Décroissance sélective (critique de la)

De tous les oxymores politiques qui ont pour effet de sembler critiquer la croissance pour en réalité renvoyer aux oubliettes toute critique réellement décroissante 1, celui de la « décroissance sélective » est peut-être celui qui est le plus pernicieux. On va le retrouver employé par tous ces critiques de la croissance qui n’arrivent pas à franchir le pas idéologique de la décroissance 2.

Sans commencer par des arguments de fond, chacun peut facilement comprendre que si la décroissance est sélective, cela veut dire que l’on va faire un tri entre ce qui doit décroître et ce qui doit croître : tout ne doit pas décroître et tout ne doit pas, non plus, croître. Autrement dit, la décroissance sélective a un soeur jumelle, sinon une soeur siamoise : la croissance sélective.

Les défenseurs de la décroissance sélective sont donc aussi des partisans de la croissance sélective.

Ce qui ne serait logiquement possible que si la croissance (ou la décroissance) pouvait se découper, se diviser. Ce qui n’est idéologiquement possible que pour celui qui ne s’est pas aperçu (ou il fait semblant de ne pas s’en être aperçu) que la croissance n’est pas qu’un concept économique mesuré par un indicateur économique (le PIB) mais que la croissance est le maître-mot d’une économie qui a englouti toutes les formes de vie en société : une société dominée par une économie dominée par la croissance n’est pas une société avec une économie de croissance, c’est une société de croissance.

Merci à Robin Guinin pour l’illustration, https://www.facebook.com/LE.ROBINOSCOPE

Les partisans de la décroissance sélective sont donc dans le déni de cette extension du concept de croissance, dans la négation du devenir-monde et du devenir-idéologie de la croissance. Ils restent en réalité colonisés par l’imaginaire économique de la croissance. Ils n’admettent pas la croissance idéologique du concept économique de croissance : ils en restent à croire que l’économie est une « infrastructure » de toute vie en société alors qu’elle en est d’abord une religion (avec ses lieux de cultes, ses saints, ses prophètes, ses fidèles, ses martyrs, son clergé, ses fêtes…). Dont acte.

Mais alors que répondre à celui qui en défendant une « décroissance sélective » risque de nous faire apparaître comme des dogmatiques et des intransigeants ?

  • Utiliser l’ironie pour lui retourner le compliment ou lui faire imaginer l’absurdité de cet adjectif « sélectif » quand il est accolé à d’autres résistances : demander à un anticapitaliste ce qu’il penserait d’un « anticapitalisme sélectif » ; ou pire se demander ce que pourrait être un « antiracisme sélectif » ou un « patriarcat sélectif », ou un « pacifisme sélectif » 3.
  • La sélection de la décroissance sélective peut porter sur le choix du pays concerné : ainsi on va nous concéder que la France devrait décroître mais pas Madagascar par exemple. L’exemple de « Madagascar est éloquent puisque c’est l’économie mondialisée croissanciste qui ruine la paysannerie malgache et la prive de ses capacités d’autosubsistance (l’excellent riz malgache est supplanté par les importations à bas prix des brisures de riz chinoises et thaïlandaises. Les terres cultivables sont accaparées par des investisseurs chinois et japonais, pour des productions d’exportation). Au contraire de cette logique du développement économique désastreux, les décroissants prônent un retour à une économie de subsistance bien plus respectueuse des écosystèmes, de la biodiversité, des usages alimentaires, ainsi que l’auto-organisation des communautés. » S’il y a donc un pays qui doit se libérer de l’emprise du monde de la croissance, c’est bien Madagascar !
  • La sélection de la décroissance sélective peut aussi porter, dans nos pays du Nord global, sur le choix des secteurs. Prenons l’exemple de l’agriculture : faut-il défendre sa « croissance » ? Non, triplement non. Non tout d’abord en référence à la croissance comme concept économique : que le nombre d’agriculteurs doive croître, c’est une chose souhaitable mais c’en est une autre que de confondre cette augmentation avec une croissance économique en volume. Non ensuite en référence avec la croissance comme « monde » : c’est toute l’organisation même de la production agricole qui doit être ré-empaysannée (les surfaces, la propriété, les machines, les intrants, la polyculture, etc.). Non enfin en référence à la croissance comme « idéologie » : c’est toute l’industrialisation et la numérisation d’une filière qu’il faut contester au nom d’un idéal de souveraineté alimentaire (à questionner et à discuter à partir de toute une perspective d’échelles : territoriales, temporelles, institutionnelles…).

Pour donner la parole à un partisan de la décroissance sélective

Mouvements : Pour réduire réellement nos consommations de ressources naturelles, réduire la pression sur les écosystèmes et sur la planète, certains critiques des politiques de développement-durable disent qu’il faut décroître de façon sélective, pas de la même manière dans les pays riches du Nord et les pays pauvres du Sud, pas de la même manière pour toutes les activités économiques…

J.-M. Harribey : C’est l’idée contenue dans le livre d’Attac Le développement a-t-il un avenir ? Nous critiquons l’idée d’une décroissance uniforme selon les types de production et uniforme selon les types de pays. Mais nous sommes favorables à la diminution drastique des productions catastrophiques pour la planète. Par exemple, la production d’armement : mille milliards de dollars par an ; la production publicitaire : cinq cents milliards. De même avec l’agriculture productiviste : il faut sortir du type d’élevage ou de culture hyper polluants, hyper concentrés qui font des campagnes des déserts ruraux. Nombre de productions peuvent, sans dommage pour le bien-être de l’humanité, être radicalement diminuées. Maintenant est-ce qu’il faut tenir le même langage pour tous les types de production ? Je ne le crois pas. Il faut distinguer les productions nuisibles, prédatrices, dévastatrices, et les productions qui répondent à des besoins sociaux. L’autre dimension de la sélectivité est la question des pays les plus pauvres. Ils ont besoin d’un temps de croissance économique : pour bâtir plus d’écoles, pour acheminer l’eau potable, pour construire des centres de soins, etc. Contrairement à ce que nous disent certains « décroisseurs », ces besoins ne sont pas de simples projections de nos valeurs occidentales, des schémas néo-colonialistes. Il y a toujours un milliard d’êtres humains n’ayant pas accès à l’eau potable. Heureusement, de nombreux avocats, mais pas tous hélas, de la décroissance acceptent cette idée que pays riches et pays pauvres ne peuvent pas être mis sur le même plan. Mais ils jouent aussi avec l’idée selon laquelle nous renverrions aux pays pauvres une image de la pauvreté qui ne correspond pas à ce que eux ressentent. Il y a une part de vérité dans cette affirmation. Or, on ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas encore un milliard d’êtres humains qui sont analphabètes et qui souffrent de la faim ; comme s’il n’y avait pas des épidémies de paludisme qu’on n’arrive pas à éliminer faute de recherche sur cette maladie dans l’industrie pharmaceutique.

Gaudillière, Jean-Paul, et Gilbert Wasserman. « L’écologie contre l’économie ? Dialogue sur le développement-durable, la décroissance sélective et la gestion écologique. Table ronde avec Bernard Guibert et Jean-Marie Harribey », Mouvements, vol. no 41, no. 4, 2005, pp. 24-35.

La MCD : Faisons juste remarquer qu’aucun décroissant n’a jamais défendu une telle décroissance « uniforme », c’est-à-dire aveugle aux spécificités des pays et des secteurs. De la part de J-M Harribey, l’utilisation de ce sophisme du ventriloque lui permet de passer à côté de l’essentiel : que la décroissance n’est pas qu’un concept mais aussi un monde et son idéologie.

Les notes et références
  1. Croissance verte, développement durable… et peut-être aussi prospérité sans croissance…[]
  2. Des noms, on veut des noms…[]
  3. Qui n’a pas déjà rencontré cet opposant à la peine de mort, « sauf dans certains cas » ![]
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