Comment éviter qu’à la fin d’une présentation publique de la décroissance, l’un.e des participant.e.s ne vienne, même avec les meilleures intentions, demander au conférencier ce qui, selon lui, doit continuer à croître ?
Imagine-t-on la même situation à la fin d’une conférence contre le racisme ou contre les OGM (ou le capitalisme, ou le glyphosate, ou le nucléaire…) : un.e participant.e venant demander quels seraient les cas où il serait bon d’être raciste (ou capitaliste…), ou d’utiliser des OGM (ou des néonicotinoïdes, ou une mini-centrale relocalisée…) !
Pour ces derniers cas, chacun ne voit-il pas que le racisme, le capitalisme et même les OGM, le nucléaire, les néonicotinoïdes, ce sont « des mondes et leurs idéologies » ? Et qu’un antiracisme « sélectif » n’a pas plus de sens (et de décence) qu’un anticapitalisme « sélectif » ou une critique « sélective » du nucléaire, des OGM…
Et pourquoi ce qui serait vrai dans ces cas-là ne serait pas a fortiori encore plus valable pour la critique de la croissance, surtout si l’on fait l’hypothèse politique qu’aujourd’hui, tous ces « mondes et idéologies » sont encastrés dans « le monde de la croissance et son idéologie » ?
Pour répondre à ces interrogations, il est bon de commencer par deux distinctions, l’une pour la relativiser, l’autre pour la valider :
- Celle entre la croissance comme phénomène économique et la croissance comme phénomène « physicaliste ». Le terme de « physicaliste » permet d’englober deux dimensions : la dimension énergétique et la dimension matérielle1. La fable techno-solutionniste raconte qu’il sera possible – un jour – de parfaitement découpler croissance économique et dépense des matières et des énergies. C’est une « fausse promesse de la croissance », pour reprendre le titre du 1er chapitre de Ralentir ou périr, de Timothée Parrique.
- Celle entre la décroissance comme critique d’un phénomène « bio-économique » (ou « physicaliste ») et la décroissance comme critique du « régime de croissance ». Autant on peut concéder que la première est inéluctable – mais avec quels délais ? – autant la seconde demeure une affaire actuelle de choix, de choix politique.
Cette dernière distinction est décisive car rien ne garantit politiquement que la sortie du régime de croissance soit inéluctable. Pire, il se peut même que l’avenir amène un monde sans croissance économique mais toujours avec régime de croissance.
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L’expression de « régime de croissance » vient du sociologue italien Onofrio Romano. Elle renvoie assez à ce que dans le livre de la MCD, La décroissance et ses déclinaisons, on nomme « la croissance comme monde et idéologie ». Elle renvoie aussi à ce que Matthias Schmelzer nomme « paradigme de croissance » : « une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative » (et qu’il distingue de « l’esprit de croissance » (« une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique »).
« La croissance est le symptôme, pas la maladie. C’est l’indice qui pointe vers la lune. Pas la lune. C’est l’exposant superficiel d’un système dont la logique, la texture, l’ontologie est à découvrir. Le régime qui produit une tension à la poursuite sans limite de la croissance ne coïncide pas et ne se termine pas avec la croissance. […]
La croissance est le « symptôme » d’un « syndrome » anthropologique, économique, social, politique et institutionnel spécifique… La croissance représente l’un des principaux régimes de fonctionnement du syndrome. Mais celui-ci pourrait également rejeter la croissance et se manifester à l’avenir sous différentes formes, tout en continuant à fonctionner et à produire des dommages. Pour le dire brièvement, nous pouvons sortir de la croissance sans quitter le régime de croissance. »
Onofrio Romano, Towards a society of degrowth, Introduction (2020).
Il y a plus de soixante ans, devant les « progrès » de l’automatisation, Hannah Arendt prédisait que « ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire »2.
En actualisant la formule, voilà ce qu’aujourd’hui nous devons écrire :
« Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’un régime de croissance sans croissance. On ne peut rien imaginer de pire ».
Le régime de croissance ne renvoie pas d’abord à la croissance comme phénomène économique – car une croissance infinie dans un monde fini est impossible – mais à « la colonisation de notre imaginaire » (Serge Latouche) par le paradigme de croissance : une croissance infinie, que ce soit ou non dans un monde fini, est absurde.
La question de l’impossibilité de la croissance est « physicaliste ». La question du sens – « la croissance est un non-sens, la décroissance, c’est le bon sens » – est politique.
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Ce rapprochement de la politique et de la question du sens n’est pas évident.
D’une part, parce que – nous allons le voir plus loin – l’hégémonie du régime de croissance consiste précisément en une mise entre parenthèses de cette question du sens.
D’autre part, parce que nous héritons de toute une tradition de critique tronquée : quand il s’agit de critiquer le capitalisme, l’hégémonie de la critique marxiste3 s’est manifestée par une réduction à un seul type de critique, au détriment d’une autre forme de critique. Celle-ci est la critique « normative » ; celle-là est la critique « fonctionnelle ».
La critique « fonctionnelle » est celle qui affirme que les contradictions internes d’un système ne peuvent pas ne pas déboucher sur sa disparition. Dans son utilisation « rouge » ou « sociale », cela donne la vulgate marxiste selon laquelle le capitalisme finira nécessairement écrasé sous les contradictions de ses crises ; et comme le capitalisme semble diablement résister, on assiste depuis plus d’un siècle à l’allongement du catalogue des crises du capitalisme. Dans son utilisation « verte » ou « écologique », cela donne aujourd’hui toutes les variantes des effondrements et de la collapsologie.
La critique « normative » est la critique qui passe par les « valeurs » et dont l’horizon politique est la question de la vie bonne.
« La question sans doute la plus importante pour nous autres humains : qu’est-ce qu’une vie bonne – et pourquoi fait-elle défaut (car je fais l’hypothèse simple qu’il semble normal de considérer que, jusqu’à présent, la plus grande part de nos vies personnelles et sociales exige d’être changée) ?
Hartmut Rosa, Aliénation et accélération, pages 7-8.
Pour se dégager des facilités de la critique fonctionnelle et s’engager dans la critique normative – pour passer de la critique par ce qui est à la critique par ce qui doit être –, il faut en passer par l’épreuve de la contrefactualité et demander le plus clairement possible :
Et si la croissance ne détruisait pas la planète, et si la croissance éliminait toute pauvreté, est-ce qu’il y aurait encore au moins une bonne raison de refuser la croissance4 ?
Je ne suis pas en train d’écrire que la croissance ne détruit pas la planète, ni que la croissance a éliminé toute pauvreté : je fais juste un effort d’imagination pour a) me décoloniser de l’imaginaire de la croissance et b) poser politiquement la question du sens.
Autrement dit, j’essaie de libérer ma critique de la croissance économique de l’emprise (totalitaire ?) exercée par le régime de croissance.
Car qu’y aurait-il de pire pour le sens de la vie humaine – pour la vie sociale – qu’un monde sans croissance économique mais qui se poursuivrait dans l’inertie du régime de croissance ?
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La radicalité d’une telle approche par la critique normative du régime de croissance et par son détour contrefactuel5 va rendre, ne le cachons pas, encore plus difficile l’acceptabilité de la décroissance politique. Surtout par rapport aux facilités argumentatives de tout un pan de l’écologie politique qui résiste difficilement à la tentation de se décharger de toute responsabilité idéologique sur « le dos de la nature ».
« Nous demandons à la majesté « la nature » de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique ».
Onofrio Romano dans le n°5 d’Entropia (automne 2008), page 111.
Prendre une telle responsabilité politique devra consister à affronter la croissance économique – mais aussi le capitalisme – non pas du côté de ses échecs mais d’abord du côté de ses « réussites » en essayant d’aller le plus en amont possible dans la critique pour tenter de saper les fondements anthropologiques du régime de croissance.
Prenons l’exemple de la 5G. Si son installation avait été décidée démocratiquement, si elle ne posait aucun risque sanitaire, si elle ne consommait que des ressources inépuisables, s’il n’existait plus aucune « zone blanche », si elle était produite dans des conditions socialement parfaites… est-ce qu’il me resterait encore une raison de préférer un monde sans 5G plutôt qu’avec ? Car comment s’empêcher de penser que l’on ne peut avoir besoin de relier des personnes que si au préalable elles ont été séparées : et que, donc, tout gain de technicité dans un régime de croissance n’est qu’une fuite en avant pour tenter de colmater une perte de socialité. Tentative dont le premier effet sera pourtant d’accélérer le remplacement d’une sociabilité conviviale de proximité par une sociabilité light mais addictive6.
C’est ainsi qu’on peut généraliser ce type d’interrogation à toute technique : la critique radicale ne consiste pas à la remettre en cause par l’évocation de ses méfaits mais à questionner l’utilité (sociale) de sa réussite utilitaire (technique, ou marchande)7.
On peut ensuite en venir à s’interroger – comme le fait Mark Hunyadi dans les derniers chapitres de son Au début est la confiance (Le bord de l’eau, 2020) sur l’utilité sociale de la « commodité ».
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On en arrive alors à se poser la question du sens de la commodité, de l’utilité de l’utilité8.
Or n’est-ce pas précisément l’une des caractéristiques des Temps modernes que d’escamoter cette question en confondant – sous le nom de « progrès » – le sens comme signification et le sens comme direction ? Et c’est ainsi, dans cette marche du progrès sans aucun but transcendant si ce n’est « la contrainte d’une croissance « vide » mise toute entière au service d’une stabilisation du système »9 que la signification du présent n’a pu être définie qu’à partir de sa disparition, qu’à partir de la programmation de son obsolescence, qu’en direction du futur.
Au fond, sous le régime de croissance, le présent n’a de sens que s’il est absent, que s’il est interprété comme une demande plutôt qu’une offre, comme un manque plutôt qu’un cadeau (a present)10. Dans le présentisme11 du régime de croissance, le présent n’existe que comme passage, comme instant et immédiateté, aux dépens d’un présent comme durée et comme médiation, comme « brèche » (Hannah Arendt).
Dans un tel monde, qui est une société de consommation, c’est la version obsédante du désir comme manque, comme « continuelle marche en avant » – et puisque telle est la conception de Thomas Hobbes dans Le Léviathan, on peut parler d’hobbsession – qui invisibilise toute conception (décroissante) du désir comme « appétit » (redéfini entre le plancher de la faim et le plafond de la gourmandise)12.
Cette inconsistance à manquer du « savoir-vivre le présent comme réjouissance » est peut-être la caractéristique temporelle principale du régime de croissance.
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Je vais maintenant me contenter de juste évoquer quelques autres éléments que devrait intégrer un programme idéologique de recherche sur cette notion de régime de croissance.
(a) Se mettre au clair sur ce qu’il faut entendre par « régime ». Comme je l’ai évoqué ailleurs13, il me semble que pour faire ressortir à quel point le régime de croissance est une extension du domaine de la colonisation de nos imaginaires, il faut que la « forme-régime » puisse s’appliquer à l’Ancien régime et au régime de croissance mais que la période qui voit l’émergence du libéralisme (jusqu’à l’entre-deux-guerres14) soit caractérisée comme absence-de-régime, conformément à son idéal de neutralité institutionnelle.
(b) Un régime est un imaginaire. Et il faut reprendre la distinction philosophique classique entre imagination productrice et imagination reproductrice car c’est elle qui permet de distinguer entre idéologie et utopie et qui fait aussi de la mémoire une fonction de l’imagination. Une telle piste permettrait d’étudier le régime de croissance comme « monde », comme « éthique » et comme « héritage ». Ces pistes sont déjà explorées par des auteurs féconds pour la décroissance :
- Le régime de croissance comme « monde » : c’est la notion de « mode de vie » telle qu’elle est proposée par Mark Hunyadi15 ; notion qu’il faut relier à celle de « confiance » – dans sa plus grande extension – pour montrer à quel point le régime de croissance est un régime d’attentes programmées. Un mode de vie est une déclinaison d’une attente : la résultante spontanée, non-intentionnelle, d’actes individuels accomplis volontairement.
- Le régime de croissance comme système de « préférences », les normes et les valeurs. Dans la lignée des travaux de Charles Taylor et de sa notion de « préférences » (fortes et faibles) se situe Harmut Rosa. Dans son livre de 2018, Résonance, ce qu’il nomme « axes de résonance » fournissent de quoi se repérer pour explorer le régime de croissance et mesurer l’extension de son domaine. Cette « éthique » du régime de croissance est une « chambre d’échos » (au sens où Rosa distingue entre écho et résonance) dont les trois notes sont celle du plus, du nouveau et du vite.
- Le régime de croissance comme « héritage ». Bien plus radicalement que l’hypothèse des « ruines du capitalisme » (Anna L. Tsing), l’écologie du démantèlement16 permet de caractériser le régime de croissance comme le plus terrible, le plus englobant des « communs négatifs ». Avec lequel on ne pourra pas « faire sans » mais pour lequel la frontière entre « faire avec » et « faire désormais » sera décisive.
(c) Un régime est une « forme ». En tant qu’imaginaire, on doit opposer au régime de croissance un régime de décroissance. Certes ; mais il ne faut pas se leurrer et croire qu’un conflit des imaginaires puisse déboucher sur la victoire idéologique des « valeurs » de la décroissance. Pas seulement à cause de l’hégémonie du régime de croissance mais aussi à cause de son inertie.
Comment alors trancher un tel conflit des valeurs ?
Si l’on comprend bien à quel point l’hégémonie du régime de croissance passe par la forme de l’horizontalité, de la neutralité institutionnelle en ce qui concerne les formes de la vie privée, alors il faut prendre au sérieux la mise en garde d’Onofrio Romano.
« La croissance n’est pas une valeur en soi de notre société, mais en quelque sorte le résultat fatal de la forme horizontale de ses institutions. Elle n’est pas le résultat d’un investissement culturel opéré par des puissances maléfiques. Elle découle directement de la libération des particules élémentaires décrétée par l’horizontalisme : une fois « désolidarisés » de la société, les individus sont naturellement amenés à s’engager sur la voie de la croissance, en raison du sentiment de précarité accru par l’isolement. »
Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), p. 91.
Et valider sa conséquence.
« Il faut donc déplacer la lutte pour une société de décroissance des valeurs à la « forme », en abandonnant la dévotion au cadre horizontal. C’est la seule façon d’atteindre un régime souverain qui pourrait assurer la reproduction des ressources renouvelables et la préservation des ressources non renouvelables, en garantissant un type de vie sociale libérée de l’obsession de la croissance. Cela sera impossible si nous restons enfermés dans le cadre politique et social de l’horizontalité. »
Onofrio Romano, Towards a Society of Degrowth, Routledge (2020), p. 93.
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Quant à la question de la « forme » dans un régime de décroissance, je suggère de ne pas se laisser enfermer dans une caricature qui opposerait horizontalité et verticalité mais je suggère de distinguer – classiquement dans nos milieux alternatifs – entre verticalité descendante (top-down) et verticalité ascendante (bottom-up). Là encore, de nombreuses pistes ont déjà été frayées. Particulièrement fécondes me semblent celle suivie par John Dewey et sa notion d’« enquête » (parce qu’elle fait pleinement droit aux frottements et aux frictions pour tenter de les surmonter) et celle que la tradition de la Théorie critique nomme « transcendance intramondaine ».
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Harmut Rosa17 pour désigner la « continuelle marche en avant » du régime de croissance parle de « stabilisation dynamique ». Cette formulation paradoxale traduit les injonctions contradictoires que vivent les sujets aliénés du régime de croissance qu’Harmut Rosa n’hésite pas à décrire comme un totalitarisme dont les trois piliers sont, selon lui, la croissance économique, l’innovation technologique et l’accélération sociale.
Pour chacun d’entre eux, on peut assez facilement formuler des sortes de « méta-valeurs » d’autant plus fortes et despotiques qu’elles permettent la récupération idéologique de beaucoup des alternatives qui prétendent contester la croissance, mais sans prêter assez attention à l’emprise du régime qui l’accompagne et l’accomplit.
- Quand il s’agit de croissance économique, la croissance signifie une « augmentation » : le plus, c’est toujours mieux (impératif de progrès, au pire d’accumulation). Et si peu c’était assez ?
- Quand il s’agit d’innovation technologique, la croissance signifie une « nouveauté » : le nouveau comme rupture permanente (impératif de modernisation, au pire de disruption). Et si l’ancien et le durable était vraiment révolutionnaire (au sens de Günther Anders) ?
- Quand il s’agit d’accélération sociale, la croissance signifie un « avancement » : le mouvement pour le mouvement (impératif d’adaptation, au pire d’agitation). Et si lentement, calmement, posément c’était le bon rythme à échelle humaine ?
Il ne faut pas fréquenter beaucoup les milieux « alternatifs » pour se rendre compte que la petite musique du régime de croissance avec ses trois notes – le plus, le nouveau, le mouvement – est suffisamment puissante pour étouffer ce que, par contrepied, un régime de décroissance, ou plutôt de post-croissance, devrait infrastructurellement proposer : j’ai suffisamment fréquenté ces milieux pour savoir malheureusement que leur mobilisation tient d’abord à préférer le « faire nombre » (au « faire sens »), la « rupture » (à la continuité, en particulier quand il devrait s’agir de commencer en s’informer des échecs des tentatives précédentes), l’« urgence » de la pratique (à la lenteur de la théorie).
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Alors quand cette reprise acritique du beaucoup, du neuf et de l’activisme se combine avec la tyrannie de l’absence de structure (Joe Freeman), il n’est pas sûr que les expérimentations d’inspiration décroissante fassent en pleine conscience le bon choix politique entre la voie de la servilité au régime de croissance et celle d’une souveraineté récupérée à partir d’un trajet de décroissance.
On comprend alors pourquoi un tel trajet n’aura pas le chemin facile, à devoir naviguer entre les déterminismes des anticapitalistes traditionnels, les facilités paresseuses des effondristes et, peut-être pire que tout, les tentations démagogiques des formes de « développement » individuel (dont les recettes de coaching sont les héritières en ligne direct des formes les plus démagogiques du management18).
Le combat contre le régime de croissance promet d’être long. Il est loin d’être gagné d’avance. « Cela promet de beaux jours » (Alain).
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Mais alors que répondre à ce.tte participant.e qui, sans attendre ma réponse, me suggère d’emblée que l’amour et le bonheur sont de « beaux » candidats à une croissance désirable ?
Commencer par lui signaler gentiment qu’il n’est peut-être pas pertinent de reprendre le terme de « croissance » pour mettre dans le même sac le PIB et l’amour et le bonheur. Et que cette capacité à tout englober dans la croissance est une manifestation du régime de croissance.
Qui d’ailleurs ne connaît pas cette soit-disant preuve d’amour : « je t’aime plus qu’hier et moins que demain ». Non, je t’aime autant qu’hier et autant que demain, avec les fluctuations du quotidien, évidemment, mais sans avoir besoin de progresser.
Quant au bonheur, cette « idée neuve en Europe » selon la dernière phrase du fameux discours de Saint-Just du 3 mars 1794, on entend souvent qu’il pourrait ou même devrait croître. Comme si le bonheur qui est de l’ordre de l’être devrait lui aussi succomber à la démesure et à la quantification par l’avoir. C’est en effet vraiment une idée moderne car il serait bien difficile de trouver dans les sagesses passées du monde entier le moindre sage qui n’aurait pas défini le bonheur précisément par la stabilité, la constance et l’équilibre. Tout sauf la croissance ! Alors oui, le bonheur n’est pas un domaine que la croissance devrait coloniser. Oui une croissance du bonheur serait un oxymore. Le bonheur, c’est juste un équilibre, un repos, une continuité19.
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Notes et références
- Il ne s’agit pas de confondre l’énergie et la matière ; et pour cela les travaux du bio-économiste Nicholas Georgescu-Roegen sont tout à fait pertinents. « Petit à petit, les particules de tout morceau de matière s’en détachent et se dispersent aux quatre vents », autrement dit, inéluctablement la matière utilisable se dégrade en matière inutilisable, et par conséquent « le processus économique est évidemment ouvert. Mais puisque la Terre, elle, est un système pratiquement clos, il n’est pas exclu que dans l’avenir certains matériaux puissent devenir un facteur plus critique encore que l’énergie ». Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance (1979), 2e édition, 1995, chapitre IV.[↩]
- Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. de l’anglais par G. Fradier, Calmann-Lévy, coll. « Agora », 2002, p. 37-38.[↩]
- Même si chez le « jeune Marx » des Manuscrits de 1844 et des Notes de lectures, on peut trouver de quoi nourrir une critique normative.[↩]
- Même si c’est la vague de la croissance économique qui a porté sur le rivage des temps modernes le régime de croissance, rien n’interdit de penser que la vague peur refluer en abandonnant sur la grève le régime de croissance : telle est la puissance de l’inertie du régime de croissance.[↩]
- Mark Hunyadi, Morale contextuelle, Presses universitaires de Laval (2008). Mark Hunyadi, L’homme en contexte. Essai de philosophie morale, Cerf (2012).[↩]
- Patrick Pharo, Le capitalisme addictif, PUF (2018).[↩]
- Pour le dire dans le vocabulaire de George Bataille : il ne s’agit pas de nier l’utilité servile de la technique, il s’agit de s’inquiéter à propos de sa capacité à réduire la part souveraine de nos activités humaines. Même si dans L’érotisme¸ sa définition de l’homme comme animal doublement « négateur » reprend sans assez de critique les interprétations kojéviennes de Hegel.[↩]
- Après avoir cité la « question que Lessing adressait aux philosophes utilitaristes de son temps : “Et à quoi sert l’utilité ?” », Hannah Arendt ajoute : « l’utilité instaurée comme sens engendre le non-sens », Ibid., pages 207-208.[↩]
- Harmut Rosa, Résonance, une sociologie de la relation au monde, La découverte (2018), note 8, page 467.[↩]
- On peut trouver dans la philosophie épicurienne beaucoup de ressources pour saisir un type de satisfaction comme réjouissance et contentement ; car si le plaisir est « l’absence de souffrance », alors tout moment sans souffrance est satisfaisant : principalement, tous ces moments monotones, quotidiens, ordinaires caractérisés par la régularité, la banalité ordinaire, la simplicité des besoins « naturels ».[↩]
- https://ladecroissance.xyz/2019/04/28/tyrannies-de-la-croissance/[↩]
- Si la faim vient en ne mangeant pas, en manquant de nourriture, « l’appétit vient en mangeant » : c’est donc un désir que le manque ou l’absence ne déclenche pas. Mais on doit aussi se demander ce qui peut nous « couper l’appétit » pour rendre compte de la convivialité intrinsèque de l’appétit. L’appétit est le type même de désir qui peut être satisfait, pour qui le assez peut être suffisant.[↩]
- https://decroissances.ouvaton.org/2022/09/30/la-decroissance-au-dela-de-lanticapitalisme/#43_De_la_forme-regime[↩]
- Pour s’accorder avec les travaux de Matthias Schmelzer sur la fabrique de la croissance comme boussole politique de l’économie. Matthias Schmelzer, The Hegemony of Growth, Cambridge (2016).[↩]
- Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie, Le bord de l’eau (2015). Mark Hunyadi, Au début est la confiance, Le bord de l’eau (2020).[↩]
- Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture, Une écologie du démantèlement, éditions divergences (2021). https://decroissances.ouvaton.org/2022/05/29/jai-lu-heritage-et-fermeture-une-ecologie-du-demantelement/[↩]
- https://decroissances.ouvaton.org/2020/05/01/pourquoi-faut-il-lire-hartmut-rosa/[↩]
- Michel Lepesant, Slow Management, Pearson (2013), Éléments pour une conclusion critique, pages 199-230.[↩]
- Il faut lire la Lettre à D., écrite par André Gorz.[↩]