Décolonisation (de l’imaginaire)

Dans la galaxie décroissante, certaines formules ont toujours plus attrapé la lumière que d’autres : « moins de biens, plus de liens », « une croissance infinie dans un monde fini est impossible »… Intéressons-nous ici à la fameuse « décolonisation de l’imaginaire ».

La compréhension de cette expression pourrait éviter ce qu’on lit parfois : que la décroissance ne devrait concerner que les « pays riches ». Cela sous-entend que la décroissance ne serait que la décroissance « économique » et que ne seraient concernés que les pays économiquement défavorisés. Mais si l’on comprend (enfin) que la « croissance » n’est pas qu’une conception économique mais une conception du monde – avec son idéologie – alors il suffit d’aller dans n’importe quelle partie du monde pour voir les dégâts de cette idéologie.

Qu’est-ce que « décoloniser » ?

  • La colonisation est une espèce d’aliénation ; la décolonisation est une espèce d’émancipation.
  • En tant qu’aliénation, quelle est la spécificité de la colonisation ? Coloniser, ce n’est pas simplement envahir un territoire et imposer sa domination par l’installation de colons (la deductio romaine). Il suffit, encore aujourd’hui, de visiter d’anciennes colonies françaises ou anglaises pour constater en quoi ces 2 colonisations différaient : elles n’imposaient pas le même monde ni ne se justifiaient par la même vision du monde1. Autrement dit, la colonisation est une domination accompagnée d’un monde (imposant des « modes de vie ») et d’une vision d’une monde, d’une idéologie (imposant des modes de penser et de dire).
  • On comprend alors pourquoi, si on définit la croissance comme ce concept économique qui a réussi à imposer un monde (des modes de vie) et une idéologie (des récits, des éléments de langage), alors il semble logique de définir la décroissance comme décolonisation. Ceux qui réduisent la croissance à n’être qu’un concept économique ne peuvent pas voir que la critique décroissante de l’économie ne se résume pas à celle de la domination économique ; et réciproquement, réduire la décroissance à la décroissance économique (du PIB) c’est passer à côté de l’extension du domaine de la croissance : aux modes de vie et aux récits.
  • En 2004, Bernard Guibert empruntait à Serge Latouche l’expression de « décolonisation de l’imaginaire » pour montrer à quel point même certains de ceux qui critiquent la croissance comme concept économique n’ont pas réussi à s’émanciper de son idéologie2.
  • En 2011, au livre qui résume une grande partie de sa pensée, S. Latouche donne le titre Décoloniser l’imaginaire. Et dans le dernier chapitre, il pointe peut-être la plus grande difficulté de cette entreprise : « Faire sortir le marteau économique de sa tête ». Il renvoyait là à la célèbre phrase de Maslow : « Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous tendez à voir tout problème comme un clou ».

Quels imaginaires ?

Et sans même nous demander « comment » une telle décolonisation pourrait s’opérer, ni même si elle est possible, interrogeons-nous plus bêtement : au fait, quel est l’imaginaire qu’il faudrait décoloniser ? Plus exactement, quelles sont les notions qui sont colonisées par l’imaginaire de la croissance, et qu’il faudrait « décoloniser » ?

Interrogeons-nous en ayant en perspective un soupçon : c’est que la colonisation, si elle est aussi un monde et une idéologie, ne colonise pas seulement les colonisés, pas seulement les colonisateurs, mais aussi les décolonisateurs3.

Jusqu’à quel point celui qui prétend critiquer la croissance a-t-il décolonisé son propre imaginaire des modes de vie et des récits favorables à la croissance ? Jusqu’à quel point a-t-il déconceptualisé (déconstruit) sa propre conception de la décroissance ?

  • On trouve sur le site des amis canadiens, un article consacré à cette décolonisation des imaginaires et qui dresse une liste : la richesse, le travail, le progrès, les besoins.
  • Je me contente d’évoquer quelques pistes de discussion, déjà explorées par la MCD. Sans entrer dans la discussion, juste pointer à chaque fois l’appartenance d’une notion au paradigme de la croissance :
    • La liberté → C’est certainement la notion qui a le mieux réussi à étendre sa domination idéologique jusque chez ceux qui s’affirment pourtant les critiques les plus radicaux du système. Récemment Aurélien Berlan a très bien analysé la filiation libérale de cette conception de la liberté comme « délivrance », dans Terre et Liberté. Ce qu’il faut voir c’est que cette conception libérale de la liberté est foncièrement une conception individualiste (antisociale au sens où la clef c’est de réussir à faire faire.) : mais quand la liberté est définie individuellement, alors la seule limite qu’une telle liberté individuelle peut rencontrer, c’est dans une autre liberté individuelle et cette rencontre est alors a minima une rivalité, mais le plus souvent une confrontation, un conflit ; c’est alors le modèle de la concurrence économique qui s’impose à la vie en société.
    • La créativité → Bien sûr qu’il existe une critique « artiste » du capitalisme. Mais ne faudrait-il pas s’interroger sur l’invention, à l’aube de la révolution industrielle, de la figure romantique de l’artiste comme parangon du self made man, de l’auto-entrepreneur ? Quand on voit à quel point une société de croissance valorise le nouveau pour le nouveau, l’innovation pour l’innovation4, ne faudrait-il pas s’inquiéter de voir la créativité devenir la valeur cardinale de ceux qui s’affichent critiques ? C’est ce genre de questionnement qui peut permettre aux décroissants de pousser jusqu’au bout leur critique du « progrès » et de réinterroger en quel sens ils pourraient être des révolutionnaires et/ou des conservateurs. « Ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. D’abord, nous pouvons regarder s’il est possible de l’améliorer. Il y a la célèbre formule de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer.» Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait »5.

Sur l’horizontalité, sur la valeur vie, sur la démocratie directe, sur la rareté, sur l’essaimage… Il y a de quoi discuter…

  1. La colonisation française se veut une variante de la civilisation par l’école au nom de valeurs universalistes – d’où Jules Ferry qui fût ministre de l’Instruction publique et ardent défenseur du colonialisme : « c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question », dit-il de la colonisation. Tout au contraire la colonisation anglaise est une forme de différentialisme : il s’agit moins d‘intégrer que de ségréger. []
  2. GUIBERT Bernard, « Décoloniser notre imaginaire de croissance ? Ça urge ! », Mouvements, 2004/3-4 (no33-34), p. 241-244. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2004-3-page-241.htm []
  3. Je renvoie là à mon expérience personnelle : quand celui devant qui je défendais les combats en faveur de l’émancipation et de la décolonisation au nom de valeurs universelles m’a retourné que c’étaient des valeurs de « blanc ». []
  4. Cet « ascendant de la création » est « typique des métaphysiques de la production » suivant les expressions d’Emmanuel Monnin. []
  5. Günther Anders, Et si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse ? (Alia, 2001), page 76. []
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