Une approche sociale et existentielle de la décroissance, par Valéry Giscard d’Estaing

C’est dans le documentaire de Pierre Carles en hommage à Gébé et à L’AN 01 – Gébé, on arrête tout, on réfléchit – que j’ai découvert cette présentation de la décroissance par Valéry Giscard d’Estaing (VGE).

Dans une émission animée par Étienne Mougeotte, L’actualité en question, du 22 juin 1972, sur le thème « Croissance et justice sociale », le ministre des finances de l’époque, VGE, est mis au défi de « résumer ces théories des partisans de l’anti-croissance, ceux qui veulent tout bloquer ».

On s’attend au pire et on a tort. Parce que ce que va dire VGE est peut-être l’une des présentations la plus concise et la plus « sensée » que j’ai jamais entendue. Pourquoi ? Parce que VGE – en se faisant ici l’avocat d’une théorie avec laquelle il dit être en désaccord – amène tout de suite la décroissance sur le terrain de la vie sensée : la croissance n’a pas de sens. On a envie de rajouter : « Le bon sens, c’est la décroissance ».

On est en 1972, le rapport Meadows vient d’être publié et Sicco Mansholt, qui sera président de la Commission européenne, dans une Lettre célèbre vient de défendre la thèse de la croissance zéro (ainsi que l’instauration d’un revenu minimum garanti européen). Pour la petite histoire, cette lettre sera dévoilée en France par l’intermédiaire de Georges Marchais qui s’en fera le plus ardent opposant 1.

A aucun moment VGE ne présente la décroissance comme une variante radicale de l’écologie ; car, pour lui, la critique de la croissance est une critique qu’il qualifie d' »existentielle ». Cette mise à l’écart des limites écologiques de la croissance peut surprendre mais comment ne pas constater que c’est cette mise à l’écart qui fait apparaître la décroissance comme une critique sociale de la croissance :

  • Parce que, quand bien même, même si, il n’y avait aucune limite de soutenabilité écologique, nous serions quand même des décroissants. Nous ne sommes pas décroissants malgré nous, parce que la décroissance serait « inéluctable », mais nous défendons une décroissance volontaire, choisie, parce que c’est un choix politique pour une vie humaine sensée, une vie sociale sensée.
  • Parce que la décroissance est un « socialisme sans croissance ».

Je retranscris maintenant le « résumé » de VGE :

– « Intellectuellement, ces théories [celle de l’anti-croissance] posent une question fondamentale, et elles posent cette question dans les termes suivants… Depuis le début de la révolution industrielle, dans un pays comme le nôtre, depuis la dernière guerre et ses destructions, l’idée était universellement acceptée qu’il fallait la croissance économique, c’est-à-dire l’augmentation des quantités produites de toute nature pour élever le niveau de vie et améliorer les conditions sociales et les conditions d’existence et c’était une espèce de dogme qui n’était remis en question par personne. Depuis quelque temps, peu de temps, la question est posée, et elle est posée parce qu’un certain nombre de théoriciens commencent à s’interroger sur le problème ; alors, quel est leur raisonnement ? Leur raisonnement est de considérer que la poursuite de la croissance actuelle aboutira à une espèce d’effondrement collectif. Et ils donnent les arguments suivants : d’abord des conditions d’existence de plus en plus insupportables à la population, par exemple le rythme très rapide de l’urbanisation, les conditions d’existence dans les grandes villes avec le problème (sic) insoluble le transport, l’épuisement nerveux qui accompagne ces conditions d’existence et, d’une façon générale, une espèce d’énervement d’une société qu’on pousse à la limite de son rythme d’adaptation, en imposant à des secteurs entiers – tels que l’agriculture, la distribution par exemple – l’obligation de se reconvertir en quelques années dans des conditions qui sont humainement très difficilement supportables, et parfois même rejetées par la population. Donc la croissance qui n’apparaissait que comme ne produisant qu’un bien, dès à présent, crée un certain nombre d’inconvénients, un certain nombre de nuisances qui sont de plus en plus mal supportées. Alors les théoriciens de cette doctrine en tirent une conclusion simple qui est « il faut arrêter la croissance ». Si on arrêtait la croissance, on la redéployait dans une autre direction, on pourrait améliorer les conditions de vie et non pas accumuler indéfiniment des richesses matérielles. Voilà, je crois, les arguments des partisans de la théorie de l’arrêt de la croissance. Je voudrais dire qui sont ces partisans : il y a d’abord ceux que l’on appelle le Club de Rome, c’est-à-dire un certain nombre de chercheurs, de théoriciens, qui ont élaboré la doctrine de la croissance à taux zéro, et vous savez que récemment ils ont reçu un renfort éclatant en la personne de monsieur Mansholt, qui est le président de la Commission économique européenne. J’ai présenté cette thèse, je vous dis tout de suite que ce n’est pas la mienne.

– Bon, vous vous êtes fait l’avocat du diable, Monsieur le ministre…

– Des diables. »

Rappelons juste qu’en 1972, une objection de croissance, c’est-à-dire un arrêt de la croissance se serait déroulé avec une empreinte écologique (EE) mondiale encore soutenable :

  • Pas besoin de décroître matériellement en 1972.
  • Ce n’est plus le cas aujourd’hui, avec une EE mondiale de presque 2.
  • Il ne s’agit donc pas simplement d’objecter à la croissance, mais bien de décroître.

Et cette décroissance ne doit pas simplement être une décroissance matérielle, économique et physique, mais une décroissance comme décolonisation (mentale, spirituelle) pour sortir du « monde de la croissance ». Et c’est là où VGE est remarquable : à une époque où la décroissance n’était pas un choix (puisque l’EE n’était pas dépassée), il fallait déjà objecter à la croissance pour des raisons qui tiennent aux conditions sociales et aux conditions d’existence (pas aux limites écologiques). Maintenant, ce choix de la croissance zéro n’a pas été fait et cela pour des raisons qui appartiennent précisément à une idéologie colonisatrice de nos imaginaires.  Ces raisons étaient déjà à l’oeuvre bien avant que la croissance ait dépassé les plafonds de soutenabilité écologique. Ce sont ces raisons que nous devons critiquer, radicalement. Choix de société contre choix de société.

Ces raisons en faveur de la croissance n’étaient pas « il faut dépasser toutes les limites écologiques ». Par conséquent, nous les décroissants nous nous tromperions en adressant à nos adversaires comme à nos partisans ce type d’arguments critiques. Leurs raisons étaient un autre choix que le nôtre de ce qui fait « sens » dans une vie humaine : ce sont ces raisons que nous devons combattre. Certes, tout en restant – aujourd’hui- dans le cadre fourni par les indicateurs d’insoutenabilité écologique : mais sans confondre ces indications (qui sont des connaissances) avec des leviers de mobilisation (qui sont de l’ordre de l’action, et/ou de la parole).

Écoutons ce formidable « résumé » (en 3 minutes) de VGE [[Attention, il faut mettre le son en cliquant sur l’icône « haut-parleur », en bas à droite quand on survole avec la souris]] :

Les notes et références
  1. http://biosphere.ouvaton.org/blog/souvenirs-mansholt-et-les-limites-de-la-croissance/[]
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Un commentaire

  1. Lumineux VGE !
    Une époque où un politique pouvait présenter la thèse de ses adversaires sans la caricaturer et s’y opposer dans une discussion basée sur la défense d’arguments rationnels.
    Merci Michel pour cette perle remise au goût du jour.
    A bons entendeurs écologistes, salut !
    Le bon sens, c’est la décroissance.

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