Jusqu’à quel point, dans nos sociétés de croissance, la victoire sociale de l’insensibilité, va-t-elle pouvoir s’intensifier ?
Difficile de faire preuve d’optimisme quand on constate que même des forces en apparence antagonistes semblent rivaliser dans la surenchère :
- A tout seigneur tout honneur, car s’il y a un terme qui peut le mieux synthétiser le macronisme, c’est bien l’insensibilité. Insensibilité spectaculaire pendant la crise des gilets jaunes et la violence sociale tout azimut de sa répression policière, insensibilité banalisée du moindre commis du macronisme – du député de base au ministre – qui ne semble pouvoir prendre la parole qu’à condition de débiter ses éléments de langage. Insensibilité improvisée à l’occasion d’une rencontre avec un chômeur, insensibilité planifiée dans la répétition de formules-chocs. Insensibilité des protocoles sanitaires (à l’école, dans la rue…) qui semblent conçus par des bulles totalement distanciées de tout vécu concret…
- Mais insensibilité tout autant décomplexée du côté de ses opposants politiciens : quand on entend aujourd’hui les propositions de la droite française en matière sociale, on se demande ce qu’il pourrait rester de commun si ces gens-là arrivaient à la magistrature dite suprême. Même du point de vue de leurs valeurs, comment peuvent-ils croire qu’un pays (la France, en l’occurrence) pourrait se résumer à la juxtaposition déliée de ses membres (les français, en l’occurrence) ?
- Insensibilité manifestée aussi chez des autoproclamés « résistants » qui en viennent à se tromper de radicalisation quand, au lieu de se rassembler pour exiger face à la pandémie une « démocratie sanitaire », face à l’urgence et aussi face aux futurs périls, en viennent, à coups de relativisme et de scepticisme tronqués, à nier l’existence même des souffrances et des surmortalités.
C’est ainsi que l’on assiste à une compétition généralisée entre insensibilités. Ce qu’il faut voir c’est que, dans ce spectacle, les formes les plus dévoyées de la sensibilité individualiste peuvent y trouver place : la sensiblerie, le ressenti, le ressentiment.
Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant interprète la crise écologique comme une « crise de la sensibilité », c’est-à-dire « un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant ».
Mais cette crise de la sensibilité est aussi une crise sociale, c’est-à-dire un appauvrissement des relations à l’égard des autres. Pas de surprise alors si elle s’exacerbe quand il s’agit de la relation à l’étranger. Socialement, la crise de la sensibilité est une crise de l’hospitalité. L’actualité de cette crise aujourd’hui en France c’est le scandale de l’hébergement des personnes âgées dépendantes.
On pourrait croire que nous connaissons un « moment tam-tam » où les paroles d’alerte trouvent enfin résonance. Mais en réalité, elles ne sont qu’une suite d’échos qui ne peuvent percer le mur du non-dit qu’à travers des moments de flashs médiatiques.
La société de croissance est une société de la surdité. De l’absurdité.