L’État, les céréales, le travail et les surplus

James C. Scott, Homo Domesticus, Une histoire profonde des premiers États, La Découverte, 2019.

Alain Minc il y a quelques années avaient osé, pour défendre le monde de la croissance, le sophisme suivant : si la pensée est unique c’est parce que la réalité est unique. Contre un tel simplisme, nous devons opposer non pas qu’un autre monde est possible mais que d’autres mondes sont possibles. Demain, aujourd’hui mais déjà hier.

D’où l’intérêt du dernier livre de l’anthropologue américain James C. Scott qui mène une déconstruction systématique du grand récit civilisationnel qui aurait amené « naturellement » d’homo sapiens à homo oeconomicus : il y a environ 3 000 ans, en Mésopotamie (à Uruk, vers –3200), l’agriculture entraînerait directement la sédentarité qui provoquerait spontanément la naissance de l’État.

Dans la lignée d’auteurs qui servent de référence aux décroissants (Marshall Sahlins et Pierre Clastres), James C. Scott accumule les preuves archéologiques pour abandonner le « récit standard » : ce qui permet de remettre l’État et le Travail à leur place, comme des options parmi d’autres possibles non seulement pour vivre ensemble mais pour produire. Il n’y aurait aucun avantage intrinsèque de l’agriculture sédentaire et les peuples archaïques disposaient de toute une palette de formes de subsistance : nomadisme, pastoralisme, chasse/cueillette, agriculture de décrue, cultures itinérantes.

Chaque lecteur pourra particulièrement faire attention au rôle que l’agriculture céréalière produite essentiellement par des travailleurs asservis a joué dans l’invention de l’État archaïque : facilement imposable, produisant des excédents pour nourrir une couche de fonctionnaires, appuyée sur une comptabilité donnant naissance à l’écriture (cunéiforme), la monoculture céréalière (blé, orge ou millet) aurait constitué l’indispensable infrastructure économique de l’État (murailles, fiscalité, fonctionnaires). On pourra regretter l’absence de toute référence aux nombreuses mythologies mésopotamiennes (Atrahasis, Enki et Ninmah…) qui expliquent que les dieux n’ont créé les hommes que pour qu’ils travaillent à leur place. On pourrait aussi regretter qu’aucune allusion ne soit faite aux travaux de Lewis Mumford qui « découvre » ce qu’il appelle Mégamachine quand il étudie ce qui s’est déroulé en Égypte et en Mésopotamie vers la fin du cinquième millénaire avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire la mise en place du « pentagone de la puissance » (« l’armée, la bureaucratie, les ingénieurs, l’élite scientifique – autrefois prêtres, magiciens et devins – et, non des moindres, le décisionnaire final, le roi d’essence divine, aujourd’hui le dictateur, le chef d’état-major, le secrétaire du Parti ou le président et demain l’ordinateur omniprésent et omniscient »).

En tant que décroissants, nous serons particulièrement sensibles à l’invention du Travail comme activité intrinsèquement servile, produisant des surplus accaparés par quelques privilégiés aux dépens d’hommes domestiqués (c’est-à-dire liés à la domus, domestication de l’homme après celle du feu, des plantes et des animaux). Pas d’État archaïque sans une armée de travailleurs ou d’esclaves exploités non pas pour maximiser la richesse mais pour maximiser la production marginale des surplus et les réserver à une élite politique.

Homo domesticus fournira aussi de quoi reconsidérer la tentation de certains décroissants de se satisfaire d’une critique trop facile de la sédentarité voire de l’urbanité au profit d’une vision mythifiée du nomadisme et de la ruralité : histoire (c’est le cas de le dire) de ne pas prêter flanc trop vite à l’accusation de « primitivisme ». Sans État parasite mais pas sans ville, sans travail mais pas sans activité, sans fonctionnaires mais pas sans organisation, d’autres modes de vie ont été possibles.

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