Questionnement décroissant sur la guerre en Ukraine

Le mot de la MCD : Nous avons choisi de publier ce texte de Jean-Yves Renouf parce qu’il nous permet d’amorcer une discussion politique qui nous paraît importante, et pourtant bien épineuse : quelle pourrait être une position décroissante sur la guerre en Ukraine ? Si tout le monde n’a pas les mêmes ami-es que Jean-Yves ou ne connaît pas personnellement les décroissant-es cité-es dans ce texte, les questions qu’il soulève nous permettent de monter en généralité :

  • sur la question de la paix : notre pacifisme, bien réel, peut-il justifier de refuser d’envoyer des armes à l’Ukraine et de la soutenir militairement face à l’agression russe ? Le pacifisme signifie-t-il « ne surtout pas réagir en faveur de l’agressé-e lorsqu’on est témoin direct de l’agression ? »
  • sur la question de l’OTAN et du rôle des États-Unis : si on peut s’accorder à critiquer les stratégies géopolitiques « offensives » de l’OTAN en Europe de l’Est peut-on les rendre équivalentes au fait d’envahir un pays voisin et d’enclencher une guerre de colonisation ?
  • sur la démocratie : si nos démocraties occidentales méritent amplement que nous sollicitions nos capacités (auto)critiques, ne les abdiquons pas quand il s’agit de considérer la Russie : un pays qui – entre autres- réprime, enferme et tue ses opposant.e.s politiques, ses journalist.e.s, ses militant.e.s associatifs…

La décroissance que nous portons ne sera jamais un lieu d’accueil pour les dérives droitardes et antihumanistes et leurs porte-drapeaux : complotisme, populisme, catastrophisme, nationalisme, et à fortiori « poutinisme » ou panrussisme... car nous défendons la décroissance comme un humanisme, ce qui renvoie à un ensemble de valeurs (émancipation, accueil, convivialité…) incompatibles avec ces prises de positions intrinsèquement sectaires. Pourquoi alors ces « hidées » attirent-elles alors une partie « d’entre nous » comme se le demande si justement Jean-Yves ? Parce qu’en réalité les personnes concernées ne sont qu’en « deuxième lieu » décroissantes : parce qu’elles croient trouver dans sa critique radicale et intégrale une terre d’accueil pour leurs dérives sectaires : à nous de le proclamer haut et fort que cela n’a rien à voir avec la décroissance et de travailler à mieux définir cette dernière, pour que jamais, au grand jamais, elle ne soit confondue avec ces dérives politiques.

Dans un essai paru en 2022 chez POL, Z comme zombie, l’écrivain russe Iegor Gran nous décrit l’état d’abandon intellectuel de la société russe soumise à une grossière et permanente propagande à travers une télévision totalement à la botte du Kremlin. Si nous pouvons comprendre qu’un tel matraquage puisse porter ses fruits (encore que nous en ignorons la mesure) auprès d’un public qui privilégie ce média comme source d’information, je suis en revanche étonné que les fables poutiniennes soient reprises tout de go par nombre de mes relations et certains de mes amis 1.

Le marché du samedi matin c’est pour acheter mes légumes, certes, mais c’est aussi un lieu de rencontre et d’échange, là où j’ai pu entendre, depuis l’invasion des troupes russes en Ukraine, des propos qui au début m’ont laissé perplexe pour me plonger à la longue dans un état de sidération, à telle enseigne que désormais je n’aborde plus la question.

Dès après le 24 février 2022, j’ai eu à supporter la suffisance hautaine de Patrick pour qui «les Ukrainiens ont ce qu’ils méritent pour avoir participé à l’extermination des juifs par les nazis». Approximativement, j’ai cité Camus «si nous ne sommes pas entièrement innocents du présent, nous ne sommes en rien coupables du passé». Dit autrement, si nous ne sommes pas innocents des crimes de nos enfants, nous le sommes de ceux de nos pères. (Encore que ça n’a pas empêché Ana Mladic de se suicider en apprenant l’ampleur des crimes de son père, Ratko Mladic, le bourreau des Balkans.) Même jour, même lieu, Alain m’a soutenu que «le régiment Azof était un repère de nazis.» Une autre fois, Olivier, un ami dont j’apprécie l’humour bonhomme, m’a soufflé que c’était les Américains qui avaient déclenché la guerre en Ukraine ! Face à mon étonnement, il s’est cru tenu de spécifier que c’était, non pas directement les Américains, mais l’OTAN, «ce qui est la même chose» qui était à l’origine du conflit. Comment cela ? Ben, les pays occidentaux n’ont cessé de provoquer Poutine en laissant l’Otan se rapprocher des frontières russes. Mais ne sont-ce pas justement les pays voisins de la Russie qui demandent leur entrée dans l’OTAN ? Au vue de la géographie on comprend que l’Estonie, qui abrite une très forte communauté russe, cherche à être protégée par l’alliance atlantique. Jacques quant à lui, affirme que les occidentaux n’ont eu de cesse que d’humilier Poutine (la thèse que Hubert Védrine distille dans tous les médias). Pourtant, ne lui a-t-on pas fichu la paix à Poutine durant ses deux épouvantables guerres en Tchétchénie ? Ne l’a-t-on pas laissé envahir la Géorgie tranquilos au prétexte de libérer la minorité russophone de l’Ossétie du nord pour s’accaparer ainsi 20% du territoire Georgien ? S’est-on permis de lui faire remarquer son extrême brutalité en abreuvant de bombes, en mai 2019, les habitants d’Idleb et sa région pour venir au secours de son pote Bachar el Assad ? Il me revient une discussion avec mon cher ami Jean-Marc qui justifiait l’annexion de la Crimée en 2014 par le choix de la population, exprimé par un référendum, en faveur d’un rattachement à la Russie. Mais qui peut croire à la validité des votes dans un pays dont le sport national est le truquage des élections ?

Récemment Paul, un ami dont l’engagement en faveur des Palestiniens force mon respect, se permettait «tu sais à Kiev les Ukrainiens sont aux terrasses des cafés». Entendait-il par là que cette guerre est une partie de plaisir pour les Ukrainiens ? Paul encore, comparant la guerre en Ukraine à celle menée au Yémen «toutes les guerres ne se valent pas». Malheureusement si, toutes les guerres charrient les mêmes souffrances quand elles sont à ce point dévastatrices, et mesurer entre Marioupol ou Hodeïda laquelle a le plus souffert, relèverait d’un relativisme douteux. 

Un peu après l’invasion russe, Christiane, une amie que j’estime pour sa vivacité d’esprit, m’a soutenu au téléphone, que les américains avaient installés des laboratoires en Ukraine, dans lesquels se bricolaient des armes biologiques… De plus, affirmait-elle, Volodymyr Zelinsky «s’est constitué une véritable fortune depuis qu’il est à la tête de l’état ukrainien.» Et quand bien même ? C’est encore Christiane qui soutenait que les américains étaient les auteurs du sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2, le 26 septembre 2022. « Il n’y a qu’à voir à qui rapporte le crime.» Je ne l’ai pas rappelée pour lui dire que l’armée danoise affirme disposer de photos du navire russe SS 750, accompagné de 5 autres navires, prises dans la zone 4 jours avant le sabotage (SS 750 est équipé d’une grue et d’un sous-marin AS-26 Priz).

Si mes amis «de gauche» manifestent une telle bienveillance, c’est le moins qu’on puisse, pour la Russie, heureusement, me suis-je dit, me restent les décroissants ! Las… je suis tombé de haut.

Par amitié, épargnons Michel S. et son pacifisme bêlant, puisqu’il nous épargne aujourd’hui de ses mails aux fragrances munichoises. Rappelons-lui gentiment que dans le Socialisme sans le progrès, Dwight Macdonald soutient que si le pacifisme peut être une arme face à un pays démocratique, il est vain face à un pays totalitaire. (Michel, nous voudrions que tu nous expliques ce qu’a pesé le pacifisme tibétain face à la brutalité de l’armée chinoise en 1951.)

La surprise est venue de Marie-Charlotte (oui oui, c’est son nom !) une copine de Guillaume qui lui a participé à nos festives. Oui, Marie-Charlotte ? « Ben, s’il y a la guerre, c’est que Zelensky n’a pas voulu négocier ! » Stop, on arrête là ! Guillaume pas découragé s’est autorisé un «tu sais d’où il vient Zelensky ? » Oui, tu as raison Guillaume, un président qui vient du monde du spectacle, ça fait moins sérieux qu’un président qui vient de la banque Rothschild où il a pu se faire 3 millions d’euros de commission dans la vente du secteur alimentaire de Pfizer au groupe Unilever. Perso, je trouve que Zelinsky fait plus penser à Churchill qu’à Coluche… Caroline, qui nous avait reçus dans sa salle pour un week-end décroissant et studieux, m’a soutenu que les «Ukrainiens n’avaient pas respecté les accords de Minsk». On peut douter qu’elle ait lu ces accords, alors qu’en préambule il est spécifié que le changement constitutionnel nécessaire à une plus grande autonomie pour le Dombas, ne pourra être envisagé qu’après la totale démilitarisation de la région. Or le groupe Wagner n’a jamais quitté la région. Caroline toujours «et pourquoi les Ukrainiens n’abandonnent-ils pas à la Russie les régions qui revendiquent leur autonomie ? Cela stopperait la guerre, non ?» Ben voyons… Chaque fois que la Russie veut s’accaparer un territoire voisin, elle nous refait le coup des Sudètes.

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais l’objet de cet article n’est pas le florilège de tout ce que j’ai dû entendre, mais de chercher à expliquer cette indulgence de personnes, avec lesquelles je partage une foule de choses, pour l’état russe qui pourtant ne cache plus sa nature totalitaire. D’où vient cette bienveillance pour un régime qui emprisonne ses opposants (25 ans de prison, oui 25 ans, pour Vladimir Kara-Mourza, déjà victime de deux empoisonnements) et qui musèle la presse ?

La réticence des camarades de la France Insoumise, et de certains décroissants, à désigner l’état russe actuel comme un état totalitaire 2 pourrait s’expliquer par leur antiaméricanisme qui est une opinion très partagée, mais je trouve l’explication insuffisante. Encore que la stupide sortie d’Hervé Krief «l’Amérique (les USA) est le pire pays de l’histoire !» soit révélatrice de cette détestation. Peut-être devrait-on poser la question «quel est le pire pays ?» aux… (on a l’embarras du choix) Chinois manchous, survivants de la prise de Nankin par les Japonais, ou bien aux Polonais et aux Baltes «libérés» par l’Armée Rouge ? Les contre-exemples abondent.

Alors si ce n’est pas l’antiaméricanisme qui est aux manettes, c’est quoi ? Je n’ose penser que nous sommes en présence des miasmes du mythe du «Grand Frère» qui a instauré la dictature du prolétariat pour le plus grand bien de l’humanité. Si c’est le cas, je prends un sérieux coup de jeune ! Ça me fait revivre les discussions pour le moins animées, pour ne pas dire violentes, de la fin des années 60 avec les militants communistes de la fac d’Orsay, et celles du début des années 70 avec les maos, quand ils vendaient la Cause du Peuple à la fac de Vincennes. En serions-nous encore là ? J’ai peine à le croire, mais je me refuse à poser la question à mes amis, je tiens trop à conserver leur amitié.

Les notes et références
  1. Le sujet de la répression que subissent ceux qui ont le courage de manifester leur opposition à Poutine est traité dans le documentaire de Stéphane Bantura Le poison autoritaire encore visible sur Arte[]
  2. Récemment sur la 5 a été diffusé Un peuple qui marche au pas, le constat glaçant de deux journalistes d’origine russe, Veronika Dorman et Ksenia Bolchakova (cette dernière étant l’auteur d’un reportage sur le groupe Wagner déjà diffusé sur la 5) dont je ne saurais trop conseiller la vision. On peut y voir comment sont embrigadés les enfants à partir de 6 ans dans le mouvement militaro-patriotique Iounarmia qui n’est pas sans rappeler les jeunesses hitlériennes.[]
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