(F)Estives 2014 de Cerbère : un CR global

Les rencontres estivales des objecteurs de croissance existent depuis 8 ans et depuis août 2009 elles se déroulent sous la forme et le nom des (F)Estives.

L’objectif est de favoriser les partages et les discussions entre partisans de la décroissance, de l’écologie radicale, de l’après-développement, tous ceux qui peuvent se rassembler au nom de l’objection de croissance (OC).

Can Decreix
Can Decreix

Cette année, nous étions plus de 200 OC réunis à Cerbère (66), dans le village où François Schneider tente l’expérimentation de Can Decreix. Le thème était d’actualité : « la croissance, c’est terminé ».

Et pour se réjouir de cette bonne nouvelle – « vive la décroissance » – ce thème se déclinait en suivant 3 axes : « pourquoi, comment et vers quoi décroître ? » pour orienter 3 tables rondes en plénières, 4 débats en soirée, 18 ateliers-discussions et toute la matinée du samedi matin un GAP (processus de groupes-assemblée).

Ces (F)Estives furent une réussite. Pour tous, le village de Cerbère fut une belle découverte. La visite de Can Decreix donna un bon exemple de cohérence entre ce que l’on croit et ce que l’on fait. Grâce sans doute à l’ironie du règlement intérieur 1 – qui prône la décroissance de l’empreinte égologique –, tous les débats purent se dérouler dans un climat de convivialité et d’écoute réciproque.

En ouverture, nous avions proposé de compléter la question classique des « sources de la décroissance » en ajoutant aux deux sources classiques 2 une troisième, la source politique.

  1. La source « culturaliste » alimente une critique de la société de consommation : une croissance infinie dans un monde fini est absurde. De ce point de vue, la croissance n’est pas souhaitable et produit une société de frustration, faussement motivée par la publicité…
  2. La source « environnementaliste » alimente une critique de la société de production : une croissance infinie dans un monde fini est impossible. De ce point de vue, la croissance n’est pas soutenable et produit une société d’exploitation et de domination, autour de la valeur-Travail…
  3. Sans nier l’apport de penseurs aussi éminents que I. Illich, G. Debord, F. Partant, C. Castoriadis, N. Georgescu-Roegen…, comment ne pas reconnaître que, pour beaucoup, la décroissance – avant d’être une réflexion théorisée – est une pratique collective, celle des « alternatives concrètes », celle des « expérimentations minoritaires ». Il y a là une source « politique » qui alimente une critique généraliste de « l’organisation sociale » en tant que telle. Une croissance infinie dans un monde finie n’est ni juste ni décente. R. Owen, P-J Proudhon… sont les noms des précurseurs de cette source politique.

De ce point de vue, un certain nombre d’ateliers ont travaillé sur cette « question politique » qui est la manière pour les décroissants d’affronter la « question sociale », en l’élargissant : a/ en opposant à la « misère » (manque du nécessaire) non pas la richesse (qu’il suffirait de « reconsidérer ») mais la pauvreté (manque du superflu) qu’il s’agit de « ré-inventer » pour la rendre volontaire et démocratique ; b/ en liant indissociablement question sociale et question politique (pas de discussion sans le cadre de l’espace écologique – plancher/plafond – ni sans discussion serrée sur la taille humaine des territoires pour une vie bonne, saine et juste). Ont ainsi été abordées les questions suivantes : écoféminisme, partage des tâches pénibles, décroissance des institutions, monnaie locale, désurbanisation…

Nous avions proposé une seconde façon de formuler les 3 axes de discussion de ces (F)Estives : par l’articulation du rejet, du projet et du trajet. Nous admettons que tout objecteur de croissance est dans le rejet de la croissance et de son monde. Certes, mais encore ? Apparaissent alors deux difficiles questions :

  • celle du projet → vers quoi désirons-nous aller si un jour nous réussissons à vraiment entreprendre la transition vers des sociétés sans croissance.
  • celle du trajet, de la transition → comment partir d’un monde à partir de ce monde même ?

La seconde table ronde mettait au défi les trois intervenants d’essayer de sortir de leur « domaine de compétence » pour essayer – en public – de confier le rêve sous-jacent à leur propre engagement. Ce défi reposait sur une idée assez simple : que toutes les actions et toutes les décisions humaines, de façon consciente ou non, de façon réflexive ou implicite, sont toujours guidées par une conception de la vie bonne. Et c’était une description de cette vie bonne qui était demandée. Ne cachons pas que la question se révélât bien plus difficile qu’il n’y paraissait. Même les interventions ensuite venues de la salle montrèrent qu’il est bien difficile d’oser ouvrir suffisamment ses propres rêves pour y inclure tout un projet d’organisation sociale. Sans conteste, il faudra rouvrir la piste.

gymnase

La dernière table ronde, qui concluait ces (F)Estives, affrontait la question du « comment décroître ». C’est une question politique et depuis l’appel de Vassivières de 2007 3, la plupart des décroissants acceptent que cette question assume toute la responsabilité de l’action politique : par des propositions explicitement programmatiques, par des initiatives qui doivent faire sortir nos idées des ghettos de l’entre-soi. C’est ainsi que fût abordée la cruciale question du climat et de la perspective de la COP 21 (Conférence des Nations Unies sur le climat qui est prévue en décembre 2015 et qui se tiendra au Bourget). C’est ainsi aussi que chacun pût constater beaucoup de propositions communes avancées par les deux intervenants du NPA et du MOC : manière de concrétiser une convergence anti-productiviste sur le terrain des revendications…

Une dernière satisfaction que nous pouvons retirer de ces (F)Estives, c’est aussi de mettre en avant les chantiers qu’ils restent à creuser.

1 → Le chantier sur l’articulation entre l’individuel et le collectif. Même si dans mon intervention du dimanche matin, j’avais pris grand soin de préciser que la critique que j’adressais à l’insurrection des consciences portait sur le fait de croire que seule cette insurrection des consciences suffirait à transformer le monde, beaucoup d’interventions individuelles semblaient croire que le changement politique était d’abord un changement individuel. De telles positions non seulement ne semblent pas avoir pris la mesure que le capitalisme propose précisément un individualisme généralisé et que ce n’est certainement pas la variante cool qui permettrait en quoi que ce soit de s’en sortir mais aussi elles semblent partager avec le libéralisme le plus répandu l’illusion qu’une société ne résulte que de la juxtaposition d’individus. De la salle est venue une fort pertinente intervention : toute compétition, par un darwinisme social plus ou moins bien réfléchi, présuppose des compétiteurs isolés et juxtaposés. Autrement dit, loin de toute considération éco-systèmique qui suppose plutôt la coopération que la compétition, mettre en préalable des individus juxtaposés finit toujours par aboutir à la légitimation d’une sorte de compétition. Si donc les décroissants veulent réellement rêver une société fondée sur le partage, il va falloir qu’ils approfondissent davantage le « lâcher-prise de soi » (surtout s’ils affirment que le changement personnel est un préalable à tout changement politique).

2→ Reste toujours ouvert le chantier de ce qu’il faut entendre par « décroissance ». Si le débat n’est toujours pas clos, il me semble néanmoins que a/ nous pouvons maintenant distinguer deux façons de se dire « décroissant » : par la décroissance comme projet ou bien par la décroissance comme trajet. Et que 2/ le concept d’espace écologique (plancher/plafond) peut nous aider à trancher en faveur de la décroissance comme trajet.

Commençons par le « plafond ». Le plafond global de soutenabilité écologique est très largement dépassé pour la planète entière, à cause uniquement du dépassement de l’empreinte écologique par le Nord global. Les pays du Nord global doivent donc décroître écologiquement et repasser sous ce plafond. Et comme l’indice de l’empreinte écologique est étroitement corrélé à celui du PIB, il faut écrire clairement : le PIB du Nord global doit décroître, économiquement, au sens le plus littéral qui soit, c’est-à-dire avec un indice négatif de croissance. Et pour cela, le raisonnement du nénuphar s’applique aussi : -2% par an, cela divise un PIB par deux en 35 ans. La décroissance comme trajet signifie très littéralement la transition pour passer d’une société de croissance à une société d’a-croissance. Il faut lire et relire ce qu’écrit Dennis Meadows 4 : « En 1972, nous avions atteint environ 85% de la soutenabilité planétaire… il y a quarante ans, je pouvais dire que nous avions juste besoin de ralentir. Aujourd’hui, nous avons atteint environ 150% de soutenabilité, je ne peux plus le dire. Nous devons décroître. »

Poursuivons par le « plancher ». Et jusqu’où va-t-il falloir décroître ? Va-t-il falloir décroître jusqu’à un PIB remis à zéro (le retour à la bougie pour éclairer les cavernes) ? Bien sûr que non ! D’abord pour le Sud global, au nom de quoi lui refuser une « sorte de croissance » 5 puisque leur empreinte écologique est sous le plancher de soutenabilité. Quant au Nord global, dès que son PIB/EE sera revenu à l’intérieur de l’espace écologique, cela signifiera que la transition de la décroissance est finie et qu’est venu le temps des sociétéS d’a-croissance : sera enfin revenu le temps de se définir comme « objecteur de croissance » sans plus avoir besoin d’être un « décroissant ».

En définissant la décroissance comme trajet, on finit par dire de la décroissance ce qu’André Gorz écrivait pour le socialisme : le socialisme ne disparaîtra qu’avec l’objet de sa critique 6. Idem pour la décroissance : tant que nous serons dans une société de croissance, nous devrons nous affirmer « décroissants », au sens littéral. Dès que la transition sera accomplie, nous nous contenterons d’être des « objecteurs de croissance ».

En attendant ceS sociétéS sans croissance dont nous rêvons – en assumant nos projets pour deS sociétéS d’a-croissance – nous devons sans attendre élaborer et expérimenter des trajets politiques pour décroître : cela ne fera pas une « société de décroissance », cela ne se fera pas dans le bonheur ; nous pouvons juste affirmer que cette décroissance devra être démocratique et sereine.

Les notes et références
  1. http://www.les-oc.info/2012/09/ceci-nest-pas-un-ri/[]
  2. Voir par exemple : http://www.oclille.fr/2012/11/28/la-decroissance-lobjection-de-croissance-genese-et-definition/[]
  3. http://www.les-oc.info/2007/08/appel-de-vassivieres/[]
  4. En conclusion de l’ouvrage collectif, Penser la décroissance, sous la direction d’Agnès Sinaï, 2013.[]
  5. Même hors du monde de la croissance et de tout son imaginaire, elle pourra quand même être mesurée par cet indice global et aveugle qu’est le PIB, corrélé à l’empreinte écologique.[]
  6. André Gorz, Capitalisme, Socialisme, Ecologie (Galilée, 1991).[]
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