Pour une critique radicale de la croissance

– par Thierry Brulavoine et Michel Lepesant

Constatant les échecs jusqu’à présent des idées de la décroissance et de la critique du capitalisme, les auteurs de cette tribune (publiée sur Reporterre) plaident pour la Maison commune de la décroissance. En ce lieu s’élabore une définition claire et radicale de la décroissance sur des fondations idéologiques solides.

Quand toutes les puissances du monde sont unies pour se revendiquer du dogme de la croissance et que nulle part la décroissance n’est reconnue comme une puissance par toutes les puissances économiques et politiques du monde, il est grand temps que les décroissants exposent leurs conceptions, leurs objectifs et qu’ils opposent à l’illusion de la croissance un manifeste de la décroissance1.

C’est à cette fin que des décroissants français se sont réunis depuis deux années avec pour objectif de poser les fondations les plus solides, donc les plus radicales, d’une critique générale de la croissance et de son monde. Ce lent processus tirait d’ores et déjà deux leçons quant aux échecs des stratégies passées pour rompre avec le capitalisme et le productivisme.

Sortir de l’impasse de la convergence pour la convergence. L’état de marasme idéologique dans laquelle se trouve aujourd’hui la pensée critique du capitalisme se manifeste par des mouvements qui ne se rassemblent plus que sur des appels de convergence toujours construits sur le même canevas en trois temps : annoncer la mort imminente du capitalisme, pressentir ensuite le frémissement d’une insurrection finale, pour enfin ignorer les divisions de fond au nom d’une union d’autant plus sacrée qu’elle est fragile. Marasme idéologique dans lequel végète aussi l’écologie politique, arc-boutée sur les mensonges du développement durable et de la transition énergétique, ou bien égarée dans la mystique de l’écologie intérieure et du développement personnel.

Opérer un retour sous les plafonds de l’insoutenable et de l’indécence

Pourtant même la mouvance se réclamant de la décroissance n’a réussi le plus souvent qu’à véhiculer l’image d’un individualisme de la simplicité volontaire, ou celle d’un catastrophisme (démobilisateur) de l’apocalypse qui vient, ou bien encore d’une décroissance autoritaire, voire d’une haine malthusienne de l’humanité.

Alors que tant de plafonds de la soutenabilité écologique sont aujourd’hui largement dépassés — dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, eutrophisation des cours d’eau et acidification des océans, guerre généralisée de l’industrie contre la nature, pics des « ressources » minières et énergétiques — beaucoup des critiques de la croissance continuent de se croire au millénaire précédent, dans ces années 1970 où pour la dernière fois l’humanité connaissait une empreinte écologique soutenable. Ils continuent de ne pas voir la différence entre l’objection de croissance — arrêter la croissance — et la décroissance : repasser sous les plafonds de la soutenabilité écologique, et sociale. Quand ils ne se pincent pas le nez parce que le mot de « décroissance » serait mal choisi.

Pour l’année 2017, c’est depuis le 2 août que l’humanité consomme à crédit, et de plus en plus inégalitairement. Si l’on veut faire reculer ce jour du dépassement alors on ne peut pas se contenter d’arrêter la croissance, il faut opérer un retour sous les plafonds de l’insoutenable et de l’indécence. Si ce retour est démocratique, il s’appelle la décroissance.

Faute d’une telle définition aussi claire, radicale et cohérente, la décroissance ne deviendra jamais une puissance assez dangereuse pour inquiéter réellement le monde absurde de la croissance, de l’accélération permanente, de la connexion généralisée.

Tout manque de radicalité en amont ne pourra s’attaquer qu’à des symptômes

Conscients de cela les bâtisseurs de la Maison commune de la décroissance (MCD) ont tenté depuis octobre 2015 une voie exigeante : à partir d’une invitation envoyée à tous les partisans politiques de la décroissance, s’engager d’emblée dans la voie de la solidité idéologique, aller au plus enfoui du monde de la croissance que nous critiquons pour en débusquer les racines les plus profondes. Quelle est l’hypothèse politique qui justifie une telle exigence ? C’est que tout manque de radicalité en amont ne pourra s’attaquer qu’à des symptômes et non seulement laissera intactes les causes mais ne fera que les renforcer : c’est évident si l’on accepte enfin de tirer leçon des échecs répétés tant du côté de la gauche de la gauche que du côté des écologistes. Il en résulte deux façons opposées de construire le « commun » d’une « Maison commune » : par le toit ou par les fondations. Par le toit, pour abriter tout le monde et renforcer cette conception libérale selon laquelle une société résulterait d’abord de l’addition volontaire des individus qui la composent. Par le sol, celui des fondations et de la solidité, et qui se justifie d’abord par un travail de réflexion critique sur les fondements du monde de la croissance, tout particulièrement l’individualisme et l’historicisme du progrès.

 

Sans surprise donc, en cours de processus, faute d’une rupture suffisante avec l’individualisme libéral ou avec les mythes des mobilisations collectives, quelques-uns se sont éloignés de ce qui se construisait pourtant tout à fait démocratiquement et pour une fois progressivement et collectivement.

Dommage, ou peut-être tant mieux, car sinon comment enfin reconnaître l’échec de l’histoire assez récente des groupuscules politiques de la décroissance ? Le Mouvement des objecteurs de croissance (MOC) s’est entêté dans une stratégie de convergence antiproductiviste, incapable de s’avouer que trop d’anticapitalistes ne sont pas prêts à renier leurs bases travaillistes, progressistes, leur écologisme malgré-soi. Quant au Parti pour la décroissance (PPLD), cette coquille (d’escargot) devenue rapidement vide fut opportunément occupée par des individualismes nourris de quelques clichés ou idées repiqués çà et là.

Critiquer le capitalisme mais aussi les critiques du capitalisme

Rien ne dit que la MCD va réussir mais au moins aura-t-elle tenté une vraie voie de rupture avec les précédentes tentatives, non seulement en critiquant le capitalisme mais aussi en critiquant les critiques du capitalisme. Et d’ores et déjà, elle peut être jugée sur des résultats idéologiques tangibles. Nous en mettrons deux en avant.

1. Tout d’abord, a été posée une nette démarcation entre politique de la décroissance et élection : sans présenter de candidats à aucune élection, la MCD ne s’interdira absolument pas de soutenir des candidats dont les propositions seront en accord avec les ruptures programmatiques telles qu’elles auront pu être élaborées à partir des travaux idéologiques de la MCD ;

2. Ensuite, mais c’est peut-être aujourd’hui plus un espoir qu’une réalité, la MCD va devoir approfondir la relation qui peut articuler écologie et société. L’écologie fournit un principe de réalité, un domaine de définition : il faut respecter les conditions de possibilité d’une soutenabilité de la vie humaine. Ces conditions sont des limites (des seuils, des bornes, des frontières, des effondrements). Mais l’écologie — même politique — ne fournit aucun paradigme de ce que serait une vie véritablement humaine, car c’est là une question sociale : celle du vivre ensemble. Les décroissants ajoutent donc un principe d’espérance : que vivre humainement, c’est d’abord vivre pour vivre ensemble, à proximité les uns des autres ; que les hommes ne vivent pas en société parce qu’ils ont des besoins naturels à satisfaire, c’est la vie sociale qui est un besoin humain en tant que tel, un « besoin de haute nécessité »2 ; que la liberté n’est pas une propriété privée qui s’arrête là où commence celle des autres mais qu’elle est d’abord le partage d’un espace commun, d’une vie commune, d’un monde commun.

Thierry Brulavoine est chroniqueur au journal la Décroissance, Michel Lepesant est philosophe-essayiste. Tous deux sont (p)artisans de la décroissance.

  1. En forme de pastiche de l’introduction du Manifeste du parti communiste, manière d’honorer un texte toujours aussi puissant aujourd’hui. []
  2. En référence au Manifeste pour des produits de haute nécessité du 18 février 2009. []
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2 commentaires

  1. Bonjour je réagis à ce passage où vous dites « Mais l’écologie — même politique — ne fournit aucun paradigme de ce que serait une vie véritablement humaine, car c’est là une question sociale : celle du vivre ensemble ».
    Au cas où ce travail vous aurait échappé, je vous renvoie au travail de Jacques Généreux dans « La dissociété » et les deux autres livres consécutifs. Il y propose ce qui me semble être une définition solide de ce qui peut être considéré comme une société de progrès humain. Vous y trouverez aussi le déroulé implacable d’une déconstruction des fondements philosophiques et anthropologiques du capitalisme néolibéral. Bonne continuation à vous, je suis moi-même engagé dans un travail intellectuel qui je l’espère, sera utile à une forme de décroissance qui devrait s’ajuster avec celle présentée ici.

    1. Author

      « La dissociété » de Jacques Généreux est en effet un livre marquant. Le livre d’Axel Honneth, L’idée du socialisme vient d’être traduit : il fournit, me semble-t-il beaucoup d’éléments pour fonder la décroissance sur une base socialiste. Une société qui soit vraiment une société, dans les limites retrouvées et assumées de la soutenabilité écologique, voilà la décroissance que nous défendons.

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