D.É.C.R.O.I.S.S.A.N.C.E., une histoire de marcheuse

Par Paul Gontcharoff

« D’une façon ou d’une autre ils allaient ralentir, sinon stopper (…) la croissance de la Croissance. »

Edward Abbey

D.

Dimanche 24 avril 2022, il est 19h59, toutes les chaînes de télé affichent le compte à rebours du résultat imminent des élections présidentielles : d’ores et déjà, les sondages mettent en évidence un coude à coude ultra serré entre le « candidat en marche avant » et la « candidate décroissante en marche arrière » comme les avaient baptisé.es Libération, à l’issue du premier tour. Tout le pays semble suspendu au dénouement de ce drame surjoué.

Environ deux heures plus tôt le même jour.

É.

Étonnamment, si elle pensait pile maintenant à la présidentielle, elle ne se sentirait pas vraiment concernée.

Une brise légère envoie quelques effluves de jacinthe. Un pic tambourine méthodiquement.

C.

Cela fait quelques minutes qu’elle a quitté l’allée forestière à la recherche d’un bon spot de bivouac. Un bon spot de bivouac, c’est un endroit discret et adapté : une surface à peu près plate d’un peu plus d’un mètre sur deux, dégagée des ronces et des pousses d’arbres, sans trop de déchets végétaux. Un coin où il n’y aura pas de risque qu’une branche s’affale soudain. Un coin joli aussi, doté de qualités qu’elle ne saurait pas nécessairement nommer. Un bon spot de bivouac, ça se réfléchit mais surtout ça se sent. Il faut bien regarder, deviner à distance, imaginer derrière les troncs échelonnés tels des pendillons. Quel beau théâtre !

Elle va boucler sa deuxième semaine de marche et, désormais, tout se déroule facilement, en harmonie. Corps, cœur et tête ont retrouvé leurs justes rapports, leurs justes volumes, leurs justes tempos. Coupé d’un cadre un peu sauvage, rien ne vit totalement. Cette immersion lui est nécessaire. Elle pourrait même dire que c’est devenu vital. Non une simple parenthèse de sa vie professionnelle et militante mais peut-être bien la clé de celle-ci, comme un retour à une vérité sans laquelle ce qu’elle accomplit dans la vie « ordinaire » n’aurait pas de nécessité.

Elle s’arrête et observe.

Là-bas, des rayons de soleil plus intenses désignent vraisemblablement une petite clairière.

R.

Rien pour l’instant ne la ramène à l’événement national qui nourrit les conversations et agite les medias depuis plusieurs mois. Cette élection n’est plus que le climax du spectacle obscène qui a remplacé la politique. La distance à laquelle elle le tient espère mettre un baume sur un découragement douloureux. Trop de revirements, de trahisons. Seules les promesses vraiment dégueulasses semblent désormais tenues.

Son engagement s’est réduit aux associations locales : collectif contre l’ouverture d’une carrière de sable, AMAP, aide aux migrant.es… Cela n’écrit pas vraiment d’autres possibles mais c’est utile. Et on y croise des êtres humains.

Faisant passer pour la première fois son besoin de voyage avant le devoir électoral, elle n’a pas voté lors de ce second tour. Mais quelque chose en elle le regrette. Elle se sent vaguement coupable si elle y réfléchit, mais pas maintenant.

18h20.

O.

Ouvrant un passage dans un roncier avec ses bâtons, elle se dirige vers la promesse de la clairière devinée. C’est plus loin que prévu mais elle apprécie cette progression lente et attentive. Rien ne presse. Elle savoure déjà ce moment singulier où la marche s’arrête et où un échange plus substantiel s’instaure avec un lieu choisi parmi les innombrables croisés dans la journée. Poser l’abri ne prend pas possession mais accepte un accueil. Un agencement de « nature » devient son logis d’un soir. Elle espère que fougères et chenilles n’y trouveront rien à redire.

Elle ne laissera aucune trace et demain le lieu retournera à sa beauté ignorée.

I.

Il n’y a plus rien à espérer des élections pense-t-elle.

Elle rêve depuis toujours d’un monde juste et pacifié d’où les dominations auraient disparu. Un monde régi par la solidarité, l’écoute, la vérité, la beauté… toutes valeurs complètement ringardes au regard du capitalisme croissantiste post-moderne, cynique, violent, cupide, inculte et absolument laid.

Elle s’est beaucoup engagée pour cet espoir politique mais c’est un échec, elle doit bien l’admettre. Elle n’a pas su convaincre, elle n’a pas du tout fait le poids. C’est vrai qu’elle/ils étaient peu nombreu.ses.

Et puis la liste est longue des peuples ayant marché courageusement vers de meilleures perspectives et qui ont été finalement renversés et assassinés avec leurs dirigeants : Thomas Sankara, Salvador Allende, Patrice Lumumba… Avant eux les Communard.es, etc., etc. Quelle chance les multinationales, qui gouvernent réellement, laisseraient-elles aujourd’hui à un.e président.e élu.e sur un programme émancipateur, décroissantiste qui plus est ? Combien de temps la CIA le tolérerait-elle ?

Et toutes les révolutions populaires qui ont résisté à cette menace extérieure ont viré dans la paranoïa et la dictature. Pourquoi espérer mieux aujourd’hui ?

C’est vrai d’un autre côté qu’aucune avancée humaine n’a été négociée avec le pouvoir politique ou économique. Que chaque gain a été obtenu grâce à des mobilisations courageuses, des luttes résolues, des révolutions, des guerres. Abolition des privilèges féodaux en France, fin de l’esclavage aux Etats-Unis, du colonialisme en Inde ou en Algérie, etc. Mais cela s’est plutôt joué en dehors des urnes.

Et à l’échelle d’une nation, il n’y a jamais eu de démocratie. On dit « non » à une certaine vision de l’Europe mais c’est « oui » quand même, les élu.es trahissent systématiquement. Alors pourquoi voter ?

18h30.

S.

Soudain, une ombre se déplace de l’autre côté de la petite clairière maintenant toute proche. Le miroir blanc du fessier d’un chevreuil s’éloigne par bonds, comme un signal à suivre.

Elle pose sa bâche de sol sur les restes de feuilles mortes de l’automne, monte sa toile à l’aide de ses bâtons. Elle déroule son matelas en mousse et installe son duvet. Il fait très doux. Elle déballe peu à peu son maigre attirail, quelques vêtements, un petit réchaud à bois fabriqué avec des boîtes de conserves, quelques vivres, deux bouteilles d’eau. Elle enfile une polaire. Tous ces gestes participent d’un rituel dont la clairière est aujourd’hui le temple. Rien de religieux mais la célébration d’une entente tacite avec toutes les formes présentes du vivant.

Pourquoi la vie des humains n’est-elle toujours si simple et harmonieuse ?

S.

Simple et harmonieuse, nul ne dira que la campagne électorale l’a été. Coups fourrés, coups tordus, mensonges, petites phrases choc. Que de la com’, cela fait des années que c’est ainsi : pas de fond, pas d’idées, le seul souci du buzz. Plus un nom est cité, plus il semble recueillir de suffrages, c’est désolant. Mais c’est à l’image du monde néo-libéral et de son omniprésente publicité : une vacuité agitée et mortifère. Elle a préféré fuir le bruit indigne et sans saveur de cette imposture infatigable.

Et pourtant, il y a quelques semaines, une petite étincelle a fait vibrer son âme d’ancienne militante anticapitaliste : la candidature inattendue de Sandrine Voltaire, repêchée après l’abandon surprise de Jannick Yoda. Le discours clair et percutant de l’écolo féministe a très vite cristallisé les aspirations de tou.tes les déçu.es et meurtri.es d’un système inhumain que les candidat.es les plus en vue annoncent pourtant vouloir renforcer. Beaucoup ont entendu dans sa parole franche l’urgence à se libérer de la machine capitaliste. La doxa de la croissance est enfin apparue comme incompatible avec la résolution des monstrueux problèmes environnementaux.

La plupart des autres candidat.es ayant construit leur propagande opportuniste à coups de « capitalisme vert », de « développement durable » et autres foutaises, ils/elles se sont vite trouvé ridicules devant les exposés de l’évidence par Sandrine Voltaire. Leur argumentaire s’est effondré comme un château de cartes. Commençant à paniquer à la lecture de sondages de plus en plus défavorables, elles/ils ont multiplié les attaques les plus basses, les rumeurs les plus ignobles. Rien n’y a fait, même le dévoiement progressif de leur propre discours pour copier la candidate verte. Florilège :

Du président sortant : « Parce que défendre la liberté ce n’est pas permettre à quelques uns de s’affranchir des limites, mais permettre à toutes et tous de bien vivre ensemble. »

De l’extrême-droite : « Défendre la liberté, c’est empêcher certains de franchir les limites nationales pour bien vivre ensemble chez nous. »

De la gauche insoumise : « Je défends la liberté des travailleurs à mieux vivre ensemble alors que passé les bornes de l’exploitation, il n’y a plus de limite. »

Mais rien n’a égalé l’impact de l’original : « Parce que défendre la liberté, c’est tirer de toutes les limites le désir de bien vivre ensemble sans abandonner quiconque ».

Et il a surtout été clair qu’au-delà des slogans, Sandrine Voltaire était la seule à croire à ce qu’elle disait, la seule à ne pas faire de sa carrière personnelle un préalable, la seule à l’ego manifestement raisonnable. D’ailleurs de nombreu.ses membres de son équipe, dans l’ensemble jeune et féminine, ont été avantageusement mis.es en avant.

Dans sa clairière solitaire au cœur de la forêt, elle se souvient maintenant de ces épisodes. Elle a voté au premier tour pour cette candidate inattendue qui réveillait en elle une ardeur éteinte depuis trop longtemps. Elle a pleuré de joie à l’annonce de la qualification pour le second tour de la candidate de la décroissance.

Mais elle est partie quand même le lendemain. Il fallait qu’elle s’abstienne pour une fois, nécessaire acte personnel de protestation après tous ces votes inutiles lors des derniers scrutins. Tant pis.

19h30.

A.

À présent, le feu chauffe sous la popote en titane. Elle l’alimente de bouts de bois mort, parcimonieusement prélevés sur des branches basses. Quand l’eau sera frémissante, elle y jettera un peu de soupe en sachet et de la semoule. Complétée d’un morceau de fromage et de quelques fruits secs, cette tambouille se répète à peu près tous les soirs. C’est un menu monotone qui lui apporte l’énergie nécessaire pour marcher deux ou trois semaines sans trop se soucier des dosages en éléments nutritifs. Contrairement à sa vie ordinaire où la nourriture est bio, joyeusement variée et souvent partagée, ici prime le pratique, le léger. Une forme d’ascèse médiocre imposée par les ressources limitées des rares épiceries de campagne. Le dîner en compagnie des hêtres et des fourmis reste malgré tout un excellent moment.

Des moucherons volètent dans les rayons d’un soleil bas strié par les éclipses des troncs. Un merle noir entonne son chant vespéral.

N.

Négligeant quelques secondes son frichti, elle revit ses années de combat contre le mythe de la croissance. La croissance de quoi ? Du PIB paraît-il, de la richesse des riches, c’est sûr, du commerce, de la consommation et du gâchis, croissance des échanges, de leur vitesse mais aussi du mensonge et de l’obscurantisme, croissance du repli nationaliste, des fossés identitaires, de l’intolérance, du racisme, de la violence. Croissance exponentielle du numérique et donc croissance du chômage et de la surveillance. Croissance de l’individualisme. Et croissance de la connerie, il faut bien le dire et elle ne prétend pas y échapper tout à fait.

Elle appartient donc au camp de la décroissance mais le terme ne la satisfait pas. Ne doit-on espérer une forme de croissance pour l’individu et les collectifs dans lesquels elle ou il s’inscrit ? Chacun.e ne doit-il tendre vers quelque chose de plus grand, de plus beau ? Faire croître ses connaissances, son intelligence, ses dons techniques et créatifs, ses capacités empathiques, ses réflexes solidaires, sa bienveillance ? Les sociétés, encore largement infantiles, ne doivent-elles croître vers plus d’écoute, d’interactions, d’autonomie, vers plus de maturité ?

Agir pour plus de justice et de liberté responsable poursuit l’élan progressiste des Lumières. Dommage de s’être laissé définir à l’envers : « marche arrière » a écrit Libé (mais qu’attendre d’un quotidien possédé par un milliardaire des télécoms ?). Non, ni elle ni Sandrine Voltaire ne marche en arrière, c’est même tout le contraire. Mais la propagande libérale a tellement infusé les consciences qu’il est désormais difficile de débrouiller l’écheveau de contre-vérités permanentes que tissent les confusions entretenues entre quantité et qualité, entre fond et forme, entre nouveauté et progrès, etc. Quel merdier dans les têtes !

D’ailleurs, de tous.tes ces « marcheur.ses » dans tous les sens, elle est des rares à savoir de quoi il s’agit vraiment !

19h59.

C.

Cinq noisettes déjà écalées terminent son dîner frugal. Bientôt, après une vaisselle et une toilette, rudimentaires, elle s’allongera dans son duvet, mince cocon qui ne la sépare qu’à peine de son environnement.

Plus rien n’existe hors sa clairière magique. Alors que les résultats du second tour de la présidentielle vont tomber, elle laisse la fatigue de la journée la rattraper.

Pourtant, peut-être que dès demain la beauté du monde retrouvera quelques armes politiques dans un combat presque perdu. Peut-être qu’une bonne surprise engagera une nation dans la voie urgente de la « décroissance ». Que la joie de mieux faire fera tache d’huile dans le monde et que des perspectives de survie résiliente viendront nuancer les prévisions angoissantes des collapsologues.

Un moment auquel elle n’aura peut-être pas exactement participé mais d’où jaillira une allégresse nouvelle apte à ré-harmoniser son besoin de retrait solitaire dans les forêts avec l’élan qui la pousse vers les autres. Il sera temps de se remobiliser.

Elle saura bientôt.

Un peu plus tard.

E.
Elle s’endort, bercée par le chant des oiseaux et le murmure de la brise dans les feuilles naissantes.

Un sanglier à la recherche de vieilles faînes et de pissenlits passe en grognant.


Avis du jury

Votre nouvelle a retenu l’attention du jury pour ses qualités littéraires, en nous présentant un acrostiche à partir du mot D.E.C.R.O.I.S.S.A.N.C.E.

Vous vous réappropriez le terme de « marcheuse », que le macronisme a tenté de s’arroger alors que c’est une activité décroissante par excellence, non pas tant parce qu’elle est énergétiquement sobre que parce que c’est une activité à échelle humaine, avec comme mesure le pas humain.

Vous partagez avec nous, le rejet du monde de la croissance : « le mythe de la croissance. La croissance de quoi ? Du PIB paraît-il, de la richesse des riches, c’est sûr, du commerce, de la consommation et du gâchis, croissance des échanges, de leur vitesse mais aussi du mensonge et de l’obscurantisme, croissance du repli nationaliste, des fossés identitaires, de l’intolérance, du racisme, de la violence. Croissance exponentielle du numérique et donc croissance du chômage et de la surveillance. Croissance de l’individualisme. »

Votre critique du système électoraliste est pertinente, même si nous préférons que ça ne mène pas à une défection de toute lutte politique générale, car c’est par la mise en place de politiques autres qu’un trajet vers un autre monde peut s’envisager.

Merci à vous pour cette nouvelle décroissante, où vous analysez bien ce qui peut pousser à rejeter ce monde, même si pour la MCD, le choix de faire sécession pose question : la solution, le projet, ne passe pas forcément par le retrait de l'individu en dehors de la société : c’est d’ailleurs ce que nous nous proposons de réfléchir ensemble lors des (f)estives de la décroissance de cet été, dont le thème est la vie sociale.
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