Inégalités (décroissance des)


Il y a des gens – des adversaires politiques – pour qui les inégalités sont en tant que telles une bonne chose. Ainsi Boris Johnson affirmait-il en 2013 1 : « Une certaine dose (some measure) d’inégalité est essentielle à l’esprit de jalousie et de compétition, lequel constitue, avec la cupidité, un précieux aiguillon pour l’activité économique ». Fort bien (ou plutôt fort mal) mais le plus intéressant dans cette déclaration en faveur de la rivalité méritocratique, c’est le « une certaine dose ». Ah bon, même pour eux, il faudrait en matière d’inégalité garder une certaine mesure ? Et pourquoi donc ?

Si même les partisans des inégalités reconnaissent des limites, pourquoi les décroissants, qui sont d’abord des partisans des limites, sont-ils quand même des adversaires des inégalités ?

La plupart des décroissants mettent souvent en avant que la première des décroissances, c’est celle des inégalités ; mais encore. Pourquoi se contenter d’une « décroissance » au lieu de revendiquer une « abolition » ou une « disparition ? Faudrait-il paradoxalement pousser l’asymétrie de l’opposition entre partisans et adversaires de l’inégalité jusqu’à défendre une certaine « dose » d’inégalités ?

Question difficile car nous, les décroissants, nous voilà pris dans un étau : bien évidemment, nous dénonçons les inégalités (et nous allons dire pourquoi) mais pour autant serions-nous prêts à aller jusqu’à une égalité totale ? Égalité parfaite de départ comme d’arrivée, égalités strictes d’un point de vue économique, social et culturel ?

©Jean-Luc Boiré

Ces questions en réalité ne concernent pas vraiment la décroissance comme « trajet », celui de sortir du monde de la croissance pour entrer dans celui de la post-décroissance : là, dans cette transition, les décroissants défendent sans difficulté une décroissance drastique des inégalités. Mais ces questions concernent la post-décroissance comme « projet » : jusqu’où décroître ? Dans l’idéal, pouvons-nous prendre pour objectif politique une société dans laquelle il n’y aurait plus aucune inégalité du tout ?

Pourquoi faut-il socialement renoncer aux inégalités ?

Question d’autant plus fondamentale qu’elle permet de réorienter la décroissance vers la question sociale : comme si le monde de la croissance avant d’être en guerre contre la nature était d’abord en guerre contre la vie sociale. Conséquence politique importante : d’une société écologiquement soutenable ou d’une société humainement décente, laquelle a le plus de chance d’être la condition réussie de l’autre ?

Il faudrait donc renoncer aux inégalités non pas tant parce qu’une société inégalitaire serait injuste mais parce qu’elle ne serait pas vraiment une société. Les inégalités ne détruiraient pas la société extrinsèquement mais intrinsèquement.

Voici une liste des indicateurs sanitaires et sociaux affectés par l’inégalité des revenus 2 :

  • Santé physique : espérance de vie, mortalité infantile, mortalité des adultes, obésité, infection par le HIV.
  • Santé mentale et bien-être : maladies mentales, dépression, schizophrénie, symptômes psychotiques, anxiété du statut, autovalorisation, narcissisme, toxicomanie, addictions.
  • Cohésion sociale : confiance, solidarité, amabilité, participation citoyenne, stéréotype ambigus, comparaisons sociales, homicides, incarcération, condition des femmes.
  • Inégalités au début de la vie : bien-être des enfants, harcèlement, maltraitance, réussite scolaire, décrochage, mobilité sociale, grossesses précoces.
  • Questions environnementales : biodiversité, consommation d’eau, de viande, d’essence, émissions de CO², pollution de l’air, consommation liée au statut, respect des accords internationaux sur la protection de l’environnement.

Pour tous ces indicateurs, les inégalités de revenus se manifestent triplement :

  1. Les plus bas revenus subissent les conditions sociales de vie les plus dégradées.
  2. Plus les écarts d’inégalités se creusent, plus cette dégradation s’accentue (à revenu dégradé égal, les conditions sociales de vie empirent proportionnellement à l’écart avec les plus hauts revenus : plus une société est inégalitaire, plus les inégalités dégradent la vie).
  3. Plus une société est inégalitaire, plus ces conditions de vie se dégradent pour l’ensemble. (et pas seulement pour les plus défavorisés).

Pourquoi ne faut-il pas confondre le combat contre toute inégalité avec une défense en faveur d’une unité/uniformité des modes de vie ?

Écrivons d’emblée que la réponse consiste à ne pas confondre « inégalité » et « différence ». Car il existe une mauvaise réponse à la question sociale des inégalités (et elle est quelquefois défendue par les « plus-décroissants-que-moi-tu-meurs »), celle qui préconiserait une société dans laquelle tous les membres vivraient sur un mode de vie identique ; poussée jusqu’à l’absurde, cela donnerait une société de clones. Chacun voit bien alors qu’une société humaine doit respecter la pluralité (ce qui revient à rejeter toute solution de type totalitarisme politique ou intégrisme religieux).

Le débat a déjà eu lieu il y a bien longtemps entre les deux grandes philosophies politiques de l’antiquité grecque : entre Platon et Aristote.

  • Pour Platon, une Cité (polis) est juste si elle est « une », unie. Pour cela, l’idéal serait que chaque citoyen consacre sa vie au métier pour lequel il est fait (que chacun ait le travail qui correspond à sa dominante psychologique, à l’élan de son âme : soit 1) Epithu­mia (ἐπιθυμία), « l’ap­pé­tit », la partie concu­pis­cible, le niveau dési­rant, les envies infé­rieures (faim, soif, , etc.) ; 2) Thumos (θυμός), « la colère », la partie iras­cible, le niveau agres­sif, les passions, et 3) Logis­ti­kon (λογιστικόν), « le raison­nable », la partie ration­nelle). Mais précisément parce que chacun est emporté par son élan, personne ne se connaît assez pour se diriger spontanément vers son métier, et c’est pourquoi la distribution politique des fonctions sociales doit être assurée par le seul chez qui les 3 parties de son âme s’équilibrent, le sage. Voilà comment Platon en vient à défendre la conception d’un « philosophe-roi », d’un despote éclairé. Une Cité sera donc juste si, monarchique, elle trouve son Unité en confiant le pouvoir au sage, l’homme-Un.
  • A cet idéal d’une Cité gouvernée par le philosophe, Aristote adressera 2 critiques principales : 1/ en réservant le pouvoir à ceux qui savent, en vue de la Paix, on écarte malheureusement tous ceux qui ne sont pas assez sages pour accepter d’être ainsi écartés du pouvoir et du coup on favorise la discorde, au lieu de la concorde. 2/ « La Cité est par nature une pluralité, et son unification étant par trop poussée, de Cité elle deviendra famille, et de famille individu. […] Car il y a, dans la marche vers l’unité, un point passé lequel il n’y aura plus de Cité, ou passé lequel la Cité, tout en continuant d’exister, mais se trouvant à deux doigts de sa disparition, deviendra un État de condition inférieure : c’est exactement comme si d’une symphonie on voulait faire un unisson, ou réduire un rythme à un seul pied » 3.

La société n’est pas une famille, ni même un individu : ni la vie familiale ni la vie individuelle ne peuvent fournir des modèles pour la vie sociale (la société n’est ni un individu, ni une famille, « en plus grand »). Car il y a dans la société une spécificité qui ne se trouve ni dans la famille ni dans l’individu : la pluralité. Il y a dans la vie sociale une altérité qui ne peut se retrouver ni dans la famille ni dans l’individu (même en acceptant qu’une famille ainsi qu’un individu puissent être composés).

Cette pluralité, qui est la condition (humaine) de la vie sociale se vit dans les différences entre les uns et les… autres.

→ de la même façon que sans égalité, il n’y a pas de société ; sans différences, il n’y a pas de société non plus.

Comment alors concilier refus catégorique des inégalités et protection de la pluralité sociale ?

Nous voulons donc des différences, mais pas d’inégalités : l’objectif politique de la décroissance est donc l’édification d’une société de reconnaissance (des différences) et de justice (sans inégalités car elles sapent le fondement même de la vie sociale).

Pouvons-nous suggérer quelques pistes pour des discussions politiques portant sur l’objectif d’une vie sociable désirable ?

  1. Malgré toutes nos réticences libertaires envers l’État et ses abus intrinsèques, les décroissants devraient accepter de se poser la question du Droit : car ce n’est que devant une Loi, qu’une égalité peut être instituée entre les hommes (s’en remettre à un ordre spontané, ce serait basculer dans une variante décroissante de la « main invisible » libérale).
  2. En défendant une conception solidariste ou coopérativiste de la société (plutôt qu’une conception individualiste, celle qui se raconte qu’une société se constituerait à partir de ses individus), les décroissants devraient constamment mettre en avant qu’aucune « société des individus » ne pourra jamais être égalitaire : tout simplement parce que dans une société des individus, seule la liberté de l’un peut venir limiter la liberté de l’autre, et cela s’appelle la « guerre de chacun contre chacun » ou la « concurrence libre et non faussée ».
  3. En s’appuyant sur ce que nous appelons « espace écologique » (autrement dit un espace encadré par un plancher et un plafond), chacun pourrait comprendre qu’au-delà du plafond et qu’en-deçà du plancher, nous passons dans le « hors du commun » (en matière de revenus : au-delà, c’est la richesse ; en-deçà, c’est la misère). Entre plancher et plafond, il y aurait bien des différences mais elles ne seraient pas des inégalités. C’est en sortant du Commun que les différences génèrent des inégalités.

→ Voilà alors tout un champ de recherches et de discussions que les décroissants vont devoir affronter s’ils veulent être politiquement crédibles : examiner, catégorie de différence par catégorie de différence (genre, âge, « capital » social, « capital » culturel » et « capital » économique), comment une société post-décroissance pourrait instituer l’égalité, tout en reconnaissant à chacun un droit inaliénable à la différence. L’objectif qui devrait orienter toutes ces discussions serait bien non pas tant le bonheur individuel que la persévérance de la vie sociale en tant que telle. Alors, sans aucun doute, les conditions d’une telle persévérance serait en même temps celle d’une soutenabilité écologique de nos modes de vie, pourquoi ? Parce que, dans le refus radical de toute inégalité, il y a une sensibilité à la vulnérabilité 4.

La soutenabilité sociale d’une société dépend de l’attention qu’elle porte aux vulnérables (et on y place là aussi bien les défavorisés que les animaux, ou la nature dans son ensemble).

Pour finir, revenons à Boris Johnson : quand bien même l’inégalité serait une bonne chose pour l’activité économique, resterait à prouver que l’activité économique est une bonne chose pour la vie sociale et la vie citoyenne, ce que tout décroissant conteste. Quant à l’ultime argument libéral selon lequel l’inégalité serait dans la nature humaine, rappelons quand même que si une telle « condition » existe, elle n’est que le résultat d’une évolution : depuis que notre cerveau (social) a atteint sa taille actuelle (entre 200 et 250 000 ans), cela ne fait que 10 000 ans qu’il existe des sociétés inégalitaires ; autrement dit, pendant 95 % de cette période, les sociétés humaines ont été résolument égalitaires. De telles sociétés sont donc possibles, et souhaitables.

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Notes et références
  1. https://www.cps.org.uk/files/factsheets/original/131128144200-Thatcherlecturev2.pdf[]
  2. Kate Pickett & Richard Wilkinson, Pour vivre heureux vivons égaux !, Les Liens qui Libèrent, février 2019, pages 357-360[]
  3. Aristote, Les politiques, II, 1 et 5.[]
  4. Le macronisme est une politique de l’insensible, http://decroissances.ouvaton.org/2019/12/25/le-macronisme-est-une-politique-de-linsensible/[]
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