Du vendredi 28 au dimanche 30 juillet était organisé le premier « Décroissance, le festival », à Saint-Maixent (79). Beau succès de fréquentation pour ce festival auquel la MCD se réjouit d’avoir été invitée et se félicite d’avoir participé.
Une MCD qui a pu multiplier les interventions et les formats : débat mouvant, quizz, table ronde, ateliers, arpentage… Toutes les formes ont été bonnes pour défendre une décroissance résolument politique.
Ne cachons pas que les rencontres formelles et informelles tout au long du festival nous ont encore plus convaincu que la décroissance politique devait constituer le noyau mobilisateur de la décroissance.
1. Lors d’un échange récent à propos du projet de l’Institut Veblen pour dresser un inventaire de la post-croissance, nous avons pu discuter des 3 usages du terme de post-croissance 1 : en tant que terme parapluie (qui va de la décroissance au donut, en passant par l’économie stationnaire, etc.) ; en tant que courant particulier (la post-croissance d’Eloi Laurent ou de Dominique Méda, la post-growth de Tim Jackson …) ; et en tant que temporalité (la phase stationnaire qui suit une phase de décroissance).
On peut s’inspirer de ces distinctions pour repérer 3 usages du titre de décroissance :
- Une décroissance-parapluie vers laquelle va pouvoir converger une très grande variété d’approches, aussi bien activistes que plus théoriques, qui pourront aller de l’effondrisme nourri d’éco-anxiété jusqu’aux enthousiasmes participatifs des ateliers les plus manuels, en passant par la prolifération des fresques…
- Une décroissance comme temporalité, qui va désigner stricto sensu, une période encadrée par la croissance et la post-croissance. Économiquement, cette période sera une « décrue », une diminution de la production et de la consommation pendant plusieurs trimestres consécutifs. Politiquement, cette décrue ne peut être la décroissance – sinon elle est une « dépression » – que si et seulement si elle est démocratiquement décidée, démocratiquement planifiée et démocratiquement contrôlée.
- D’où le troisième usage de la « décroissance » : comme champ d’études (les degrowth studies), pour redonner toute sa noblesse à ce que l’on appelle « économie politique« . La figure principale de ce domaine d’enquêtes et d’études n’est ni le chercheur académique ni l’activiste engagé mais le « militant-chercheur » 2.
Il faut reconnaître que lors de ce festival, le premier usage de la décroissance-parapluie a très largement pris le devant sur les deux autres usages.
Ce qui doit nous amener à nous interroger sur la meilleure façon d’engager à la décroissance ; interrogation qui a d’ailleurs été plusieurs fois formulée lors de la table ronde à laquelle Fleur et moi avons participé. Sur cette question, la position de la MCD est de refuser de passer sous le tapis les conflictualités et les controverses idéologiques ; pourquoi ? Parce que a) nous sommes convaincus qu’il ne peut pas y avoir de politique s’il n’y a pas de discussions et parce que b) nous sommes convaincus que le noyau mobilisateur de la décroissance est son noyau politique.
2. Cette position est exactement celle qui sous-tend toutes les discussions que nous avons regroupées dans notre livre collectif, La décroissance et ses déclinaisons. Et lors de l’arpentage qui était concentré sur la partie « clichés » de notre livre, nous avons pu constater qu’un tel goût politique pour la controverse et pour les argumentations était très bien accueilli.
Attention donc à ce que la décroissance-parapluie ne retrouve pas les brouillards de la décroissance-nébuleuse.
C’est pour éviter ce retour que nous faisons le diagnostic qu’un tel éparpillement provient d’abord d’une faiblesse dans la politisation de la décroissance et que nous nous demandons alors comment réussir à y échapper ?
- Concernant les alternatives concrètes, nous les croyons nécessaires mais insuffisantes pour enclencher la transition qu’elles prétendent préfigurer. Politiquement, le scénario de l’essaimage nous semble à la fois fortement irénique et faiblement mobilisateur 3.
- Concernant les pratiques de simplicité volontaire (voire de développement personnel), nous les croyons utiles pour consolider le squelette moral sur lequel chaque individu doit se construire mais nous les jugeons là aussi autant nécessaires qu’insuffisantes. Politiquement, les stratégies par les oasis et les archipels – « la révolution sur 15 km² » ironisait Marx – ne peuvent pas garantir de réussir à passer à l’échelon de globalité dont a besoin une politique qui refuse de se satisfaire de l’entre-soi, si caractéristique de cette parcellisation sur laquelle le « régime de croissance » s’appuie pour se décharger de toute responsabilité sur les « petits gestes » du quotidien.
- La troisième cause de dépolitisation est encore plus difficile à évoquer quand la décroissance-parapluie est déployée : il s’agit du statut politique qu’il faut accorder aux « limites » qui viennent de la nature (limites planétaires, empreinte écologique, jour du dépassement…). Depuis le passage d’Onofrio Romano lors de nos (f)estives 2017, nous avons pris conscience du fort potentiel de dépolitisation quand les limites planétaires servent à se décharger du fardeau de la politique sur le dos de la nature : ce qui donne une décroissance prétendument « inévitable » ou « inéluctable », mais en réalité subie. Or si la décroissance doit être une politique de l’émancipation, alors elle doit être fermement engagée du côté de l’autonomie comme auto-limitation. Et voilà le tragique : si les limites nous sont imposées par la nature, alors elles ne peuvent pas venir de nos intentions politiques !
C’est évidemment avec la plus grande satisfaction idéologique que la MCD revendique de défendre la décroissance dans sa « voie méditerranéenne », celle d’un Onofrio Romano, d’un Giorgos Kallis (il faut lire Éloge des limites), celle de Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère.
3. Si nous devions revenir de Saint-Maixent avec des leçons politiques, quelles seraient-elles ?
- Pas de transition sans politique. Pas de politique sans théorie. Et cette théorie c’est de sens dont elle a besoin. Ce dont nous avons besoin, c’est que la politique parle de sens. Le régime de croissance, c’est la réduction du sens-signification au sens-direction de « la croissance pour la croissance ». Il faut renverser ce réductionnisme et réencastrer la direction dans la signification. La décroissance doit assumer de se fonder sur une théorie politique du sens.
- Oui, une « théorie du sens » ; pour venir compléter une « théorie de la justice ».
- Là où le régime de croissance s’est instauré au nom d’une « neutralité institutionnelle » qui prétend seulement fournir à chaque individu (par le Marché et le Droit) tous les moyens (la croissance) pour qu’il réalise son devenir-tupperware 4, une décroissance politique doit oser se redemander comment articuler politiquement une défense résolue des « communs préalables » – la vie sociale et la vie naturelle – et la possibilité pour chacun de s’épanouir dans son existence suivant ses capabilités.
- Même si la décroissance devra durer tant que nous resterons sous l’emprise du régime de croissance – comme André Gorz disait que le socialisme durerait tant que le capitalisme existerait – ce qu’il s’agit maintenant de pratiquer politiquement c’est de se préparer à la transition. La transition, ça ne se prédit pas (laissons cela aux prophètes), ça ne se provoque pas non plus (laissons cela aux magiciens), mais ça se prépare. Comment ne pas constater a) que nos sociétés ne cessent d’offrir des fenêtres d’opportunité (rien qu’en France récemment, crise des gilets jaunes, pandémie, réforme des retraites) et que b) nos sociétés n’en ont saisi aucunes. Pourquoi ?
Faute de s’y être préparé. Préparé politiquement. Pour une politique comme théorie du sens 5. Bref, faute d’une décroissance comme théorie politique du sens (commun), fondée, discutée, revendiquée.
C’est d’une révolution politique en faveur de la vie sensée que la décroissance doit être le porte-parole.
Quel peut être l’apport idéologique de la MCD à la décroissance-parapluie, en quoi consiste la « voie méditerranéenne » suivie par la MCD ?
- Affirmer que les « limites planétaires » ce sont nos limites, les limites sociales de nos extractions, de nos productions, de nos consommations, de nos déchets. L’imaginaire économique dont il faut se décoloniser, c’est l’imaginaire malthusien de la rareté.
- Étendre l’éthique du care à l’ensemble de la vie sociale : ce ne sont pas seulement les relations sociales dont il faut prendre soin, c’est de la société en tant que telle. L’imaginaire social dont il faut se décoloniser, c’est l’imaginaire marxiste qui place l’économie « en dernière instance ». Non, la « plateforme » sur laquelle se base toutes les activités humaines, c’est la sphère de la reproduction sociale (et non pas la sphère de la production économique, surtout marchande et financière).
- Politiquement doit se reposer la question des « surplus » et de leurs partages. « Même dans une société de sujets frugaux dotée d’un métabolisme réduit, il y aura toujours un excédent, qui devra être dépensé si l’on veut éviter de réactiver la croissance », alors « le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel ». Voilà la question politique propre à éviter aux décroissant.e.s toute rechute dans l’individualisme : « Il nous faut réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus en circulation seront limités et épuisés » 6. Ce dont il faut se décoloniser c’est de l’imaginaire propriétariste et méritocratique qui fait de chaque individu un atome social qui « mériterait » sa condition.
Notes et références
- Un grand merci de reconnaissance à Julien.[↩]
- Michel LEPESANT, « Portrait du décroissant en militant-chercheur », Mondes en décroissance [En ligne], 1 | 2023, URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=218[↩]
- Dans mon introduction au colloque canadien de Polémos en mai 2023, j’ai essayé de montrer quelle voie pourrait prendre une décroissance politique qui à la fois reconnaîtrait les vertus de la conflictualité, ne se tromperait ni de stratégie politique ni de scénario historique, et retrouverait des moyens de gagner le pari de la mobilisation.[↩]
- Merci à Sousila pour ce terme de « tupperware » pour désigner l’individu moderne qui devient une bulle seulement tournée vers elle-même[↩]
- Une telle « théorie du sens » devra mettre en relation une théorie de la justice, une théorie de la responsabilité écologique et une théorie démocratique de l’autonomie et de l’émancipation.[↩]
- G. Kallis, F. Demaria et G. D’Alisa, Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (Le passager clandestin, 2015[↩]
Bonjour M. Lepesant,
J’aime bien vous lire et essayer de saisir les subtilités sous-jacentes qui peuple votre « grille interprétative », si je puis dire.
Afin de m’aider à mieux vous comprendre, seriez-vous en mesure de nous indiquer a quelle(s) définition(s) du mot politique (il apparaît 31 fois dans ce billet) vous faites référence? En vous lisant, j’hésite notamment entre une interprétation très cadrée dans « le jeu politique actuel » (électoralisme, institutions politiques, politiques publiques) ou une définition beaucoup plus large (exemple: l’ensemble des activités par lesquels les individus et les groupes cherchent à obtenir et à exercer une influence sur les autres).
Vous l’avez peut-être indiqué ailleurs, si c’est le cas, je m’excuse de ne pas l’avoir dénichée seul.
Amitiés!
Cher Luc
puisque vous serez la semaine prochaine avec nous aux (f)estives, je me ferai un plaisir de vous offrir un exemplaire de mon Politique(s) de la décroissance dans lequel le chapitre 1 apporte quelques réponses à votre très juste demande : en effet, n’oublions jamais quand on parle de « politique » ou de « dépolitisation » de rappeler ce que nous entendons explicitement par ces termes.
Dans ce chapitre 1, je distingue (assez classiquement) entre la politique (votre sens 1), le politique (pourquoi plutôt que comment vivre avec les autres) et les politiques (votre sens 2)…
Bonjour,
Je vous ai écouté avec grand intérêt pendant ce festival. A vrai dire j’ai découvert la MCD à cette occasion. Par ailleurs, je suis en train de lire Eloge des limites, suite à votre recommandation.
Je trouve votre propos ici fort intéressant.
C’est un constat que je fait également, le festival était très orienté « décroissance-parapluie ». J’ai fuis les fresques omniprésentes. Toujours plus, sur tous les thèmes, dans une pure logique croissante.
J’ai formulé le vœu auprès du festival d’une deuxième édition beaucoup plus politisée.
A l’année prochaine !
Grand merci pour ce commentaire du festival, de grande qualité je trouve, et éclairant un sentiment joyeux d’avoir retrouvé des copains et un inconfortable ressenti de fouillis.