A propos de : « Comprendre pourquoi on ne se comprend pas » d’Éric Dacheux

Éric Dacheux, Comprendre pourquoi on ne se comprend pas, 2023, CNRS Éditions, coll. « Biblis »

Il ne s’agit pas vraiment d’un « compte-rendu » ou d’une « recension » – ils existent déjà et ils sont bien faits – mais d’une réflexion à voix haute à partir du livre d’Éric Dacheux. Car je ne suis pas vraiment persuadé que l’incompréhension soit un problème dans la vie ordinaire ; j’y vois plutôt une facilité pour échapper au « commun ». Si on part du « commun », communiquer, c’est alors partager ce commun. Mais si on part de soi, de son identité, alors l’autre apparaît comme un étranger avec lequel communiquer reviendra à échanger. Autrement dit, je reconnais avoir lu ce livre à partir de la matrice de « la part », et donc à partir de la distinction entre « partager » et « échanger ».

Dans une langue très claire et pédagogue, Éric Dacheux pour traiter sa question nous propose un voyage dans le monde des sciences de l’information et de la communication. Quelle est sa thèse ? « La compréhension réciproque est une question de communication » annonce-t-il dès l’introduction (p.9). Et cette « question de communication » reçoit une réponse beaucoup plus explicite dans la conclusion : « L’incommunication n’est pas une maladie mortelle, mais une source d’inventivité. Pour nous, l’incompréhension est en effet le moteur de la communication. C’est parce que nous ne nous comprenons jamais tout à fait que nous continuons à rechercher la compréhension réciproque. C’est dans l’impossibilité d’une compréhension parfaite que nous puisons le désir de comprendre l’autre » (p.201).

Pour arriver à cette conclusion qui a un volet déceptif – « nous ne nous comprenons jamais tout à fait » – et  un volet beaucoup plus optimiste – « le désir de comprendre l’autre » – l’auteur inventorie, au long des six premiers chapitres, les causes des incompréhensions, et dans le dernier chapitre il écarte la fausse solution du « numérique » (à raison : car se connecter, ce n’est pas exactement communiquer).

Autant dire que si l’on valide la thèse de l’introduction – qui rabat la compréhension sur la communication – alors on ne peut être qu’impressionné par l’inventaire des « difficultés », « obstacles », « complexités ». Au point même que le tournis nous prend à force de multiplier les « éléments », les « critères », les « niveaux », les « articulations », les « polysémies », les « oppositions », les « notions », les « distinctions », les « dimensions », les « types », les « réponses possibles », les « arguments », les « points »…  au risque de nous perdre dans les ramifications exposées.

Pour un compte-rendu de cet inventaire, je renvoie à deux recensions bien faites (même si la première me semble finir de façon injuste parce qu’elle fonde son « regret » sur une pétition de principe en faveur du numérique) :

*

Je voudrais en venir maintenant à la question qui m’a taraudé tout au long de la lecture de cet ouvrage et qui est : non pas « la compréhension réciproque est-elle une question de communication » mais « pourquoi faire de la compréhension réciproque une question de communication ? »

Car après tout, si « la communication crée des incompréhensions », c’est peut-être tout simplement que sa façon de « nous comprendre suffisamment » n’est pas la bonne (p.9).

Et si cette façon n’est pas la bonne, c’est peut-être tout simplement parce qu’elle se trompe non pas de solution mais de problème.

Quel est alors le problème que l’auteur tente de résoudre ? C’est de « comprendre pourquoi on ne se comprend pas ». Mais ce n’est pas exactement son problème car il reconnaît que l’on peut se « comprendre  suffisamment ». Son problème est donc en réalité : Pourquoi ne se comprend-on pas parfaitement ?

Et voilà sa réponse : parce qu’une communication parfaite est impossible.

« Nous pouvons nous comprendre (commune humanité), mais nous nous heurtons à l’incommunicabilité (monade)… Ces deux aspects contradictoires sont les deux éléments qui expliquent, à la fois, la possibilité de la communication (la commune humanité qui facilite le partage du sens) et son impossible perfection (l’inaccessibilité de nos intériorités provoque une part incompressible d’incommunicabilité). Comme la communication met en relation des êtres humains aux intériorités inaccessibles, il y a, à la fois, partage et incommunicabilité. La communication existe, mais elle est forcément imparfaite. Nous ne pouvons jamais savoir ce que l’autre a réellement compris ».

p.136

C’est arrivé à ce point de son argumentation qu’à mon tour je me pose un certain nombre de questions :

  1. N’y a-t-il de « compréhension que « réciproque » ? Et si la réponse est « non », alors la compréhension réciproque ne sera qu’une sorte de compréhension. Or la réponse est « non » : je peux comprendre le comportement d’un chien ; je peux comprendre un événement historique. Autrement dit la compréhension interpersonnelle n’est qu’un cas particulier de la compréhension générale. Maintenant, même si je rabats la compréhension sur la communication, je pourrais continuer à dire que je communique avec mon chien, et que je communique avec le passé (en tant qu’historien, à partir des documents et des monuments, mais aussi à partir des interprétations fournies par les historiens).
  2. Pourquoi cette attention à « réciproque » ? Parce que la réciprocité présuppose un face à face entre deux éléments. Et pour Éric Dacheux, ces éléments dans la communication interpersonnelle sont des « monades » ; Autrement dit, la compréhension réciproque se déroule entre deux identités monadiques ; c’est-à-dire entre deux individualités. C’est à partir de ce présupposé monadique qu’il répète que la compréhension est une « co-construction du sens ».
  3. Mais le « sens » n’est-il que co-construit à partir des intentions de départ des participants à la communication réciproque comme il semble le laisser entendre : « Le sens n’est pas un construit-déjà-là qu’il suffit de coder et de décoder correctement » (p.148) ? Mais n’y a-t-il pas (au moins) une part de sens qui est, tout au contraire, déjà-là ? Dans cette part préalable de sens, bien sûr, il y a déjà tout le collectif préalable et l’auteur le rappelle souvent : celui des « dispositifs » (p.77), celui des « règles sociales et culturelles » (p.97), celui de la « réception » (p.120), celui de nos « rôles sociaux » (p.141), celui des « réalités différentes » (chapitre 6).
  4. Mais n’y a-t-il pas une autre part de sens qui ne vient ni de ces variétés de « collectif », ni des « identités », et qui viendrait de l’objet même de la compréhension. Si c’est le cas, alors on peut faire l’hypothèse que ce qui empêche la compréhension est d’abord l’oubli ou le déni de cet « objet », qui serait comme un « sens objectif ».
  5. Quel peut bien être concrètement un tel objet (de la compréhension) ? Si je reprends un titre d’un livre de Paul Ricœur 1, la réponse est : un texte ou une action. Or précisément, la compréhension d’un texte ou d’une action ne ressort pas de la communication.

Trêve de questionnement. Voici quelques réponses alternatives :

  • Dans la routine de la vie ordinaire, du quotidien, la compréhension est la règle : sa régularité vient en grand partie de sa conformité à des règles (à des « grammaires »).
  • Et cette compréhension ne pose pas problème. Parce que cette compréhension ordinaire n’est pas affaire de construction, ou de négociation mais parce qu’en grande partie elle est objective, et pas subjective.
  • Quand on cherche à comprendre un texte, ou une action, on ne peut pas comprendre n’importe quoi, on ne peut pas projeter sur un texte ou une action n’importe quelle interprétation : dans toute compréhension il y a une part commune qui échappe à la relativité des points de vue individuels.
  • Cette part commune est comme un noyau de sens et il peut faire l’objet d’une explication. Ensuite, après l’explication, il peut y avoir bien sûr un « conflit des interprétations » (Paul Ricœur, 1969, Seuil), mais jamais au point d’en arriver à nier l’existence du texte ou de l’action qui est l’objet de la compréhension.

Je rajoute que chacun doit bien voir que ce dont je suis en train de parler ici est la possibilité d’un noyau commun de la décroissance ; et qu’un tel noyau commun doit pouvoir échapper à la relativisation généralisée – mais pas à la discussion – qui est précisément l’un des dispositifs les plus efficaces du régime de croissance pour interdire toute possibilité du commun, pour lui préférer une individualisation généralisée.

*

Finalement, je valide toutes les analyses que l’auteur déduit de son hypothèse de départ, à savoir de rabattre la compréhension sur la communication, ce qui entraîne un resserrement de la problématique sur la compréhension personnelle et réciproque, et cette compréhension elle-même resserrée à « ce que l’autre a réellement compris ».

Je veux juste dire que la compréhension aurait pu être problématisée d’une autre façon ; c’est-à-dire en ne partant pas d’individus pour lesquels on se demande comment les relier mais en partant de la compréhension comme d’une situation – d’un « contexte » = le « texte » de la compréhension – à partir duquel nous ne construisons pas le sens du texte mais nos identités.

Et quand je pose explicitement la question : « Quelle est dans la communication, la situation la plus courante, la plus ordinaire, la compréhension ou bien l’incompréhension ? », je réponds que c’est la compréhension. Autrement dit, que le moteur ordinaire de la compréhension, n’est pas l’incommunication mais au contraire le partage, et même le plaisir de partager 2.

Du coup, c’est un renversement de perspective que je suggère dans laquelle les individus ne sont jamais au départ.

C’est pourquoi, in fine, on peut s’apercevoir que dans une perspective « monadique », on peut écrire que « c’est parce que je sais qui je suis que je peux m’ouvrir à l’autre, parce que j’ai conscience de l’autre qui est en moi que je prends conscience du même qui est en l’autre » (p.144).

Mais dans une perspective que l’on pourrait peut-être qualifier de « communiste », je serai plus enclin à renverser ces phrases et à écrire : « C’est parce que je sais qui est l’autre que je peux me tourner vers moi, parce que j’ai conscience du même qui est en l’autre que je prends conscience de l’autre qui est en moi ».

Autrement dit, si je veux me penser « soi-même comme un autre » (Paul Ricœur, 1990, Seuil), je dois pencher en faveur d’un double renversement :

  • Dans la vie ordinaire, la compréhension de l’autre est plutôt réussie. C’est quand nous sommes « à l’étranger » que nous nous étonnons de partager si facilement avec les « autres ».
  • C’est cette compréhension de l’autre qui devient la référence de la compréhension de soi. Si je pars de moi pour constater que je ne me comprends pas, alors la redirection vers l’autre semble un problème. Mais si je pars de l’autre que je comprends normalement, alors si je me comprends comme un autre, je peux facilement constater que la compréhension de soi est à portée de main.

Dans les deux perspectives envisagées, la compréhension n’est jamais immédiate ; mais elle est toujours médiatisée. Dans cette médiation, je préfère considérer l’autre comme un éclairage que comme un obstacle.

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Notes et références
  1. Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II (1986), Seuil.[]
  2. Il serait même possible de rappeler que ce plaisir de partager est précisément celui que le philosophe Kant associe au jugement de goût, quand nous disons d’une oeuvre qu’elle est belle[]
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