Moins pour Plus, de Jason Hickel.

Jason Hickel est l’un des objecteurs de croissance les plus en vue dans la nébuleuse post-croissance. Et il a publié en 2020 (traduction française en 2021, Hachette Livre) un livre dont le sous-titre se veut alléchant : « Comment la décroissance sauvera le monde ». Son titre est Moins pour Plus.

Le livre est composé d’une préface confiée à Extinction Rébellion, d’une introduction et de 2 parties de 3 chapitres. La première partie (3 chapitres), Plus pour Moins, est la partie critique. La seconde partie (3 chapitres), Moins pour Plus, se veut propositionnelle.

Sur le titre, le sous-titre, la préface et l’introduction, il ne faut pas cacher qu’ils suscitent beaucoup d’interrogations. Fondamentalement : celui qui, prêt à objecter à la croissance, est prêt aussi à défendre une décrue planifiée démocratiquement de la production et de la consommation, est-il pour autant disposé à décoloniser suffisamment son imaginaire pour se détacher du régime de croissance ?

Le premier chapitre est consacré à une histoire du capitalisme. Dans un premier temps, le capitalisme est relié aux enclosures et à la colonisation : « le mouvement des enclosures fut un processus de colonisation interne, la colonisation, une autre forme d’enclosure » (page 69). Dans un second temps, quand Jason Hickel en vient à se demander comment le capitalisme réussit à s’imposer dans « les croyances », il fait de Descartes l’inventeur d’une nouvelle « histoire de la nature ». Ce n’est pas la partie la plus solide du livre et le pauvre Descartes y est réduit à une vulgate qui ne pourrait se justifier que par le besoin interne à la logique du livre de montrer comment le capitalisme doit reposer sur la nature comme stock de ressources à exploiter. Mais si au lieu de se focaliser sur le capitalisme, Jason Hickel s’était interrogé sur la formation moderne du régime de croissance, il aurait dirigé ses critiques plutôt sur les sources nominalistes de ce régime.

Le deuxième chapitre est vraiment intéressant à condition de valider l’hypothèse d’une forte proximité entre capitalisme et croissance. Ce que fait Jason Hickel, tout en ne le faisant pas vraiment. Car si dans un premier temps il fait de la croissance un « impératif structurel » du capitalisme, il en vient ensuite à remarquer que « la compréhension des dynamiques internes du capitalisme n’explique qu’en partie l’impératif de croissance » (page 107).

  • Sur le premier point, je ne crois pas qu’il soit pertinent de confondre (page 103) le « taux de profit » et le « taux de croissance du profit ». Car le taux de profit, qui mesure le retour sur investissement du capital engagé, n’a pas besoin de croître pour que le capitaliste détourne à son profit le surtravail.
  • Sur le second point, Jason Hickel a raison de rappeler que l’objectif de la croissance pour la croissance ne devint une boussole économique qu’après la seconde guerre mondiale. Mais du coup, le surplus d’explication qu’il apporte là reste confiné dans l’économie politique sans aller jusqu’à l’extension du domaine (de la critique) de la croissance à « un monde et une idéologie », au « régime de croissance ».

Ce sont ces deux limites qui, selon moi, peuvent justifier les rudes critiques adressées à l’économie écologique (depuis Herman Daly et Tim Jackson) par Richard Smith 1 et directement à Jason Hickel par Nicolas Casaux 2 : dans quelle mesure, cette décroissance est-elle réellement anticapitaliste ?

Le troisième chapitre se demande si la technologie pourra nous sauver. D’où une critique de la croissance verte basée sur une déconstruction de la fable du découplage. Pour autant, on peut se demander jusqu’où va la technocritique de Jason Hickel quand on lit : « Si notre système économique était différent – s’il ne s’articulait pas autour de la croissance – nos innovations technologiques auraient la possibilité d’avoir les effets que nous attendons d’elles » (page 175).

C’est exactement pour éviter ce genre d’échappement dans la critique contre la technique qu’il faut insister pour définir le régime de croissance par l’emprise que la « stabilisation dynamique » (Harmut Rosa) – croissance, accélération, innovation – exerce sur nos imaginaires. Si les modes de vie exerce une « tyrannie » (Mark Hunyadi), ce n’est pas parce qu’ils déterminent mécaniquement nos actions, mais parce qu’ils encadrent nos attentes, et dans cette tyrannie l’impératif technologique de la « commodité » vient saper la confiance sur laquelle se fonde nos vies sociales.

Le quatrième chapitre, même s’il débute la seconde partie, en reste encore à la dimension critique contre la croissance, en particulier contre la mondialisation des fables du progrès et du développement. C’est l’occasion pour Jason Hickel de livrer le véritable objectif, selon lui, de la décroissance : « prospérer sans croissance ». Là encore, si la critique de la croissance s’était étendue au régime de croissance, une telle formule oxymorique aurait évité de venir brouiller les fortes critiques contre la croissance économique.

Le cinquième chapitre propose des chemins vers un monde post-capitaliste et ces chemins sont bien ceux d’une « décroissance – liée à la réduction de la consommation énergétique et matérielle » (page 225).

  • Etape 1 : en finir avec l’obsolescence programmée.
  • Etape 2 : limiter la publicité.
  • Etape 3 : passer du titre de propriété au droit d’usage.
  • Etape 4 : mettre fin au gaspillage alimentaire.
  • Etape 5 : limiter la production des industries écologiquement néfastes.
  • Réduction du temps de travail, réduction des inégalités, démarchandisation des biens publics et développement des communs, annulation de la dette comme moteur du « croissancisme », nouvelle monnaie pour une nouvelle économie viendraient compléter une sorte de programme politique en faveur d’une « économie familière » (page 259).

Le dernier chapitre est une sorte de longue conclusion dans laquelle Jason Hickel relie certaines des analyses des chapitres précédents à une présentation de la philosophie globale qui les sous-tend : c’est quoi ce « plus » qui est le but du « moins » ? Il ne le dit pas vraiment, mais il assure que c’est une « possibilité » (page 303).

*

Voilà donc un livre riche d’analyses ; mais pour qui ? Pour le partisan de croissance ? Mais sans critique du régime de croissance, la critique de la croissance économique (comme capitalisme) sera insuffisante. Pour celui ou celle qui découvre la décroissance et qui a besoin d’un survol panoramique tant de l’histoire que des concepts de la décroissance ? Certainement. Toute la question – politique – qui reste est alors de se demander si les nombreuses confusions conceptuelles relevées constitueront in fine une première marche vers plus de radicalité politique et de cohérence idéologique ou bien un écran aux alouettes qui finira par détourner d’une réelle probabilité de se libérer de la croissance et de son régime ?

Quand pour présenter la décroissance, on met en avant que « moins, c’est mieux », ou que « moins, c’est plus », est-ce que ce ne sont pas des façons de cacher sous le tapis que, quand on a trop, alors « moins, ce sera moins » ?

*

Au final, la question strictement politique de la décroissance – à savoir : comment passer du monde de la croissance à la post-croissance, par quel trajet – n’est pas véritablement posée. Les « chemins » du chapitre 5 ne sont que des modalités du « moins » : mais suffit-il d’affirmer que « moins, c’est plus » pour valider que ce « moins » sera une rupture avec le capitalisme, avec le régime de croissance ? C’est sur ce dernier point qu’il faut exprimer la plus forte réticence : en ne se demandant pas quelles sont les différences structurelles entre croissance et capitalisme, Jason Hickel en reste à une conception économico-physicaliste de la croissance, sans jamais vraiment explorer la piste anthropologique du régime de croissance. Procéder ainsi, c’est se simplifier la question politique ; c’est escamoter les difficultés de la transition pour lui préférer les promesses de la post-croissance : mais avant de rêver à une « prospérité sans croissance » – la « post-croissance pépère » – il faudrait affronter les défis politiques de la décrue décroissante.

La décroissance selon Jason Hickel, c’est un ensemble de mesures par le « moins ». Telle est en effet aujourd’hui la perception dominante de la décroissance, comme on peut le vérifier en faisant passer à la question « comment décroître ? », le test Chat GPT :

« La décroissance est une théorie et un mouvement social qui prône une réduction de la production économique et de la consommation dans le but de créer une société plus durable et plus équitable. Voici quelques moyens de parvenir à la décroissance :

  • Réduire la consommation : L’un des moyens de parvenir à la décroissance est de réduire la consommation. Cela peut se faire en consommant moins et en choisissant des produits qui ont un impact moindre sur l’environnement. Par exemple, vous pouvez réduire votre consommation de viande, acheter des articles d’occasion plutôt que des articles neufs et éviter les produits trop emballés.
  • Repenser l’économie : Les partisans de la décroissance estiment que le système économique actuel n’est pas viable et doit être repensé. Ils proposent des modèles économiques alternatifs qui donnent la priorité au bien-être social et environnemental plutôt qu’à la croissance économique. Ces modèles incluent les économies locales et communautaires, les entreprises coopératives et le revenu de base.
  • Se concentrer sur les services essentiels : Les partisans de la décroissance affirment que nous devons nous concentrer sur la fourniture de services essentiels, tels que les soins de santé, l’éducation et les transports publics, plutôt que de donner la priorité à la croissance économique. Pour ce faire, il convient de réorienter les ressources des industries non essentielles vers les services essentiels.
  • Promouvoir la justice sociale et environnementale : Les partisans de la décroissance estiment que la croissance économique a conduit à des injustices sociales et environnementales, telles que l’inégalité des revenus et le changement climatique. Ils proposent des politiques qui favorisent la justice sociale et environnementale, telles que l’impôt progressif et la mise en œuvre d’une taxe sur le carbone.
  • Soutenir l’agriculture locale et durable : Les partisans de la décroissance estiment que l’agriculture locale et durable peut favoriser la sécurité alimentaire, réduire l’impact environnemental de l’agriculture et créer des emplois dans les zones rurales. Ils proposent des politiques qui soutiennent l’agriculture à petite échelle et l’utilisation de pratiques agroécologiques.

Globalement, la décroissance est un concept complexe qui nécessite un changement fondamental de nos systèmes économiques et sociaux. Elle nécessite un engagement en faveur de la durabilité, de la justice sociale et environnementale et d’une répartition plus équitable des ressources. »

ChatGPT

Les notes et références
  1. Richard Smith, “Beyond Growth or Beyond Capitalism?”, real-world economics review, issue no. 53, 26 June 2010, pp. 28-42, http://www.paecon.net/PAEReview/issue53/Smith53.pdf. « Daly et l’école anti-croissance ont raison de dire que nous devons sortir de la « cage de fer du consumérisme », « passer à une vie plus simple », trouver un sens et une réalisation personnelle en promouvant le bien commun au lieu d’accumuler des biens. Ils appellent à une économie écologiquement rationnelle qui préserve la nature et les ressources dans l’intérêt de nos enfants et des leurs, au lieu de consommer toute la planète dès maintenant. Ils appellent également à la redistribution des richesses à ceux qui en ont besoin et à la construction d’une société qui ne soit pas centrée sur l’individualisme possessif, mais qui soit basée sur une suffisance matérielle décente pour tous les habitants de la planète, ainsi que sur une transformation morale et spirituelle de nos valeurs qui s’éloigne du matérialisme. Ce sont des objectifs admirables. Mais nous ne pouvons rien faire de tout cela sous le capitalisme, parce que sous le capitalisme, nous ne sommes que des rats qui courent dans les cages de Paul Krugman. Nous ne pouvons pas arrêter de consommer de plus en plus, parce que si nous arrêtons la course, nous serons tous au chômage. Il s’ensuit que nous avons besoin d’un système économique complètement différent, un système économique non capitaliste basé sur les besoins humains, les besoins environnementaux et un système de valeurs complètement différent, non basé sur le profit. Les économistes écologiques, de Herman Daly à Tim Jackson, réclament un « nouveau modèle macro-économique », une « nouvelle vision », un « nouveau paradigme », un « nouveau principe central d’organisation ». Mais tout ce qu’ils nous offrent en réalité, ce sont des utopies capitalistes irréalisables, chaleureuses et floues, sans aucun moyen plausible d’échapper à la cage de fer du consumérisme ou à la « manie de la croissance » du marché. Jonathon Porrit affirme que « que cela nous plaise ou non », nous devons essayer de trouver la durabilité dans un « cadre capitaliste » et oublier les alternatives. Mais si le moteur de la croissance et de la consommation capitaliste ne peut être arrêté, ni même freiné, et si la logique de l’efficacité et de la rationalité capitaliste est en train de nous tuer, quel autre choix avons-nous que de repenser la théorie ? Qu’on le veuille ou non, Jonathon, il est temps d’abandonner le fantasme d’un capitalisme stable, de retourner aux planches à dessin et de proposer un véritable « nouveau modèle macroéconomique », une économie écologique post-capitaliste pratique et réalisable, une économie par le peuple, pour le peuple, axée sur la production pour les besoins et non pour le profit. « Socialisme ? « Démocratie économique ? Appelez cela comme vous voulez. Mais quel autre choix avons-nous ? Soit nous sauvons le capitalisme, soit nous nous sauvons nous-mêmes. Nous ne pouvons pas sauver les deux. »[]
  2. https://www.partage-le.com/2022/02/23/bon-pote-parrique-hickel-et-le-sempiternel-fantasme-dune-civilisation-industrielle-durable-par-nicolas-casaux/[]
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