La coupe du monde de l’abstraction : insupportable

La qualification française pour la finale de la coupe du monde de football est d’ores et déjà la victoire médiatique de la servitude volontaire en mode abstraction. Elle va renforcer l’extension du domaine de la complicité à un système – celui du régime de croissance – qui repose sur l’individualisation, la fragmentation, la division (pour mieux régner) : de même que chaque individu est renvoyé à sa culpabilité personnelle s’il n’accomplit pas ses « petits gestes », chacun sera renvoyé à son plaisir et à son écran pour mettre son sens critique en standby.

Et dans les rues et dans les bars, la foule ne sera qu’une juxtaposition d’individus qui n’auront en commun que le goût du plaisir abstrait : on comprend que, dans ce cas-là, la communication interpersonnelle puisse se réduire aux cris et aux hurlements. On atteint le degré zéro de la socialité, celui du collectif réduit au chauvinisme.

C’est ainsi que des cerveaux moralement anesthésiés seront les complices d’une mise entre parenthèses de toute cohérence entre le sens critique et les actes : le « temps des matchs », pourront-ils se le raconter ; mais chacun devrait savoir que les systèmes de manipulation par la soumission volontaire reposent sur des techniques de pied-dans-la-porte, de doigt dans l’engrenage.

Les « raisons » pour boycotter tous les matchs de ce spectacle sont pourtant exactement les mêmes que celles qui alimentent une critique cohérente du monde absurde que nous qualifions de « régime de croissance ».

Moralement, nous y voilà. C’est la victoire de l’abstraction.

Pour comprendre ce qu’est une abstraction, il faut se rappeler que « faire abstraction de », c’est séparer une partie du tout auquel elle appartient. Autrement dit abstraire, c’est séparer.

Regarder un match de cette coupe du monde, c’est faire abstraction des raisons de le boycotter.

Mais il y a une mise au carré de cette abstraction quand ce reniement moral est prononcé sur le ton d’une fausse évidence, mais d’une réelle impuissance teintée de chauvinisme : « Vous comprenez, j’aime le foot alors, oui, je regarderai les matchs, et puis c’est la France ».

Cette victoire de l’abstraction assumée – et même quelquefois revendiquée – c’est la victoire de l’écran sur le vécu, du spectacle sur la réalité, c’est la mise au rencart de ce que la réalité pourrait apporter au symbolique (pour le renforcer, pour l’incarner). De la même façon que certains vous donnent – à propos de la guerre en Ukraine – des leçons de grande géostratégie en faisant totalement abstraction de ce que sont les souffrances et les atrocités réelles d’une guerre réelle, les spectateurs du mondial de l’abstraction sans honte vous expliquent qu’« il ne faut pas tout mélanger », qu’il faut faire la part des choses, qu’il faut savoir séparer ; bref, qu’il faut abstraire.

Et ce qu’il ne faut pas mélanger, c’est le sport – le football – et la politique. Écoutons le président français de l’insensibilité((https://ladecroissance.xyz/2022/02/06/la-crise-sociale-comme-crise-de-la-sensibilite/)) : « Il ne faut pas politiser le sport ». « C’est une très mauvaise idée de politiser le sport ».

Quelle plaisanterie !

Dans une géopolitique du spectacle, c’est même le sport qui est devenu une continuation de la guerre par d’autres moyens. Le vocabulaire de l’attaque, de la contre-attaque et de la défense en est l’aveu révélateur.

Mais il y a pire ! Pire que la politisation du sport et son déni.
C’est la footballisation de la politique.

C’est-à-dire ?

  • C’est d’une « footballisation des esprits » dont il s’agit d’abord : « Cet engouement planétaire fait partie de la stratégie du néolibéralisme qui crée des besoins chez l’individu qui devient de ce fait esclave du divin marché, pour reprendre l’expression du philosophe Dany Robert Dufour »((https://blogs.mediapart.fr/semcheddine/blog/160718/la-footbalisation-des-esprits-lextazy-de-lephemere)). Regarder un match d’une coupe du monde indécente ne serait, au fond, qu’un choix individuel, ne dépendant que de son goût particulier pour le football. La séparation dans ce cas est juste un détachement.
  • Une tentative de légitimation d’une telle footballisation passe par l’affirmation que dans le monde globalisé d’aujourd’hui, le football serait devenu « universel ». Mais c’est faux, c’est surtout confondre le « général » avec l’« universel ». Et cette confusion est très exactement un symptôme de l’abstraction. C’est l’une des stratégies du « régime de croissance », c’est de dégrader tout universel (ce qui est valable dans tous les cas) en général((Quand un énoncé prétend à l’universalité, le moindre contre-exemple est une réfutation ; alors que, quand un cas est général, une exception peut même confirmer la règle. Voilà pourquoi, en régime de croissance, l’emprise passe par la généralisation ; mais pas par l’universalisation.)). Pas de problème pour constater que le football est en général le sport le plus populaire dans beaucoup de pays. Mais cela n’en fait pas un universel. Car, si tel était le cas, on pourrait aller jusqu’à admettre une mise en concurrence entre l’universalité des droits humains et l’universalité d’une pratique sportive ; et du coup, la mise en avant de l’une pourrait justifier la mise en retrait de l’autre. A défaut de l’universalité de la dignité humaine, on pourrait compenser par l’universalité d’une communion dans le spectacle du beau geste. La ficelle est grosse mais elle fait d’autant plus écran devant la cohérence que nos actes doivent avoir avec les valeurs que nous prétendons défendre.
  • La footballisation de la politique, c’est surtout, au niveau individuel – et c’est ce niveau de l’individualisation qui est toujours le niveau visé par tout processus d’abstraction – la métamorphose du citoyen en supporter. Car ce qui caractérise le supporter, c’est que son chauvinisme se manifeste d’abord – non pas dans la victoire – mais dans la défaite : c’est dans la défaite que l’on voit le « vrai » supporter, c’est-à-dire celui qui, même dans le pire, surtout dans le pire, s’abstient de toute critique. Car tel est le but objectif de la footballisation de la politique, la mise à l’écart de toute critique, surtout d’une critique globale, d’une critique qui ne ferait pas abstraction des raisons écologiques, politiques, sociales et morales de boycotter la coupe du monde de l’abstraction.

C’est ce devenir-football de la vie sociale qui est… insupportable.


L’équipe de France de football a perdu la finale, elle n’est pas la championne du monde de la honte. Ouf, est-ce un soulagement ?

Rajouté le dimanche 18 décembre, au soir.
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