« Comme par hasard ! »

Il y a trente ans, Albert O. Hirschman publiait son fameux essai sur Deux siècles de rhétorique réactionnaire (1991) dans lequel il repérait les trois grandes figures de l’argumentation réactionnaire.

  • La thèse de l’effet pervers (perversity) selon laquelle les effets d’une réforme peuvent être pires que la situation de départ.
  • La thèse de l’inanité (futility) selon laquelle les effets d’une réforme seraient nuls et que donc la réforme serait inutile.
  • La thèse de la mise en péril (jeopardy) selon laquelle toute nouvelle réforme mettrait en danger les bienfaits de la réforme précédente.

Chacun d’entre nous, surtout s’il s’est laissé embarquer dans une tentative de dialogue avec quelqu’un qui en réalité ne veut pas discuter, a déjà rencontré cette rhétorique. Et a pu constater qu’alors même que ces arguments se contredisent entre eux – la mise en péril contredit l’inanité qui contredit la perversité qui contredit la mise en péril –, un même sophiste n’hésite pas à les enchaîner.

Il est facile de repérer aujourd’hui le réemploi de chacun des 3 types d’argument :

  • Le masque, le confinement, le couvre-feu et même le vaccin seraient pires que le mal qu’ils prétendraient guérir. Le masque provoquerait hypoxie et excès de dioxyde de carbone. Le couvre-feu inciterait aux fêtes privées plus dangereuses encore qu’une nuit en boîte. Le vaccin serait plus dangereux qu’une pandémie qui n’existerait d’ailleurs pas.
  • Les gestes barrières, le confinement, le couvre-feu et même le vaccin ne seraient pas des protections absolument efficaces contre la propagation du virus : ils ne servent à rien d’un point de vue sanitaire (donc leur utilité est seulement d’instaurer une société de contrôle et de biopouvoir).
  • Si je mets un masque et que je respecte les gestes barrières, pourquoi m’empêcher de me divertir dans les fabriques du loisir marchandisé que sont devenus ce qui étaient – à une époque, ah oui, laquelle ? – des lieux de culture ?

L’intention d’Albert O. Hirschman était de remettre les années Reagan en perspective d’une rhétorique réactionnaire qui depuis les révolutions française et américaine s’opposait à tout « progressisme ». Et dans nos années trumpistes, celle des « faits alternatifs » et des fake news, que devient cette rhétorique réactionnaire ? Et particulièrement à l’occasion de la pandémie actuelle et de son déferlement de complotisme ?

Le principal changement me semble l’apparition vedette du fameux « comme par hasard ! ».

Commençons par signaler :

  1. Que corrélation n’est pas cause. Ce qui fait une « cause » n’est pas la coïncidence mais la répétition corroborée de la séquence cause → effet. Au départ, cette séquence est juste une hypothèse qui est alors soumise à des procédures de réfutation et par la suite, tant que cette hypothèse n’est pas invalidée, alors elle est tenue pour une loi « vraie » qui permet donc des prédictions du type si telle cause alors tel effet.
  2. Que le hasard n’est pas une explication tout simplement parce qu’il ne fait que constater l’absence d’explication. Le hasard est une non-explication ; vouloir l’utiliser comme explication est juste au mieux une contradiction, sinon une manipulation intellectuelle. J’avais bien lu que, dans La société du spectacle (1967), Guy Debord nous avertissait que « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux », mais les progrès de cette antidialectique 1 semblent aujourd’hui faire des pas de géants.

La rhétorique du hasard semble donc plutôt tenir de la pensée magique (des effets sans causes, des inversions entre cause et effet, des causes confondues avec des intentions) que de la raison commune. Et voilà pourquoi elle peut, en même temps, provoquer un effet de renforcement quand elle est utilisée dans les milieux de la dissociété et de l’archipélisation (ces milieux de l’entre-soi où on ne rencontre plus que des « mêmes »), et empêcher tout débat contradictoire (dans lequel l’échange des arguments opposés n’est possible qu’à la condition préalable et tacite d’un fond commun rationnel 2.

Que faire si ce fond commun qui rend possible toute discussion est lui-même d’avance sapé par les partisans de l’explication par le hasard ?

Depuis Socrate – mais Vladimir Jankélévitch l’a rappelé plus récemment – l’ironie est la dernière pédagogie à la disposition de celui qui ne veut pas désespérer de la possibilité même de faire vivre les trois conditions de réussite d’une discussion, à savoir la tolérance, la conviction et la cohérence 3.

Alors ironisons.

Le Covid-19 est apparu au même moment où le projet de réforme des retraites battait de l’aile, il tue principalement ceux qui ont l’âge de partir en retraite, et ceux qui, déjà à la retraite, plombent les comptes de l’assurance retraite. COMME PAR HASARD !

On sait que l’aluminium peut être dangereux pour la santé et qu’il est utilisé comme adjuvant dans les vaccins classiques. Et voilà que les vaccins développés par Pfizer/BioNTechn et Moderna et qui reposent sur l’ARN messager n’utilisent pas d’aluminium. COMME PAR HASARD !

Il n’y a que les gogos qui s’informent sur le site CovidTracker car les vraies informations se trouvent d’abord sur le site ReinfoCovid dont le nom est un rappel à l’un des ancêtres des sites complotistes, le fameux ReOpen9/11 (Site qui réclamait à propos des attentats du 11 septembre toute la vérité la plus absolue sinon rien)). COMME PAR HASARD !

A cause de la pandémie, il est devenu quasiment interdit de voyager et d’aller au bout du monde, juste au moment où l’on allait enfin pouvoir vérifier la vérité des thèses platistes. COMME PAR HASARD !

Les anti passe sanitaire appellent à manifester un 31 juillet alors que lendemain les prix du gaz et de l’électricité vont augmenter. COMME PAR HASARD !

Les coronasceptiques reprennent formellement la rhétorique des climatosceptiques, exactement comme le font Donald Trump et Jair Bolsonaro. COMME PAR HASARD !

Alors que les gouvernements occidentaux, qui depuis des années pratiquent des politiques de déflation du personnel dans les services publics de santé, ne savaient plus comment poursuivre cette réduction des coûts, voilà que surgit une pandémie qui épuise les personnels et provoque la plus grande vague de démission. COMME PAR HASARD !

Alors que le mouvement des gilets jaunes semblait s’éteindre dans quelques soubresauts de violence, voilà que les mesures des gouvernements libéraux-autoritaires remettent dans la rue des manifestants. COMME PAR HASARD !

Quand des lanceurs d’alerte affirment que c’est pendant une vaccination qu’un virus aurait le plus de probabilité de muter, voilà que c’est pendant la quatrième vague de la pandémie que les gouvernements relancent la vaccination, sans parler d’Israël ou de l’Angleterre qui lancent même une troisième dose. COMME PAR HASARD !

A 1 an d’une élection présidentielle où l’extrême-droite maintient toutes ses chances de gagner le premier tour, sinon le second, la plupart des appels à organiser la « résistance » contre la « dictature » sanitaire émanent de ces organisations où l’ordre a toujours pris le pas sur le respect des libertés individuelles. COMME PAR HASARD !

Les antivaccins ont concentré leurs attaques contre les risques de l’AstraZeneca, vaccin à vecteur viral, alors que c’est le seul vaccin distribué à prix coûtant. COMME PAR HASARD !

Alors qu’il semblerait tellement provocateur et maladroit de s’affirmer pro-pandémie, plutôt qu’anti-vax ou anti-masque, voilà que le gouvernement continue sa propagande faite d’autoritarisme bravache et de communication à la  fois martiale et tâtonnante, comme pour n’encourager que des critiques biaisées. COMME PAR HASARD !

Alors que le film Hold-Up a eu le succès que l’on sait, voilà que les lettres à chaque bout de son titre, le H et le P, évoquent l’Hôpital Psychiatrique 4. COMME PAR HASARD !

Alors que je pourrais reprendre 1 à 1 chacun de ces sophismes et montrer comment consolider et fonder des critiques sans les abimer par ce simulacre d’explication qu’est le « comme par hasard », voilà que je me contente d’ironiser. COMME PAR HASARD !

Finalement, l’ironie, comme le rire, peut être jaune.

La rhétorique du « comme par hasard » alimente une critique tronquée des mesures libérales-autoritaires du gouvernement, dont le principal danger est de faire diversion – sinon écran – sur les critiques radicales qui devaient lui être adressées.

Les notes et références
  1. Car dans la dialectique hégélienne, c’est le faux qui est un moment du vrai, mais ce moment est dépassé, aufheben.[]
  2. Dans une conversation de ce genre, quelqu’un m’a même récemment reproché de discuter en voulant avoir raison ! Ah bon, parce qu’on pourrait discuter en s’appuyant sur des arguments que l’on sait explicitement faux ?[]
  3. https://decroissances.ouvaton.org/2021/07/14/ce-que-parler-ne-veut-plus-rien-dire/[]
  4. Variante : Hewlett Packard.[]
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