intéressant de constater que ce défoulement post-vérité qui avait trouvé une première jeunesse lors de la pandémie du Covid semble depuis se chercher de nouveaux « débouchés »[2].

Le dernier en date semble un regain de climato-dénialisme[3], une convergence « formelle » entre ex-antivax et climatoscepticisme. C’est là que nous prenons rendez-vous pour voir si nous finirons par y retrouver ces quelques nodules décroissants qui entretemps, à l’occasion de la dernière guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine, ont chevauché le dernier avatar du relativisme soupçonneux, à savoir le pacifisme hémiplégique. En tout cas, du côté des antivax, les réseaux sont déjà à l’œuvre pour « réinformer » sur la guerre en Ukraine et proposer des récits alternatifs[4].

En effet, serait-il vraiment étonnant de finir par découvrir des décroissants devenus climato-relativistes parmi ceux qui – à l’occasion d’une guerre – en viennent à trahir toutes les valeurs humanistes qui devraient fonder le plus solidement possible la cohérence entre nos rejets de la croissance (et de son « régime »), nos projets d’un monde post-croissance et les trajectoires de la décroissance ?

Trahison en effet quand le « pacifisme » sert de masque au néocolonialisme, pour entériner la pire façon de récompenser une guerre d’agression :

  • Sans jamais manifester la moindre indignation devant les crimes de guerre et contre l’humanité qui jalonnent asymétriquement le conflit…
  • Sans sourciller sur les déportations d’enfants ukrainiens[5], dans la lignée des déportations staliniennes des tatars de Crimée (1944)…
  • Sans se demander ce que sera une « opération générale » quand « l’opération spéciale », c’est déjà la guerre…
  • Sans manifester le moindre recul devant les quelques « plans de paix » présentés par les affidés de la Russie qui ont tous en commun de valider une realgeopolitik post-orwellienne[6]
  • Sans émettre la moindre réserve de se retrouver dans la coalition de facto des pires régimes anti-démocratiques de la planète, au point de réussir à faire passer les Modi[7] et autres Erdogan pour des modérés et des médiateurs indispensables…

On peut arrêter là ce début d’inventaire de toutes les bonnes raisons pour ne pas se retrouver dans le camp des « pacifistes prorusses »[8], mais plutôt dans le camp à l’intérieur duquel chacun peut encore exprimer son opposition, sans se retrouver réprimé par des lois explicitement liberticides.

Et si certains se demandent de quel camp il peut s’agir, il faut fortement recommander d’aller faire un tour du côté des « brigades éditoriales de solidarité »[9].

Alors pourtant que du point de vue décroissant, il est possible de défendre un pacifisme sans confusion et avec recul.

*

Sans confusion, en particulier celle entre guerre réelle et guerres symboliques. Il faut commencer par affirmer que « non, tout conflit n’est pas guerre ». Déjà qu’il est difficile anthropologiquement de définir la guerre[10], il faut s’interdire d’étendre la notion de « guerre » à un point tel que toute opposition devient guerre. Rappelons notre opposition quand Macron déclarait la guerre au Covid[11]. Et aujourd’hui c’est la « guerre » aux punaises de lit…

La guerre en Ukraine, c’est la guerre réelle : avec ses atrocités, ses courages, ses destructions, ses héroïsmes et ses lâchetés. C’est la guerre dans toutes ses erreurs, et horreurs. Et il faut être un drôle de pacifiste masqué ou de mouton enragé pour dénier une telle distinction ; même si le but inavoué est assez clair : en faisant passer des conflits pour des guerres qu’ils ne sont pas, on tente de faire passer une guerre pour ce qu’elle ne serait pas (une simple « opération spéciale »). La dramatisation d’un côté au service d’une euphémisation de l’autre.

Alors quand nous voyons sur le site du groupuscule de décroissance-élections une énumération dans laquelle la guerre en Ukraine est dissimulée dans un inventaire de guerres en tout genre (contre la société, le climat, le vivant, le covid, et aussi celle des genres, en Ukraine, de l’eau), avec un usage aléatoire et inexpliqué des guillemets, il nous semble y voir un abîme de confusions. Or ce n’est pas de confusion ou de brouillard dont a besoin la décroissance. La guerre en Ukraine y est dénoncée parce qu’elle serait « largement évitable » ; ok, mais pourquoi ne pas écrire explicitement que les partisans de ce tract défendent en réalité le bien-fondé territorial et historique de l’agression russe et demandent que les référendums récemment organisés dans les conditions les plus antidémocratiques soient appliqués, que l’annexion antérieure de la Crimée soit validée. Drôle de paix, celle qui ne justifie que par la force ! On aurait aimé, puisqu’il s’agit de paix et de pacifisme, un peu plus de glasnost.

*

Avec recul déjà, pour se demander « Pourquoi la guerre ? »[12]. En tant que décroissant, nous pouvons reprendre l’intuition générale de Georges Bataille dans La part maudite (1949) et proposer un renversement de perspective : ce qui est premier c’est la surabondance de l’énergie biochimique, le soleil donne sans jamais recevoir. C’est pourquoi, l’énergie ne peut être finalement que gaspillée, dissipée, dépensée. G. Bataille en déduit la loi générale de l’économie : « Toujours dans l’ensemble une société produit plus qu’il n’est nécessaire à sa subsistance, elle dispose d’un excédent. C’est précisément l’usage qu’elle en fait qui la détermine ». Et voilà le danger : « Si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît… c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion générale ». Du point de vue de cette « économie générale », il n’y a selon G. Bataille que trois façons de dissiper cet excédent : la guerre, la croissance, la dépense. Le pacifisme de la décroissance ne doit pas glisser dans les contradictions de la realpolitik mais prôner une politique de la dépense, ce que la MCD nomme sa « voie méditerranéenne »[13].

Ajoutons qu’entre la guerre et la paix, il n’y a pas de symétrie : la question « pourquoi la paix ? » ne devrait jamais se poser. La question de la paix est « sans pourquoi ». Mais du coup, la paix nous met au pied du mur de la plus difficile des questions : « comment la paix ? ». Et comme c’est une question « sans pourquoi », c’est la question des moyens pour défendre la paix qui se pose. Et c’est là une question que tout pacifiste s’est toujours posée : parce que, s’il se prive de moyens, alors il bascule dans le camp du « laisser-faire » et là il sait que c’est la raison du plus fort qui l’emportera toujours et de cela il n’en veut pas.

Il y a donc des lignes rouges à rappeler si on refuse que la décroissance ne soit qu’une agglutination de peurs, de colères et de ressentiments, nourrie par des confusions, des raccourcis et des brouillards… Tous ces ingrédients qui en rendant toute discussion impossible contribuent à l’emprise du régime de croissance.


[1] Lire les conversations de marché qu’a évoquées notre ami Jean-Yves Renouf : https://ladecroissance.xyz/2023/05/23/questionnement-decroissant-sur-la-guerre-en-ukraine/

[2] https://www.letemps.ch/opinions/revues-de-presse/complosphere-mondiale-delaisse-covid-interpreter-facon-linvasion-lukraine.

[3] Pour une très bonne analyse de la situation, des troupes et des méthodes : https://bonpote.com/comment-les-antivax-complotistes-sont-devenus-climatosceptiques/

[4] Sherri Tenpenny aux États-Unis, Mila Aleckovic en Serbie, Simeon Boikov en Australie… https://www.journaldequebec.com/2022/03/10/dantivax-a-pro-poutine-1. En France : Des figures du collectif anti-vaccination « Réinfo Covid » aux gourous ésotériques de Youtube comme Jean-Jacques Crèvecoeur, Silvano Trotta ou Christian Tal Schaller et en passant par la galaxie Qanon française… https://www.marianne.net/societe/apres-le-covid-les-reseaux-de-reinformation-antivax-semparent-de-la-guerre-en-ukraine.

[5] https://onu.delegfrance.org/deportation-d-enfants-ukrainiens-la-russie-ne-peut-dissimuler-la-verite.

[6] En France, convergence entre Fabien Roussel et Nicolas Sarkozy, à l’étranger convergence entre la Chine et l’Afrique du Sud…

[7] Quand on cherche des néo-nazis, lire Arundhati Roy : « En Inde, les idéologues du parti de Narendra Modi vouent ouvertement un culte à Hitler et à Mussolini » : https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/30/arundhati-roy-ecrivaine-en-inde-les-ideologues-du-parti-de-narendra-modi-vouent-ouvertement-un-culte-a-hitler-et-a-mussolini_6191752_3210.html.

[8] En France, le Monde diplomatique depuis février 2022 offre une belle palette de toute la rhétorique hémiplégique et du biais par le seul anti impérialisme-américain.

[9] https://www.syllepse.net/en-telechargement-gratuit-_r_20.html

[10] Sur cette question, il faut suivre le blog de Christophe Darmangeat : https://www.lahuttedesclasses.net/2023/05/une-derniere-typologie-des.html

[11] Relire notre tribune d’avril 2020 dans Libération : https://ladecroissance.xyz/2020/04/10/confinement-en-demi-resonance-avec-notre-decroissance/

[12] https://ladecroissance.xyz/2022/03/10/pourquoi-la-guerre/

[13] https://ladecroissance.xyz/les-dossiers-de-la-mcd/la-voie-mediterraneenne-de-la-mcd/

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Un commentaire

  1. Quel timing pour cette publication! La confusion sera profusion dans les prochains temps, et les appels à la croissance (militaire, évidemment) croîtront… Espérons que nous saurons demeurer assez lucide pour continuer les très importantes discussions en cours afin d’arriver, en bout de piste, à la décroissance souhaitée.

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