Ce n’est jamais un exercice aisé que d’écrire un commentaire sur un évènement – qui plus est décroissant – auquel on a participé quand il nous a très bien accueilli, nous a laissé le champ libre de proposer toutes les activités que l’on souhaitait tant sur la forme que sur le fond (au programme pour nous : arpentage, débat mouvant, quiz, tables-rondes..), et nous a permis de très belles rencontres.
C’est d’autant moins aisé lorsqu’on lit l’un des derniers articles du journal La décroissance dans son numéro d’été, intitulé « La néo-décroissance est en marche », qui cartonne en particulier l’Agora de la décroissance organisée le 25 mai dernier à Sciences-Po Paris par l’association AlterKapitae. Si la plus grande partie de leur analyse nous semble juste et fondée (en particulier sur les risques de déminer la décroissance de sa charge subversive en évacuant ses fondements technocritiques, anti-progressistes, et critiques du libéralisme et de l’individualisme), nous reprochons souvent au journal de confondre la radicalité avec l’intransigeance ou l’exigence de pureté : vous savez, ce petit jeu très en vogue dans nos milieux qui consiste à affirmer que « Plus décroissant que moi tu meurs ! » ? Rien ne nous agace plus.
Pour autant, faut-il abandonner tout sens critique au prétexte qu’au sein de notre microcosme (pour ne pas dire nébuleuse…) décroissante il faut faire preuve de bienveillance, de convergence et d’union et donc taire nos désaccords ? Cette idée, largement véhiculée, ne nous convient pas non plus. On voit bien alors l’exercice difficile que représente l’analyse critique des ami-es, des proches, des allié-es.
Tentons quand même le coup d’une critique bienveillante à propos du festival de Saint-Maixent. Bienveillante parce qu’argumentée (donc controversable) et cohérente (avec les fondements politiques de la décroissance). Critique nécessaire parce qu’elle participe à la construction d’espaces de conflictualité et de désaccords féconds au sein d’un mouvement, même minoritaire, comme l’est la décroissance. Critique salutaire, parce que seule à même de dessiner les espaces de controverse inhérents au fait de faire de la politique : nous avons besoin de discuter, et de nous confronter aux autres, dans leur altérité.
Si nous exerçons notre oeil critique, « radical-cohérent » et non « radical-exigeant », que pouvons nous dire du festival de la décroissance, mis à part que nous l’avons trouvé vraiment super (et à plus d’un titre !) ?
- D’abord, qu’en ce qui concerne la décroissance, la question des formats d’intervention doit accompagner le fond politique que nous défendons. Et qu’en tant que décroissant-es, notre préférence ira toujours à l’épicerie de montagne seulement achalandée en produits de première nécessité, plutôt qu’au supermarché, fusse-t-il bio et en gestion coopérative, parce que la manière même d’y faire des courses ne nous convient pas socialement : le supermarché reste par nature un endroit où chacun peut déambuler de manière parallèle (dans sa bulle), sans jamais se rencontrer (c’est le règne du « sans-contact »), qui pousse à la consommation par la profusion de produits en tout genre. Ainsi, il n’y avait à Saint-Maixent jamais moins d’une douzaine d’activités parallèles à suivre, dont deux à quatre débats et tables-rondes en même temps ! Certain-es des participant-es ont sans doute passé 3 jours à fabriquer des « oyas », des garde-manger et des éponges Tawashi ; tandis que d’autres ont écouté successivement Arthur Keller, la Maison commune de la décroissance, Dominique Bourg, AlterKapitae, Charlotte Marchandise, Lucile Schmidt, Vincent d’Eaubonne (des personnes dont les propos sont parfois contradictoires)… Qu’en retire-t-il de commun sur ce qu’est la décroissance politique et sur son noyau et ses fondements idéologiques ? (Nous n’avons pas de mal à reconnaître qu’accueillir plus de 1000 personnes par jour est un enjeu de taille : nous ne pouvons pas être 1500 personnes au même « atelier ». De là à défendre qu’un festival sur la décroissance doit d’emblée réfléchir à une limitation de jauge… Pour avoir participé par ailleurs à des tables-rondes sur la décroissance dans le secteur des musiques actuelles, j’ai découvert que ces dernières années de nombreux festivals adoptent la réduction de jauge comme garantie de convivialité et d’équilibre, de même qu’ils s’assurent par là un bilan écologique moins lourd. A avoir en tête donc !)
- Sur la question des formats toujours, si on comprend bien que les enjeux actuels de visibilisation de la décroissance auprès du grand public puissent pousser à accueillir le maximum de festivaliers et festivalières (et qu’il faut donc chercher à les « occuper »), il serait bien que le monde des « alternatives » en trouve une à l’indétrônable table-ronde, alpha et oméga de nos rencontres en tout genre. Pourquoi ? Parce que la table-ronde réussit le coup de force de maltraiter à la fois la salle et les intervenant-es : du côté de ces dernièr-es, seules des pensées superficielles ou mal formulées peuvent trouver leur chemin au sein de ce format où malheureusement, les prises de parole sont le plus souvent juxtaposées, chacune pédalant dans son couloir argumentatif, sans que personne n’arrive à rebondir ou à discuter ; du côté de la salle, les réponses données par les intervenant-es sont souvent partielles voire inexistantes car les questions posées par le public finissent toujours par être trop nombreuses et par prendre trop de place, car l’animatrice ne veut « frustrer » personne (à un festival sur la décroissance, c’est quand même un comble ! et notre goût pour l’auto-limitation alors ?). Nous défendons depuis quelques années, et en particulier à nos rencontre annuelles – les (F)estives de la décroissance – la volonté d’honorer les intervenant-es, en les écoutant et en leur donnant le temps « qu’il faut » pour s’exprimer sur des sujets auxquels ils ont consacré une bonne partie de leur vie… Beaucoup de pistes pour cela : la conférence classique, la discussion lente, l’entretien attentif, le grand échange, l’arpentage, la disputation et la lecture collective…., qui s’accordent beaucoup mieux avec le fond politique décroissant et avec la dimension d’éducation populaire qui le constitue.
- Dernier point d’étonnement de notre part : s’il est avéré que la décroissance est avant tout une décrue économique et une décolonisation de nos imaginaires, pourquoi chercher à s’enorgueillir des chiffres du festival ?? Partout était vanté les 190 bénévoles, les dizaines d’intervenant-es, d’artistes et d’artisan-es (j’ai oublié le nombre exact), dans chaque salle et à l’entrée du festival les participant-es étaient compté-es par les bénévoles sur des petites machines spécialement prévues à cet effet, même les repas en salle de bénévoles faisaient l’objet d’un comptage (bon, j’imagine pour des raisons logistiques..), et dans le bruissement des conversations j’ai entendu maintes et maintes fois « on était 1200 vendredi », « on attend presque 2000 personnes aujourd’hui; peut-être même plus », « c’est dommage avec la pluie les chiffres de fréquentation vont être moins bons… » etc… Cette année, le festival « Au foin de la rue » a décidé qu’il n’annoncerait plus officiellement les statistiques de fréquentation, arguant que « La fréquentation détermine alors l’impact médiatique et le rayonnement dont l’événement pourra bénéficier, alimentant parfois un jeu d’ego et une course effrénée au gigantisme qui nous semble en contradiction totale avec les questions fondamentales que notre secteur doit se poser actuellement« . La croissance, c’est un monde : celui où tout est quantifiable à volonté, disséqué en chiffres et en statistiques, en courbes ascendantes (de préférence) et descendantes (surtout pas, pitié, la dépression!), et où « le plus », « la quantité », « l’augmentation », sont associées automatiquement au mieux et au désirable. Débarassons-nous de ces réflexes croissancistes ! Pourquoi ne pas juste se contenter de persister dans l’existence, de favoriser l’équilibre et la stabilité, de chercher une qualité de relation au monde et aux autres, par la valorisation toute décroissanciste du moins et du peu, du suffisant et du nécessaire, du lent et de l’ancien ?
- Et comme continuer d’exister est tout ce que nous souhaitons à ce festival, voici peut-être une piste pour éviter dans les années à suivre le fouillis décroissant-compatible de cette première édition et favoriser l’adoption de formats issus de l’éducation populaire : cadrer le festival à travers une thématique propre à la décroissance (écoféminisme, relation à la nature, critique de l’économie etc…) ou une question relative à la décroissance, et autoriser des conférences d’ouverture et de clôture (des « keynotes », et sur scène, pourquoi pas, s’il s’agit que tout le monde puisse y assister !) qui ne se chevauchent pas avec d’autres activités, et encadrent ainsi le contenu, tout en lui donnant un sens.
Sur ce, à l’année prochaine « Décroissance, le festival ! »