Abondance (rareté)

La croissance n’est pas qu’une notion économique qui enfermerait ceux qui la critiquent dans l’économie ; la croissance est un « monde ». Cela veut dire que la croissance est une idéologie qui porte une anthropologie, une éthique, une sociologie… C’est ce monde que la décroissance doit déconstruire.

Cette déconstruction peut commencer par s’opposer au récit standard qui justifie économiquement et anthropologiquement la croissance : à l’origine serait la rareté (des ressources) confrontée à l’insatiable désir humain du toujours plus (la pleonexia) ; la croissance serait alors le seul moyen d’apaiser – pour un temps – notre frustration permanente. Beaucoup de manuels d’économie de base reprennent alors la définition de l’économiste français François Perroux : « L’économie est la lutte contre la rareté » 1.

Pourtant chacun peut constater que si la décroissance se définit d’abord par la limitation des « ressources » alors elle reste prisonnière du monde de la rareté, qui est celui de la croissance ; comment sortir de ce piège ? En repensant l’économie à partir de l’abondance plutôt que de la rareté.

On peut suivre cette piste du côté de ce que George Bataille dans La part maudite nomme « économie générale ». Car la Terre est un système ouvert qui reçoit du Soleil une abondance d’énergie que la vie terrestre se charge de dissiper. Selon lui, une part de cette dissipation est « servile » et sert à garantir la survie (pour passer au-delà de la misère). L’autre part est  la « part souveraine » dont une partie sera toujours excédentaire (au-delà du plafond de la « sobriété »). « Toujours dans l’ensemble une société produit plus qu’il n’est nécessaire à sa subsistance, elle dispose d’un excédent. C’est précisément l’usage qu’elle en fait qui la détermine » 2.

Voilà pourquoi les coordinateurs du récent ouvrage Vocabulaire de la décroissance écrivent avec tellement de justesse : « Même dans une société de sujets frugaux dotée d’un métabolisme réduit, il y aura toujours un excédent, qui devra être dépensé si l’on veut éviter de réactiver la croissance », alors « le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel » 3. Si l’existence de la « rareté » est le produit de l’organisation sociale alors de deux choses l’une, soit la part d’excédent reste le privilège de quelques-uns, soit le Commun se la réapproprie. C’est cette dernière voie du Commun que doit suivre la décroissance.

Quand l’économie s’occupe de l’excédent alors il ne s’agit ni de chercher à passer de la rareté à l’abondance (c’est la voie de la croissance et du productivisme, de gauche comme de droite) ni de s’accommoder de la rareté (c’est la voie quelquefois empruntée par les antiproductivistes ou les catastrophistes). Mais il s’agit de poser la question de la répartition : entre garantie de l’indispensable et dépense de l’excédent.

On peut consulter :

  • Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge de l’abondance. L’économie des sociétés primitives, (titre original anglais : Stone Age Economics, 1972), Gallimard (1976).
  • Et écouter :

Les notes et références
  1. Il résume là la définition plus savante de l’économie fournie par Lionel Robbins, « L’économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs », Essai sur la nature et la signification de la science économique (1932).[]
  2. George Bataille, La part maudite (1949), réédition au Points-Seuil n°20 (1974), page 155. Pour une lecture d’un point de vue décroissant : https://decroissances.ouvaton.org/2017/08/12/jai-relu-la-part-maudite-de-georges-bataille/[]
  3. Vocabulaire de la décroissance, ouvrage coordonné par Giacomo D’Alisa, Frederico Demaria, GiorgioKalis, Le passager clandestin (2015), pages 459 et 462.[]
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