Où a lieu la vie sociale ?

Ce thème des « lieux » de la vie sociale se veut à la croisée d’une double filiation : celle de l’attention à accorder à ce qu’est un « lieu » en tant que tel ; celle de la distinction à faire entre « vie en société » et « vie sociale ».

Pourquoi s’intéresser à la notion de « lieu » ? a) Parce que la notion de lieu est liée à celle de « réhabitation ». b) Parce que le terme de « lieu » s’emploie aussi bien dans des expressions spatiales que temporelles : un lieu c’est « quelque part », c’est situé, c’est localisé et c’est un « moment », c’est daté. c) Un lieu c’est aussi un « milieu » : et un milieu, ce n’est pas seulement un « intermédiaire » (voir le sens b), c’est aussi un système d’interdépendance au milieu duquel les choses ont lieu.

Ce sont ces 3 sens qu’il faut préciser politiquement dans un plaidoyer décroissant pour réhabiter les « lieux » comme espace-temps de la vie sociale, là où a lieu la vie sociale.

a) La vie sociale comme le lieu de la réhabitation

→ Réhabiter signifie « apprendre à vivre in situ au sein d’une aire qui a précédemment été perturbée et endommagée par l’exploitation »1.

Ces dégâts ont été causés dans une économie de croissance soumise à l’impératif de l’immédiat : pour lequel, peu importe l’environnement, peu importe les effets à moyen et long termes, seul compte le potentiel de croissance (à la limite, jouir tout de suite, tout seul : le régime de croissance comme onanisme généralisé).

La réhabitation est l’une des conditions pour échapper à ce présentisme et à ce localisme caractéristiques de la forme de la « vie en société », celle du « ici et maintenant » : où le maintenant est le présent réduit à l’instant, et où le ici est un local abstrait de tout global. Au contraire, ne faudrait-il pas retrouver les dépendances et les interdépendances du avant et du après, du ailleurs et du lointain ? Parce qu’un lieu, ce n’est ni une bulle temporelle – coupée du passé des traditions et des usages – ni une bulle spatiale – coupée d’une totalité vivante cadrée par des « limites planétaires » et d’une totalité sociale qui s’appelle banalement l’« humanité ».

Penser la vie sociale comme « réhabitation », cela signifie donc que cette vie sociale est une « aire » menacée par l’exploitation. C’est une « aire » parce que c’est une « base » : c’est le socle sur lesquelles s’appuient toutes les manifestations de la vie humaine. Sa solidité est menacée, fragilisée, par toutes les morcélisations et tous les individualismes qui prétendent « faire société » ou « faire réseau » : alors qu’il n’est pas bien difficile de comprendre que l’on ne peut avoir besoin de relier des individus que si, préalablement, ils ont été séparés (le « faire société » des « réseaux sociaux » n’est donc en réalité qu’une promotion d’une certaine conception – « individualiste » – de la société, celle où ce sont les individus qui sont un préalable à la « vie en société »).

b) La vie sociale comme infrastructure anthropologique.

Ni l’économie ni la nature mais seulement la vie sociale mérite cette place d’infrastructure anthropologique ; je valide l’emboîtement (René Passet) de l’économie dans la société et de la société dans la nature ; et je valorise la place intermédiaire, celle de la société.

Il s’agit là d’un plaidoyer en faveur de l’intermédiaire en tant que tel : je vais même jusqu’à considérer qu’il ne faut jamais penser l’intermédiaire comme « au milieu de » (à mi-chemin de) mais qu’il faut inverser l’image : l’intermédiaire est le milieu au milieu duquel (à partir duquel) les soi-disant extrémités se montrent en réalité comme des… extrêmes, que l’on ne peut défendre qu’en en faisant des abstractions, en les séparant du milieu d’où elles émergent, du tout dont elles ne sont que des parties.

Cela revient à dire que la « nature » comme l’« économie » ne sont que des constructions sociales ; autrement dit, pas plus la nature que l’économie ne sont des données « neutres » qui s’imposent de l’extérieur à la vie sociale. C’est l’inverse : suivant le type de vie sociale, il y a une vision différente de la nature et de l’économie. Suivant que certaines visions placent en préalable à la société soit l’économie soit la nature, nous avons des sociétés différentes, société de croissance dans le premier cas, société écologique dans le second. Et ce sont là des positions « politiques » de la part de ces sociétés.

Une société de décroissance serait une société qui déciderait de faire le choix politique de se conserver en plaçant la nature en préalable (non pas que ce soit une réalité « objective », mais parce que c’est une construction politique).

Mais cet enjeu « anthropologique » a toujours d’abord eu une dimension politique, au sens institutionnel.

On peut l’illustrer en faisant un rappel historique : celui de l’invention du socialisme pour intercaler un espace public – celui de la vie sociale – entre l’individu et la nation. Parce que la révolution française – du point de vue de ceux qui vont devenir des socialistes – a marqué un pas : par les fameuses lois Allarde et Le Chapelier de 1791, non seulement ce nouvel espace public n’existe pas mais il est même interdit.

Lisons ce que Le Chapelier écrivait dans le préambule de sa loi de 1791 : « Il n’y a plus de corporations dans l’État : il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation ».

Entre l’État et l’individu, il ne doit plus exister de « corps intermédiaires ». L’intérêt est soit général, et c’est celui de la Nation, soit particulier, et c’est celui de l’individu. L’intention de tels décrets, c’est de garantir les libertés individuelles – qui, dans l’Ancien régime fondé sur la hiérarchie plutôt que sur l’égalité, étaient corsetées par les corportations : « Il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon », explicite l’article 7 du décret d’Allarde. Mais le résultat de la suppression des corporations c’est, de fait, l’interdiction des syndicats, de la grève, des mutuelles. Et il faudra attendre 1864 pour que la loi Ollivier abolisse le délit de coalition, puis 1884 pour la loi Waldeck-Rousseau qui légalise les syndicats ; avant évidemment la loi de 1901.

La réhabi(li)tion des intermédiaires a pour objectif d’intercaler des médiations dans l’espace public. On pourrait dire que le défi politique de ces médiations, c’est de hiérarchiser sans compartimenter. Dans l’Ancien régime, les hiérarchies étaient des compartiments, des « ordres », et toute tentative de les bousculer étaient désordre.

Les leçons politiques qu’en tant que socialistes nous pouvons tirer de cet épisode pourraient être reprises pour les écologistes afin de ne pas en arriver à croire qu’il pourrait y avoir un face à face entre l’individu et la nature.

c) L’interdépendance comme socle social

Conceptuellement, il s’agit d’échapper à une opposition caricaturale entre d’un côté l’indépendance (qui serait pour un individu, sa liberté) et de l’autre côté la dépendance (qui serait, pour l’individu, l’effet d’une contrainte que la société exerce sur lui).

Cette opposition caricaturale – ou bien dépendance, ou bien indépendance – repose plus ou plus explicitement sur une certaine conception – libérale – de la liberté : être libre, ce serait ne dépendre d’aucune des contraintes que la société tenterait d’imposer ; obéir à une contrainte, une « coercition », ce serait être privé de liberté.

La difficulté de cette conception, c’est qu’elle fait de la société une abstraction en face de l’unité concrète que serait l’individu : la société et ses contraintes apparaissent comme une menace pour l’individu et sa liberté.

Pour s’opposer à ce parti pris idéologiquement libéral, la bonne analyse ne consiste pas à renverser la caricature : réserver la liberté – sociale – à la seule société et voir dans l’individu une menace pour la société.

Pour sortir de ces caricatures symétriques, il faut passer d’un face à face entre dépendance et indépendance à une situation triangulaire par laquelle la dépendance et l’indépendance apparaissent comme les deux côtés d’un triangle dont la base est un troisième terme : l’interdépendance.

La vie sociale est alors le « lieu » des interdépendances.

Pour une analyse de ce triangle, je renvoie à un article paru dans le numéro 56 de janvier-février 2022 du journal romand d’écologie politique Moins !, dans un dossier consacré à notre « société sous hautes dépendances » : « Délires libéraux de l’indépendance en société de croissance ».

Un dernier mot sur l’enjeu politique de ce triangle qui repose sur le socle social des interdépendances : c’est de savoir quelle réponse apporter à la question du « à partir de » ? Est-ce à partir de la société que se construisent les individus ou bien est-ce à partir des individus que se fabrique une société ? Dans le premier, nous partons d’une « vie sociale » ; dans le second cas, nous aboutissons à une « vie en société ».

I. Définitions de la vie sociale

Le point de départ de cette attention accordée à la « vie sociale » – au point d’en faire l’expression même d’une conception anti-individualiste de la société – est une demande qui avait été adressée à Baptiste Mylondo et à moi par le philosophe François Flahault à l’occasion de la reprise de l’un de ses textes pour notre Inconditionnel. Anthologie du revenu universel (aux éditions du Détour, 2018) : il nous demandait de remplacer systématiquement l’expression « vie en société » par « vie sociale ».

Pourquoi engager la décroissance dans une conception anti-individualiste de la société ? Parce que a) l’individualisme sape « la vie sociale » et la remplace par « la vie en société » et parce que b) nous défendons une conception politique de la décroissance comme socialisme de la vie sociale.

En ce sens, cette critique de l’individualisme2 retrouve le premier sens du « socialisme » tel qu’il fut popularisé en France dans les années 1830 par Pierre Leroux : « Le socialisme désigne explicitement le fait de poser en principe — et de prendre parti pour — la société : soit l’opposé de l’individualisme. »

Rappelons que par conception « individualiste » de la société, j’entends une conception non pas psychologiquement mais ontologiquement individualiste. Dans cette acception, l’existence des individus précède leur coexistence sociale ; alors qu’au contraire, pour François Flahault, « la coexistence précède l’existence ».

C’est donc par rapport à ce cadrage ontologique que je vais évoquer quelques pistes qui ont en commun de fournir des éléments pour cerner ce que l’on peut entendre par « vie sociale », surtout quand on veut la distinguer de la « vie en société ».

a) Remonter du bien commun vécu à la « part de bonheur » : Flahault, lecteur d’Aristote

Pour François Flahault (texte 3.5 du Corpus) : L’« ambiance », le sentiment d’exister que nous éprouvons du fait d’avoir notre place parmi les autres et de vivre dans un monde commun n’a donc pas moins de prix que les droits individuels : privé de tout bien commun vécu, notre sentiment d’exister s’estompe et laisse place à l’expérience du rien, angoissante et solitaire.

C’est à ce « sentiment d’exister » qu’appartient « la part de bonheur dans le seul fait de vivre » ; pas dans le fait de bien vivre, juste de vivre…

 « Il faut d’abord établir en vue de quoi la cité est constituée… Un homme est par nature un animal politique. C’est pourquoi, même quand ils n’ont pas besoin de l’aide des autres, les hommes n’en ont pas moins tendance à vivre ensemble. Néanmoins l’avantage commun lui aussi les réunit dans la mesure où cette union procure à chacun d’eux une part de vie heureuse. Tel est assurément le but qu’ils ont avant tout, tous ensemble, comme séparément. Mais ils se rassemblent et ils perpétuent la communauté politique aussi dans le <seul> but de vivre. Peut-être, en effet, y a-t-il une part de bonheur dans le seul fait de vivre si c’est d’une vie point trop accablée de peine. Il est d’ailleurs évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrances tant ils sont attachés à la vie, comme si celle-ci avait en elle-même une joie (euêmeria, belle journée) et une douceur naturelles. » Aristote, Les politiques, 1278 b 16-31

b) Socialité primaire, care, décence commune

  • Socialité primaire : « La définition de départ qui se présente le plus immédiatement à l’esprit est celle qui assimilerait la socialité primaire à l’ensemble des relations interpersonnelles, de personne à personne, ou encore, aux relations dites « face à face », que celles-ci soient effectives ou simplement virtuelles. La socialité secondaire serait au contraire le domaine des relations commandées par une exigence d’impersonnalité, par le rapport aux institutions et à la société globale. Cette opposition a le mérite de paraître immédiatement simple et intelligible, mais l’inconvénient de ne guère résister à un examen un peu approfondi. »3.
  • Care : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Du care, Joan C. Tronto). D’emblée, il faut savoir distinguer  les 4 phases du care : se soucier de, se charger de, accorder des soins, recevoir des soins.
  • Décence commune : Chez George Orwell, c’est l’ensemble des usages qui disent ce qu’on peut faire et ce qui ne se fait pas et qui constitue une morale de base – une morale concrète – d’une société historiquement située.

c) La structure des relations de reconnaissance sociale (Axel Honneth)

On va trouver chez  Axel Honneth,  dans La lutte pour la reconnaissance sociale (Cerf, 2000) un cadre pour comprendre comment les individus peuvent former leur identité en s’engageant dans des conflits intersubjectifs – des luttes pour la reconnaissance – dont ils prennent graduellement conscience au travers d’expériences de mépris. Honneth suggère que ces émotions négatives « pourraient constituer la motivation affective dans laquelle s’enracine la lutte pour la reconnaissance » (p.166) : « l’individu ne parvient à se libérer de la tension affective provoquée en lui par des expériences humiliantes qu’en retrouvant une possibilité d’activité » (p.169). Il est évident que de tels actes de résistance ne peuvent être que renforcés s’ils peuvent s’appuyer sur un mouvement social constitué (hypothèse étudiée par la troisième partie)

Mode de reconnaissanceSollicitude personnelleConsidération cognitiveEstime sociale
Dimension personnelleAffects et besoinsResponsabilité moraleCapacité et qualités
Forme de reconnaissanceRelations primaires (amour, amitié)Relations juridiques (droits)Communauté de valeurs (solidarité)
Relation pratique à soiConfiance en soiRespect de soiEstime de soi
Forme de méprisSévices et violencesPrivation et exclusionHumiliation et offenses
Forme d’identité menacéeIntégrité physiqueIntégrité sociale« Honneur », dignité

d) L’interdépendance comme socle des autres sphères de la vie sociale (François Dubet)

Je trouve dans le livre de François Dubet, Sociologie de l’expérience (seuil, 1994), un cadre général pour penser les conduites individuelles des membres d’une société comme la combinaison de 3 logiques différentes :

  • le sentiment d’appartenance à une communauté → la société comme système d’intégration basé sur la coopération,
  • les calculs pour tirer profit d’une situation de concurrence → la société comme système de rivalité basé sur la compétition,
  • les exigences d’une authenticité personnelle → la société comme système d’individuation basé sur la créativité.

Mais, à la différence de François Dubet qui équilibre ces 3 logiques au sein de ce qu’il nomme « expérience sociale » », je prétends que l’une des 3 logiques fournit la base aux 2 autres. Ma conviction est factuelle : non seulement, les sociétés « archaïques » ont quasiment été seulement des « communautés » (ce qui signifie une priorité absolue de l’intégration sur la rivalité et la créativité) mais aucune société ne fournit l’exemple de se fonder soit sur la concurrence (à moins d’adhérer à la fiction d’une pur marché libre) soit sur l’individualisme le plus radical (à moins d’adhérer à la fable libérale-libertaire parfaitement résumée par M. Tatcher  :  » la société n’existe pas »).

e) La vie sociale comme commun préalable (Marcel Mauss et Paul Fauconnet )

Il serait illusoire de croire que le commun ne peut se retrouver que dans une conception anti-individualiste de la société et que la « vie en société » serait dénuée de conception – et de pratique – du commun.

  • Dans la « vie en société », le commun est un résultat, il résulte d’un accord entre individus préalables (c’est ce que, dans les théories classiques du contrat social, on appelait un « contrat d’association »).
  • Dans la « vie sociale », le commun n’est pas un résultat, c’est un préalable.

Je pars de la magnifique définition fournie par Marcel Mauss et Paul Fauconnet : « Sont sociales toutes les manières d’agir et de penser que l’individu trouvent préétablies […]. Il serait bon qu’un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institution serait le mieux approprié. Qu’est-ce qu’en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ». Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Article « Sociologie » extrait de la Grande Encyclopédie, vol. 30, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, Paris, 1901.

Que le Commun apparaisse comme le cadre commun à l’intérieur duquel les libertés vont pouvoir s’exercer semble un premier acquis pour les décroissants. Mais que le (principe du) Commun ne soit pas seulement la base de la vie sociale mais un objectif politique – celui de la Volonté générale – semble plus difficile à reconnaître, et pourtant là est le « socialisme » des décroissants.

Rappelons brièvement ce qu’est la conception libérale de la liberté = une conception individualiste de la liberté comme liberté individuelle =  la liberté serait la possibilité pour tout individu défini prioritairement comme « propriétaire de soi » (John Locke) d’exercer ses activités de façon indépendante. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, et c’est d’abord vrai pour le champ dont je suis le propriétaire privé.

Mais alors comment les libéraux résolvent-ils le problème de la confrontation des libertés, et donc de leur limitation ? Par la fable de la main invisible : dans une conception individualiste de la liberté, seule une autre liberté individuelle peut venir limiter ma liberté → la concurrence libre et non faussée devient alors le principe politique de l’organisation sociale.

En tant que socialistes et écologistes, voyons comment les décroissants pensent plutôt qu’un principe de limitation ne peut pas venir des individus eux-mêmes :

  • Nous n’ignorons pas la variante colibri de la décroissance, qui ne semble pas échapper à la fable d’une autolimitation des individus par eux-mêmes (pour aboutir au mieux à une insurrection… des consciences).
  • Mais alors si la limitation ne vient pas de l’intérieur des individus, d’où vient-elle sinon de l’extérieur des individus ?
  • Si des « extérieurs » ne viennent pas de l’intérieur des individus, ils ne naissent donc pas des individus mais, tout au contraire, dès la naissance des individus, ces « extérieurs » précèdent les individus
    • La nature précède les individus : nous devons être écologistes.
    • La société précède les individus. Et nous retrouvons la définition par Mauss et Fauconnet du « fait social » comme ce qui préexiste à l’individu et qui, du coup, s’impose à lui.

Si la limitation ne vient pas d’abord de l’intérieur des individus (ce qui n’empêche pas l’objectif personnel d’une auto-limitation) : et cela a des conséquences fortes, par exemple sur la violence (voir dans le Corpus, le texte 2 du 3.7, d’Aurélien Berlan).

II. Des enjeux théoriques

Repérer quelques enjeux théoriques dans le but de suggérer quelques pas de côté et ce qu’ils engagent.

Dans tous les cas, nous allons voir qu’il sera question d’apporter des nuances et des rectifications : l’attention portée à la vie sociale va en effet nous amener à préciser ce que nous entendons par a) domination, par b) économie, par c) écologie, par d) humanisme, par e) infrastructure.

a) Extension du domaine de l’exploitation

La « vie en société » est la vie des individus dans une société ; la « vie sociale » est la vie de la société : dans ce second cas, ce qu’il s’agit d’abord de protéger, ce sont les conditions sociales (et écologiques) qui permettent à une société de se maintenir.

D’un point de vue décroissant, le régime de croissance est d’abord une guerre contre la vie sociale et on peut ainsi voir dans les inégalités une menace d’abord dirigée contre la cohésion d’une société4.

Ainsi, la domination est une force de désintégration sociale : quand on pense la vie en société comme un système de lutte et de rivalité entre individus – et non pas comme un système d’intégration –, il n’est pas étonnant que le résultat de cette lutte soit la domination de certains sur d’autres.

Mais alors qu’est-ce que « dominer » ?

Du point de vue des dominants, la domination est une libération, ou plutôt une « délivrance » : comme le montre Aurélien Berlan, dans Terre et Liberté (La Lenteur, 2021)5, dominer, c’est « faire faire » par le dominé. Le dominant se délivre ainsi des activités matérielles qui assurent la vie. En ce sens, la domination est exploitation.

Mais elle n’est pas que cela car elle met aussi à mal les liens sociaux qui sont la vie sociale. Dans la vie en société, le préalable est l’individu et le lien apparaît comme un artifice pour relier des êtres séparés (par exemple sous la forme d’un contrat ou d’un réseau social). Au contraire, dans la vie sociale, le lien précède les individus : au début est l’interdépendance. Dans la vie en société, parce qu’il est un artifice, on peut croire que le lien peut être fabriqué et réparé. Dans la vie sociale, au contraire, la sociabilité naturelle est plutôt abimée par toutes les techniques de mises en relations.

Cette mise à mal des liens sociaux préalables ajoutent donc au fait même de l’exploitation toute une série d’effets de la domination :

  • Quand il va s’agir pour le dominant de légitimer la domination, il va précisément la désocialiser en la naturalisant : l’esclave, la femme ou l’animal seraient naturellement des êtres destinés à la domination.
  • Cette naturalisation s’accompagne souvent d’une infériorisation : par le genre, par la race, par la naissance…
  • Mais le dominant comprend facilement que sa domination est d’abord l’exercice d’un « faire faire par le dominé » toutes les activités dont sa vie dépend. Autrement dit, en réalité – c’est le fameux renversement hégélien du maître et du serviteur –, le dominant dépend du dominé. Et c’est cette dépendance qu’il s’agit de cacher, de faire disparaître, d’invisibiliser.

Si la vie entre humains sociaux n’était effectivement qu’une vie en société, alors il n’y aurait que des rapports de forces et dans ce cas, la domination se réduirait à la seule exploitation. Mais ce n’est pas le cas comme on le voit avec les effets sociaux de la domination : la naturalisation, l’infériorisation, l’invisibilisation. Ce que l’existence de tels effets révèle, c’est que c’est bien la vie sociale – avec ses liens préalables – qui constitue le socle sur lequel repose les systèmes de compétition et d’individuation.

b) Imaginer une société désencastrée de l’économie

On a compris que l’ontologie individualiste de la « vie en société » est celle qui voit dans l’articulation entre logique de compétition et logique d’individuation la base des rapports sociaux. Cette articulation n’est pas nécessairement conflictuelle et c’est à son harmonie qu’est destinée la fable du « mérite » : ce serait par la compétition de chacun contre chacun que chaque individu aurait les justes opportunités pour s’auto-entreprendre (ou pour créer sa vie, selon que l’on choisit comme modèle du self-made man l’auto-entrepreneur ou l’artiste).

Le modèle « naturel » de la compétition est le marché : la marchandisation des rapports sociaux n’est alors que la traduction sociale de la marchandisation des facteurs de productions (la terre, la monnaie et l’activité). Ce modèle imprime ainsi sur tous ces rapports la même matrice économique de la rationalité instrumentale.

Par conséquent, pour se décoloniser de cette matrice, une société désencastrée de l’économie – c’est-à-dire une société non pas sans économie mais avec une économie remise à sa place – ne pourrait se donner véritablement les moyens de protéger et d’entretenir la vie sociale sur laquelle elle repose qu’à condition d’oser prendre le contrepied des injonctions qui viennent de l’économie : la compétitivité, l’efficacité, la spécialisation (sociale et/ou technique) du travail.

C’est ainsi que dans une société dont l’objectif politique serait l’entretien de la vie sociale, les activités sociales seraient :

  • Reconnues en tant que telles comme participations au commun de la production sociale de la richesse commune. Et c’est au nom de cette reconnaissance accordée à toute activité – en dehors des activités déclarées socialement illicites – que serait accordée à chacun, inconditionnellement, la part de la richesse qui lui revient de par son activité individuelle. Ce qui revient inconditionnellement à chacun s’appelle un… revenu inconditionnel6.
  • Délivrées des injonctions de la spécialisation et de l’efficacité. D’où une organisation sociale des activités qui serait fondée sur un principe de rotation des activités et sur un principe d’inefficacité7.
  • Il faudrait aussi reprendre la vie sociale aux machines (cf. Atelier Paysan) et surtout à la Mégamachine (cf. Fabian Schneider)…

c) Recadrer l’écologie

L’idée générale est de présenter la décroissance d’abord comme un socialisme pour le 21ème siècle – un socialisme de la vie sociale – plutôt que comme la variante radicale d’une écologie pour le 21ème siècle.

Pourquoi ?

Même si je crois que seule une décroissance politique peut relever le défi politique de l’écologie, je ne crois pas pour autant que l’écologie suffise pour faire une politique. Je ne veux pas dire par là que l’écologie transcende la politique : tout au contraire, seule une décroissance politique peut accorder à l’écologie la place politique qui lui revient. Autrement dit, en dehors d’une perspective décroissante, l’écologie ne me semble pas avoir, par elle-même, une capacité de mobilisation politique.

Pire encore, puisqu’il se peut que l’écologie si elle n’est pas replacée dans la perspective sociale d’une décroissance politique fait courir le risque de n’être qu’une variante de l’impasse que je formule sous le nom d’argument de la nécessité, ou argument de la fatalité.

  • On le voit depuis longtemps quand le slogan de la décroissance est qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible. Alors qu’une perspective sociale met d’abord en avant l’absurdité – et non pas l’impossibilité – d’une vie humaine sous régime de croissance. Que le monde soit fini ou non, toute croissance infinie est (socialement) absurde.
  • On le voit aujourd’hui avec le succès remporté par toutes ces variations de l’argument de la fatalité : depuis la décroissance réduite à la décroissante démographique, jusqu’à la décroissance qui serait « inéluctable », sans oublier les rhétoriques de la collapsologie et de l’effondrement.
  • Bref, je peux reprendre une citation de mon intervention sur le capitalisme. Voici ce qu’Onofrio Romano écrivait dans le n°5 d’Entropia en 2008 : « Nous demandons à sa majesté la « nature » de faire à notre place le sale travail : balayer un modèle d’existence contre lequel, évidemment, nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument » ; et dans son dernier livre, il reprend sa dernière formule et il la complète : « Nous demandons à la nature d’effectuer le sale boulot dans notre vie quotidienne : de balayer un modèle de vie contre lequel nous reconnaissons clairement que nous n’avons pas assez d’arguments politiques efficaces. »

Si donc nous voulons laisser la politique du côté du choix et de la volonté, et non pas du côté de l’inéluctable et de la nécessité, ne devons-nous pas oser défendre qu’il faut d’abord protéger la vie sociale avant de protéger la nature ? Tout le défi politique à relever, consiste à tenir ensemble 2 affirmations : il existe des « limites planétaires » et il n’y a de politique que s’il y a choix.

d) Repenser l’humanité de l’homme

Je veux juste ici indiquer un nouvel impératif : devant les risques de glissades antihumanistes que l’on peut si facilement relever dans les propos des militants « alternatifs », n’y a-t-il pas urgence à s’atteler au chantier d’une réhabitation de l’humanisme ?

Je me contente ici d’évoquer 2 pistes :

  1. Ce n’est pas par hasard — Hannah Arendt l’a rappelé — que le latin employait comme synonyme de « vivre » l’expression « être parmi les hommes » (inter homines esse)8.
  2. Mais il me semble que l’élargissement provoqué par cet inter ne doit pas se réduire à une interdépendance avec le vivant, ou avec les vivants ; et c’est pourquoi, je me demande s’il ne faudrait pas aussi plaider pour une réhabitation de la raison – à condition bien évidemment de rejeter le réductionnisme de la rationalité instrumentale et de se diriger au contraire sur la voie d’une « pensée élargie » (suivant l’expression kantienne du §40 de la Critique de la faculté de juger)9.

e) Comment la question écologique doit néanmoins transformer la question de la vie sociale

A propos du livre de Latour et Schultz – Mémo  sur la nouvelle classe écologique, Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même­ – Philippe Pignarre dans un long texte publié sur le site Terrestres propose une distinction entre 2 types de société qui me semble vraiment féconde.

Ce qui me semble fécond dans cette distinction c’est que la prise en compte de la question écologique dans ce que Pignarre appelle « société 2 » ne consiste pas l’à ajouter à la question sociale mais impose de transformer la question sociale. Or cette « transformation » ne me semble possible que si la question sociale a d’abord été envisagée du point de vue de l’entretien de la « vie sociale », et non pas du point de vue de la « vie en société ».

Dans la société 1, l’économie et ses rapports de production constitue l’infrastructure de la vie en société.

Dans la société 2, Latour et Schultz proposent de remplacer l’idée d’une « infrastructure économique » par celle d’un « entremêlement écologique ».

Lisons Ph. Pignarre :

« On pourrait faire l’exercice de pensée suivante : appelons désormais société 1, la société des humains, celle de la lutte des classes et du développement des forces productives (en prenant société en un sens plus général qu’usuellement, on pourrait aussi parler de monde ou même de cosmologie). Elle doit donc être pensée comme incluse dans une société 2, une société faite de multiples boucles d’interactions (ce qui est le sens de Gaïa), directement et immédiatement menacée par l’Anthropocène. Les nouveaux éléments (caractérisant la société 2) ne viennent pas seulement s’ajouter à ceux de la société 1, ils les modifient du fait de leur solidarité ou interdépendance.

[…]

Les mots changent de sens selon que l’on se situe dans la société 1 ou la société 2. Dans la première, l’émancipation est l’objectif politique par excellence. Dans la société 2, les attachements comptent : ils doivent être découverts et cultivés. On sera sensible aux dépendances dans la société 1 et aux interdépendances dans la société 2. L’économie a longtemps été conçue par les marxistes comme l’infrastructure23 de la société 1, alors que dans la société 2, ce sont les entremêlements entre tous les existants qui pourraient être considérés comme le fondement, si ce mot peut encore avoir un sens étant donné qu’il désigne ici un régime d’existence vulnérable. Le matérialisme de la société 1 perd son caractère réductionniste dans la société 2 : les matières retrouvent toute leur diversité. Dans la société 1, l’exploitation règne en maître unique, dans la société 2, la destruction vient compléter et modifier le tableau. Le pressentiment exprimé par Marx dans L’Idéologie allemande devient réalité immédiate : « Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructives. » Dans la société 1, l’économie s’impose. Dans la société 2, l’économie est une écologie en permanence tronquée et artificiellement délimitée (ainsi dans le débat sur les betteraves et l’emploi de néonicotinoïdes, on considérera que le sort des abeilles, à la différence de celui des usines sucrières, est hors économie).

Dans la société 1, il y a une nature assez indifférente ; dans la société 2, nous sommes dans le « chtulucène » proposé par Donna Haraway pour rendre compte du fait que nous ne sommes pas seuls au monde, mais dépendons d’entremêlements innombrables qui restent largement à explorer. En ce sens, l’Anthropocène est à la fois le nom d’un changement géologique mais aussi l’occasion de tourner notre regard vers le monde où l’on vit et celui dont on vit, de commencer à l’explorer alors que nous avions appris à l’ignorer. Dans la société 1, toute notre attention est tournée vers les usages et les échanges (et leurs valeurs) ; dans la société 2, les contacts (et leur valeur) prennent une place de choix. Dans la société 1, nous sommes des humains ; dans la société 2, nous sommes des Terriens – nous avons atterri. Dans la société 1, on fait de la politique, dans la société 2, il va falloir apprendre à faire, selon la belle expression d’Isabelle Stengers, de la cosmopolitique : les propositions qui sont faites, les décisions qui sont prises, doivent l’être « en présence de ceux et de celles qui en porteront les conséquences ». »

Philippe Pignarre, La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes. https://www.terrestres.org/2022/01/26/la-terre-notre-camarade-lettre-ouverte-a-mes-amis-marxistes/

Ainsi, c’est seulement dans une décroissance comme socialisme de la vie sociale que la question écologique peut venir transformer la question sociale – a contrario, dans l’écosocialisme la question sociale et la question écologique s’ajoutent parce que la question sociale n’est pas recadrée à partir de la vie sociale comme socle commun des interdépendances.

Pourquoi ? Parce que la vie sociale est préalablement un socle d’interdépendances d’interdépendances – celui de la société 2 – et que donc la prise en compte politique d’une nature comme système d’interdépendances ne crée aucune rupture paradigmatique.

III. Des effets politiques

Pour qu’il y ait vie sociale, il ne faut pas seulement des conditions sociales et des conditions naturelles, il faut aussi une condition politique tout à fait particulière : que la préservation des conditions naturelles (sous la menace écocidaire) et des conditions sociales (sous la menace sociocidaire) soit un objectif politique.

Là où le monde de la croissance prend pour objectif le dépassement généralisé des conditions de départ, l’objectif de la décroissance doit, au contraire, être un objectif de stabilité, de mesure : économiquement, un état stationnaire ; technologiquement, la fin de l’évolution permanente ; socialement, une civilisation du repos.

La responsabilité d’une décroissance politique consiste à prendre pour objectif la protection, la conservation et l’entretien des conditions de possibilité d’une vie sociale.

Or aujourd’hui, le régime de croissance menace partout et tout le temps une telle stabilisation ; c’est pourquoi, aujourd’hui, l’heure est à la résistance.

Où donc a « lieu » cette résistance ?

a) S’émanciper de la domination patriarcale

Dans l’analyse que j’ai proposée plus haut de la domination et de ses effets de naturalisation, infériorisation et invisibilisation, il était facile de voir que je m’appuyais sur le modèle de la domination patriarcale.

Et ce n’est pas par hasard que l’on peut penser que la différenciation sociale par le genre est historiquement – anthropologiquement – la première construction par laquelle une vie sociale peut se dégrader en vie en société : qu’il y ait des différences entre les femmes et les hommes, c’est une donnée tout à fait compatible avec une vie sociale définie à partir des différences ; que ces différences s’institutionnalisent en inégalités, c’est tout autre chose.

Il y a alors là un « lieu » de résistance : s’émanciper de la domination patriarcale.

Oui, mais comment ? Par le rattrapage. Mais lequel ?

  • Non pas celui prôné par tout un féminisme socialiste qui voit dans l’accès au monde du travail une voie royale d’émancipation. Car il faut être singulièrement « travailliste » et politiquement hémiplégique pour d’un côté prétendre voir dans le travail une exploitation de l’homme par l’homme et de l’autre côté ne pas voir que le travail féminin ne serait que la continuation de l’exploitation de la femme par l’homme, par lequel la domination patronale ne ferait que s’ajouter à la domination patriarcale.
  • Même pas besoin pour refuser ce type de rattrapage de s’appuyer sur une critique catégorielle du travail (Wertkritik) – celle qui critique le travail en tant que tel – car il suffit de remarquer que ce rattrapage s’effectuerait dans le même monde que celui dans lequel les hommes sont dominés : le capitalisme.
  • Mais alors quel rattrapage ?
  • De la même façon qu’il faut renverser les analyses marxistes sur ce qu’est l’infrastructure, il faut renverser le rattrapage : si l’infrastructure réelle n’est pas la sphère de la production mais la sphère de la reproduction – celle où on fait, non pas des profits, mais des personnes, celle de la vie sociale – alors ce n’est pas aux femmes de rattraper les hommes mais aux hommes de rattraper les femmes dans les activités de la sphère de la reproduction sociale, celle dont l’objectif est précisément l’entretien de la vie de la société10.

b) Où rouvrir un front principal des luttes ?

Aujourd’hui, dans la mouvance des chapelles anticapitalistes, l’abandon tant théorique qu’historique de la lutte des classes comme « front principal des luttes » – les autres luttes étant des « luttes secondaires » – aboutit à une sorte de juxtaposition généralisée des résistances.

Au mieux, on passe d’une logique de « cumul des oppressions » à une critique intersectionnelle qu’il s’agit d’assumer à condition qu’elle ne donne pas prise à une logique de parcellisation des revendications dont on devine qu’elle ne pourrait s’arrêter qu’à la porte des individus, venant ainsi renforcer la sape de la vie sociale : dit autrement, l’institution imaginaire de la société ne doit pas céder le pas à l’éparpillement des institutions imaginaires des individus.

Est-ce à dire qu’il faudrait réhabiter la notion de « front principal » ?

Pour des raisons qui ont toutes leurs histoires solides et documentées, nous ne devons en effet pas revenir à tenter de (nous) remystifier avec la lutte des classes comme front principal des luttes. Mais est-ce une raison pour abandonner toute idée d’un « front principal des luttes » ?

Non. L’identification du front principal à la seule lutte des classes résultait d’un contresens idéologique : placer l’économie (la sphère de la production économique) en infrastructure, « en dernière instance ».

Historiquement ce contresens (l’encastrement de toute vie en société dans l’économie) a été partagé tant par les capitalistes que par nombre d’anticapitalistes, dans un commun productivisme (et extractivisme, et ensuite consumérisme et excrétivisme).

Ce n’est pas parce qu’historiquement l’anticapitalisme s’est trompé de front principal des luttes qu’il faut en abandonner l’ambition.

Mais alors quelle serait la sphère « en dernière instance » d’un tel front principal ? Depuis Françoise D’Eaubonne (relire ses si solides critiques dans Écologie, féminisme : Révolution ou mutation ? 1978) jusqu’au Manifeste féministe pour les 99%11, c’est la sphère de la reproduction sociale qui semble bien constituer cette infrastructure en dernière instance pour laquelle les anticapitalistes devraient refaire front commun.

Cette sphère, non-marchande, non-productive, non-économique, dans laquelle on fait des personnes et non pas des profits, dont l’objectif est bien la préservation de la vie sociale en tant que telle.

Dans un tel front principal, bien sûr pourraient aisément trouver place toutes les « luttes » mais aussi toutes ces autres formes de « résistances » qui s’appellent (depuis le socialisme utopique) des « expérimentations minoritaires ».

C’est ainsi la protection et l’entretien de la vie sociale qui devient le front principal ; ne pas tout détruire, ne pas tout reprendre à zéro : se baser sur le socle qu’est la vie sociale.

Oui, mais où a lieu ce front ? On le trouve à chaque lieu de vie sociale.

C’est d’interrelations dont a besoin la vie sociale, d’interdépendances : donc de lieux de vie sociale, de vie communautaire, à l’échelle de l’habitat, du voisinage, de la commune, du bassin de vie, de la biorégion…

La vie sociale et ses interactions, et ses interrelations, et ses interlocutions doit aussi investir la sphère structurelle de la production (marchande et non-marchande). Il faut que les lieux de production deviennent des lieux de vie : par exemple, déjà faire entrer la démocratie dans le monde des activités, et pas seulement économiques…

Et qu’est-ce qui doit d’abord avoir lieu dans ces lieux de vie sociale ? Au cœur de la réhabitation de ces lieux, il y a surtout la promotion volontariste de la discussion.

Ne pas se contenter de défendre « la discussion, partout ». Mais poser des lieux dont l’objectif premier est la discussion : type café associatif, forum citoyen, rond-point…

c) Stratégiquement : le besoin d’une carte des « lieux »

En évoquant la reprise (sociale) de la notion de « front principal », nous venons aussi de rencontrer la notion d’échelle et celle de discussion.

Ces 2 dernières notions peuvent être reliées quand on expérimente qu’un grand nombre de discussions échouent. Je fais le diagnostic que très souvent une raison commune est une absence de repérage quant au « lieu » qui est concerné.

Pour justifier cette hypothèse j’ai besoin d’une extension de la notion de lieu : bien sûr l’espace, et aussi le temps. Mais je propose d’ajouter 2 autres échelles – dans le but d’aider à situer où a lieu ce dont traite la discussion : l’échelle (politique) des institutions et l’échelle (psychologique) des attitudes.

J’imagine un exemple : celui d’une discussion portant sur le même objet – par exemple la répartition de la richesse nationale, ou le post-urbain décroissant, ou l’augmentation de la population active paysanne…– mais avec des échelles différentes : l’un veut la rupture au nom du désirable, l’autre la transition au nom du faisable et de l’acceptable, l’un pense au niveau de sa commune, l’autre au niveau de sa biorégion, l’un pense à échéance d’une mandature électorale, l’autre à terme de la fin du siècle, l’un s’inscrit dans une autogestion municipale, l’autre dans une délégation.

Chacun d’entre nous a déjà vécu ces discussions qui n’arrivent pas à trouver un « terrain d’entente », et qui dérivent en « débats » dans lesquels chaque participant semble se satisfaire de courir dans son propre couloir : et bien le débat est à la vie en société ce que la discussion est à la vie sociale. Un débat est juste une juxtaposition d’opinions exposées mais indiscutées, comme la vie en société présuppose des individus juxtaposés.

C’est pourquoi je suggère que nos discussions ont besoin d’une carte pour situer au milieu de quoi ont lieu les projets ; une carte comme un repère à 4 dimensions. Pour le moment, il me semble que ce repère pourrait comprendre 4 axes : celui des territoires, celui des temporalités, celui des institutions et celui des attitudes.

  • Territoire : du commun le plus proche (la proximité) au commun le plus éloigné (le terrestre) ; voisinages, communes, bassins de vie, biorégions…
  • Temps : de la mesure immédiatement applicable à tout un échelonnement du court terme au terme de plus en plus long (le terme extrême étant évidemment envisagé par l’entropie).
  • Institution : entre des sphères de justice (entreprises, administrations, associations…) mais aussi à l’intérieur de chaque sphère un échelonnement par un principe de subsidiarité.
  • Attitude : c’est du facteur humain dont il s’agit ici ; dont les deux extrêmes me semblent être la rupture (c’est le « tout ou rien ») et l’accompagnement (au péril de ce qui pourrait être « collaboration »).

On pourrait m’objecter qu’il ne sera pas facile de se représenter cette carte des lieux à cause de ses 4 axes. Mais comme dans tout repère, on peut simplifier et faire une projection en fixant au moins une des coordonnées (et si on en fixe 2, on obtient même un plan).

Surtout, en s’aidant de cette carte, on pourra dessiner des trajectoires bien sûr temporelles mais aussi territoriales, institutionnelles et psychologiques. Je fais le pari que, munis d’une telle carte, plus aucune controverse ne tournera à la polémique.

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Notes et références
  1. BERG Peter, DASMANN Raymond, ROLLOT Mathias, « Réhabiter la Californie », EcoRev’, 2019/1 (n° 47), p. 73-84. https://www.cairn.info/revue-ecorev-2019-1-page-73.htm[]
  2. Quand on ignore l’origine du terme « socialisme », on croit souvent qu’il a été construit pour s’opposer au « capitalisme ». Mais ce n’est que dans un second temps que le socialisme est opposé au capitalisme. Dans un premier temps, socialisme s’oppose à individualisme. Michel Leter, Le capital, I, L’invention du capitalisme (Les Belles-Lettres, 2015) http://bd-biblio-onix.bldd.fr/MEDIA/MediaSpace/abe718a1-358a-4b54-8233-2a30c0282d31/2/a395dd86-4b58-4cea-b81b-d24df6e12110/LETER-Capital-extrait.pdf[]
  3. Alain CAILLÉ, « Socialité primaire et socialité secondaire », dans Splendeurs et misères des sciences sociales. Esquisses d’une mythologie, sous la direction de CAILLÉ Alain. Genève, Librairie Droz, « Travaux de Sciences Sociales », 1986, p. 351-375. URL : https://www.cairn.info/–9782600041164-page-351.htm[]
  4. Kate Pickett & Richard Wilkinson, Pour vivre heureux vivons égaux ! (Les Liens qui Libèrent, 2019). https://ladecroissance.xyz/2019/12/25/inegalites-decroissance-des/#Pourquoi_faut-il_socialement_renoncer_aux_inegalites[]
  5. https://decroissances.ouvaton.org/2022/05/24/jai-lu-terre-et-liberte-daurelien-berlan/[]
  6. Il y a longtemps, j’avais choisi l’expression de « dotation inconditionnelle d’autonomie », expression reprise, et développée, dans le livre de V. Liegey. Mais la « dotation » a l’inconvénient majeur de placer le bénéficiaire en position de receveur, alors que c’est lui qui a donné. Un revenu, c’est un dû. Lire la conclusion de Michel Lepesant et Baptiste Mylondo, Inconditionnel. Une Anthologie du revenu universel (éditions du Détour, 2018).[]
  7. Ces deux principes fonderaient ce que j’appelle une « indivision sociale des activités » : https://decroissances.ouvaton.org/2021/03/12/eloge-indivision-sociale/[]
  8. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne (1958), Pocket, coll. « Agora », 2003, début du chapitre 1.[]
  9. Cette réhabitation de la raison passerait par une réhabitation du paradigme épistémologique qui structure notre rapport au réel. J’ai indiqué ailleurs que – au moment où il s’agit de remettre radicalement en cause la conception galiléo-newtonienne de la nature – j’ai quelque préférence pour la piste dite « formulation orthodoxe » de la mécanique quantique, plutôt que pour la vision d’une personnalisation de la nature dans ce que l’on appelle l’hypothèse Gaïa). https://decroissances.ouvaton.org/2021/12/19/jai-lu-le-monde-quantique-et-la-conscience-dhenry-p-stapp/. En tant que vivant, nous sommes certes des agents de et dans la nature, mais je ne vois pas comment on peut échapper à la singularité de notre statut d’observateur (et pas spectateur).[]
  10. Voir mon intervention de clôture du festival Ecran vert à La Rochelle en 2020 : « Féminisme et décroissance, pour une convergence des socialités », https://decroissances.ouvaton.org/2020/10/18/feminisme-et-decroissance/[]
  11. Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Frazer, Féminisme pour les 99%. Un Manifeste. https://ladecroissance.xyz/2020/07/11/feminisme-pour-les-99-un-manifeste/[]
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