Un précédent ouvrage de Serge Latouche, « L’abondance frugale comme art de vivre. Bonheur, gastronomie et décroissance. »(éd. Rivages poche, 2020) nous avait déjà mis la puce à l’oreille : Latouche se radicalise, il tourne révolutionnaire !
Rien de moins. Qu’on en juge, dès la 4 de couv’ : « La décroissance, implique, en effet, à la fois une réduction quantitative et une transformation qualitative de l’activité laborieuse, aboutissant à terme à l’abolition de la servitude salariale » L’abolition du salariat ?! Renouer en 2021 avec l’utopie de la charte d’Amiens de 1905, c’est audacieux (et ça nous plaît bien…).
L’ouvrage est truffé de solides citations d’André Gorz, plusieurs fois appelé à la rescousse.
« Il faut saluer l’effort pionnier d’André Gorz qui a construit, dès les années 1980 des scénarios « réalistes » de décroissance de la production avec réduction du temps de travail et plein emploi. Pour Gorz aussi dans la transition tout le monde doit pouvoir gagner sa vie, mais en travaillant moins, et tout le monde doit assumer sa part du travail non payé qui, actuellement reste encore trop souvent à la charge exclusive des femmes. » A.Gorz dans Capitalisme , socialisme, écologie.( éd. Galilée, 1991.). (Citations p.72, 73.).
Latouche de poursuivre citant Gorz de nouveau : « la réduction du temps de travail est nécessaire dans la mesure où les progrès de la productivité permettent de produire plus avec moins de travail. Si tout le monde doir pouvoir trouver du travail, la quantité fournie par chacun doit progressivement diminuer ». Le livre cité Capitalisme… est publié en 1991, la pensée d’André Gorz, jamais figée, l’amènera à se rallier à la revendication du revenu de base en 1997 dans Misère du présent.Richesse du possible (éd. Galilée), avec en sous-titre « dépasser la société salariale », dépassement également programmé par Serge Latouche dans son dernier livre.
Bâtir la société du temps libéré. La fin du travail
Sur les traces d’André Gorz, Serge Latouche de continuer : « La transition en douceur plus ou moins longue vers une société où le travail sera aboli comme signification imaginaire centrale doit être organisé dès maintenant » (p.75). Forte convergence de nouveau avec Bâtir la société du temps libéré d’André Gorz (éd. LLL et Monde diplo, 2013.).
« Restent pendantes les questions de la fin du travail comme aboutissement tendanciel de la réduction des horaires et de l’utilisation du temps libre […]. La réduction du temps de travail doit s’accompagner d’une transformation qualitative de l’activité laborieuse sous peine d’échec » (p.76).
La fin du travail, i.e . sa réduction significative, les 2 heures par jour du Collectif Adret sont un objectif atteignable et souhaitable. « Mais la nécessité de redonner du sens au temps libéré est un défi » (p.75).
Et Latouche de plaider pour l’otium du peuple.
« Il vaut mieux promouvoir l’otium (le loisir) plutôt que l’opium des médias et du numérique. (p.131).
Hannah Arendt fait une brève apparition p. 132, elle valorisait la vita contemplativa (soit le loisir au sens noble du terme, la scholè des anciens Grecs). La scholè des anciens grecs qui ne travaillaient pas était rendu possible par le travail des esclaves et des commerçants métèques. Les esclaves mécaniques d’aujourd’hui, robotique et agencements cybernétiques pilotés par de puissants algorithmes pourrait augurer de l’otium pour toutes et tous (l’otium du peuple) et de la scholè généralisée. Serge Latouche fait justement valoir la vision anticipatrice d’Aristote.
La dotation inconditionnelle
Serge Latouche nomme ainsi le revenu de base tel que préconisé par le Mouvement Français pour le Revenu de Base (MFRB), également nommée « Allocation universelle d’existence » par Guy Valette (éd. Utopia, 2021).
Argument: « La fin du travail, qu’elle soit totale ou partielle signifie aussi une transformation du mode d’attribution des revenus. Ceux-ci plus que jamais nécessaire pour éponger la masse des biens marchands, dont l’achat ne peut plus être directement lié à un travail en voie de disparition »(p.133).
L’auteur de préciser en sourçant la revendication : « C’est pourquoi les prophètes de la fin du travail, tout comme les partisans d’une réduction forte des horaires […] et de la place du travail préconisent généralement une forme d’allocation universelle pour palier la menace d’une perte substantielle de revenus et d’une fin de la consommation (p.133).
Prudence : « En réalité une dotation sérieuse d’autonomie est très probablement incompatible avec les fondamentaux d’une société de croissance. […] Elle ne peut aboutir sans une sortie du système. […] L’abolition du salariat, la démarchandisation du travail offrirait à tous la possibilité d’exercer une activité autonome rémunératrice assurant une vie décente » (p.139).
Séduisant programme dont la réalisation demandera beaucoup d’énergie. La « décolonisation des imaginaires » préconisée depuis longtemps par Serge Latouche est la difficulté principale.
Travailler moins, travailler autrement ou ne pas travailler du tout, Editions Payot & Rivages (25 août 2021)
Formidable de porter une critique du travail avec en point de fuite une abolition du salariat. Quand on voit à quel point aujourd’hui la critique du travail reste un pan quasi incritiquable pour toute une partie de la gauche de la gauche, même quand elle n’oublie pas d’accoler l’adjectif « écologique », même quand elle prétend s’inspirer de Gorz. Une grande partie de cet escamotage consiste à systématiquement utiliser le terme spécifique de « travail » comme s’il était le terme le plus général pour désigner ce qui est « activité ». Et pourtant dès que l’on se met à mettre la critique du « travail » en perspective d’une réévaluation de l’activité, on en vient facilement à rompre avec l’invisibilisation par la tradition marxiste de ce qu’on nomme aujourd’hui « sphère de la reproduction sociale ». Car c’est elle la véritable infrastructure « en dernière instance », et non pas la « sphère de la production économique ». Et, in fine, ce sont bien toutes ces activités de la sphère de la reproduction sociale qui « méritent » reconnaissance et à qui devrait revenir inconditionnellement sa part d’allocation de toute la richesse produite : telle est la promesse du revenu inconditionnel, tel que défendu par la MCD.
La MCD