« Pourquoi l’écologie perd toujours », de Clément Sénéchal

Clément Sénéchal, Pourquoi l’écologie perd toujours (2024), Seuil.

Le titre est attirant parce qu’il sort de cette ambiance bienveillante et même irénique au sein de la mouvance écolo, qui voudrait que même les critiques les plus acerbes devraient se plier à une formulation cool. D’autant que la critique vient d’un connaisseur de l’intérieur puisque Clément Sénéchal a été porte-parole de Greenpeace. Ce qui explique en particulier cette première partie si bien informée sur les logiques, on devrait dire les psychologiques, qui ont conduit à l’avènement de cette ONG sur la scène médiatique.

C’est un livre de journaliste dans la mesure où son texte est avant tout un récit bien informé, une chronologie des interventions accomplies au nom de ce qu’il appelle une « écologie du spectacle » (p.17).

  • Le titre : « Si cette écologie fabrique de l’échec, c’est parce qu’elle se vend à tous » (p.80). C’est parce que dès les premières campagnes de Greenpeace (Nucléaire, baleines, phoques, les 3 premiers chapitres), le mouvement environnemental moderne a constitué « une sorte de « troisième voie » avant l’heure, qui va déporter la controverse politique en dehors de l’affrontement entre capital et travail, au nom d’une défense œcuménique de la nature » (p.22).
  • Le diagnostic : « Depuis des années, les écologistes partagent en définitive le même agenda que la classe capitaliste. Conséquence d’un champ social qui s’est construit en dehors des mouvements ouvriers et des classes populaires, ils ont codé leurs revendications dans la langue du marché » (p.100).
  • La thèse : « En déréalisant le contenu social et politique des enjeux environnementaux, l’écologie du spectacle amène l’écologie d’opportunisme » (p.77).
  • La solution : « Seule la constitution d’un front populaire peut armer sérieusement le rapport de force écologique… La tâche de l’écologie consiste alors à cultiver la conscience de classe et à enrichir la réflexivité du champ social pour s’intégrer pleinement dans les batailles de l’émancipation. En l’occurrence : la bataille ouvrière, la bataille décoloniale, la bataille féministe » (p.194-195).

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Pour cerner les critiques que Clément Sénéchal adresse à une certaine écologie, le plus amusant est de relever les qualificatifs qu’il emploie, et ils sont explicites.

« Quand la cause environnementale prend la forme du spectacle, la radicalité se cantonne donc invariablement au sensationnalisme… [comme s’il suffisait] de montrer les choses pour les changer. L’écologie du spectacle peut alors ne se revendiquer d’aucun camp, puisqu’elle flotte au-dessus de la réalité sociale » (p.57-58).

« Un environnementalisme œcuménique, compassionnel et moralisant, surpassant la conflictualité de classes dans un universalisme abstrait largement occidentalo-centré. Un environnementalisme individualiste aussi… » (p.62).

A propos de Nicolas Hulot : « une écologie de la figuration » (p.75).

A propos des ONG : « elles ont fini d’édifier une écologie dépolitisée, situant le rapport de force dans une confrontation illusoire entre quelques activistes notoires et des mastodontes économiques plutôt que dans la construction politique » (p.92).

« Les écogestes renvoient à une écologie du luxe et de la volupté, cultivée comme un art de vivre raffiné, innocemment teinté de mépris de classe, calibré pour les adeptes du bio et du vélo électrique » (p.95).

« A l’instar des syndicats réformistes, la société civile environnementale ne prend pas parti. Elle propose une écologie qui s’abstient. Une économie qui a le temps, parce qu’elle a de l’argent » (p.143).

« L’écologie institutionnelle cherche encore à « convaincre le gouvernement » et entretenir le récit d’une transition pourtant introuvable. Elle se condamne ainsi à refluer vers sa zone de confort, où elle ne surprend plus personne et finit de dépolitiser son objet » (p.148).

A propos de Greenpeace et des Amis de la Terre : « elles vont se concentrer essentiellement sur une version  édulcorée de leur répertoire d’action classique : le banderolisme et le spectacle de rue » (p.161).

« Une écologie récréative se répand dans l’espace public. Dans les modes de représentation choisis, sur le ton de l’humour ou de la farce, l’écologie du spectacle renchérit. Un peu comme si, face à l’échec général, elle ne faisait même plus semblant de faire semblant » (p.165).

A propos du « plaidoyer » : « on croit dans un premier temps que la communication sert les objectifs de campagne ; on finit par s’apercevoir que les campagnes servent essentiellement à communiquer… L’approche du plaidoyer elle-même affaiblit la conscience des enjeux, en ce sens qu’elle pousse à la spécialisation par thématique » (p.172). « Le plaidoyer constitue donc l’envers du spectacle » (p.174).

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Mais alors que serait selon l’auteur une écologie qui gagnerait1 ?

« La rue comme rampe de lancement d’une écologie enfin majoritaire ? Au moins fait-elle sortir l’écologie de ses anciennes figures imposées pour l’inclure dans le répertoire d’action élémentaire de la contestation. Force en mouvement, elle commence à acquérir une valeur politique réelle » (p.102).

A propos d’Extinction Rebellion (XR), et de Dernière Rénovation (DR) ou Just Stop Oil, qui sont des « mouvements déprofessionnalisés, décloisonnés et plus spontanés dans leurs moyens… décentralisé, horizontal, sans dirigeants ni porte-parole attitrés, le mouvement propose une écologie inclusive à un nouveau public souvent méfiant envers les vieilles structures » (p.106).

A propos des marches climat et des grèves de la jeunesse : « la cause s’ouvre enfin et la perspective d’un front utile au rapport de force écologique semble se profiler » (p.108).

A propos des Soulèvements de la Terre (SLT) qui « prennent leur essor, en popularisant des luttes clairement situées dans une rupture avec le régime capitaliste. Peu à peu, on voit l’écologie du clivage s’imposer sur l’écologie du consensus » (p.149). « Ils assument ainsi le fait que l’écologie relève d’une guerre de position2 : afin de défaire l’emprise économique du capitalisme et dépasser les postures défensives, il faudra bien reprendre la terre, au sens propre, pour gagner » (p.180).

« Dans une certaine mesure, les appels au calme et à la non-violence qui quadrillent le répertoire de l’écologie assermentée doivent être questionnés… en définitive, l’acquis stratégique le plus prometteur des SLT réside dans le renversement d’hégémonie qui s’opère au sein du champ environnemental. C’est l’entrée en majorité du « flanc radical » » (p.182-183).

« Seules les classes populaires… incarnent la possibilité d’une authentique révolution progressiste… Sans elles, sans leurs colères, nul potentiel de changement radical » (p.195).

« D’où la nécessité d’une écologie décoloniale et antifasciste… d’une « écologie pirate » » (p.198).

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Que penser et du diagnostic et du remède ? Que nous partageons le premier mais que nous sommes plus circonspects quant au second.

Pourquoi ?

  • Parce qu’il faut craindre que ces discussions sur la stratégie politique ne tournent en réalité en rond. La solution de Clément Sénéchal propose de passer d’une stratégie de consensus à une stratégie de clivage. Mais n’est-ce pas oublier que si les voies du compromis ont été ouvertes, c’est parce que les stratégies de rupture ont été des impasses ? Pour le dire autrement, c’est l’échec de la révolution du Grand Soir qui a enclenché les tentatives des petits matins et des petits pas.
  • D’autant que l’auteur ne manque pas de reprendre la critique facile contre la transition en tant que telle (p.158, n.2). Qu’il n’y ait jamais eu de transition énergétique au sens de remplacement d’une source par une autre mais toujours addition, ne permet pas d’en déduire que l’on passera d’un paradigme à un autre d’un « claquement de doigts ». Or précisément, le refus lucide d’un changement par claquement de doigts, c’est l’effet d’une guerre de position que l’auteur défend par ailleurs.
  • On retrouve dans ce livre le même chaud-froid que celui que provoquait le passage du chapitre 4 au chapitre 5 du livre de l’Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines. Car passer de la dénonciation de l’apolitisme assourdissant de la stratégie des « alternatives » à la reprise de la croyance que les « luttes-contre » permettraient de provoquer les changements que les « luttes-pour » n’auraient pas déclenchées, c’est, répétons-le, tourner historiquement et politiquement en rond.
  • Dit encore plus clairement : ce n’est pas parce que l’écologie va devenir anticapitaliste qu’elle va réussir au lieu de toujours perdre. Et complétons : ce n’est pas parce que l’anticapitalisme va se verdir qu’il va réussir là où, lui aussi, il a toujours échoué.

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Comment peut-on justifier une telle sévérité vis-à-vis de la voie entrouverte par l’auteur ?

  1. D’abord, en se rendant compte que finalement l’opposition centrale de son livre entre deux types d’écologie ne se déroule qu’au sein d’une seule question : celle de la visibilité politique. Et que le propos de l’auteur est de réhabiliter ce qu’Alain Krivine nommait en 1974 « la jambe de la rue ». Mais si nous reprenons la distinction entre « trois pieds » – celui de la visibilité, celui des alternatives et celui de la théorie – alors il faut constater que le pied de la théorie reste dans ce livre toujours bancal.
  2. Ensuite, en tant que partisan de la décroissance comme trajet – c’est-à-dire comme « mot-échafaudage » et surtout pas comme « mot-obus » – il faut aller jusqu’à étendre la critique contre la croissance le plus loin possible : ne pas se contenter d’une critique économique (l’anticapitalisme), ni même d’une critique socioculturelle (la croissance comme monde avec ses modes de vie, ses attachements, ses imaginaires, ses normes…) mais aller jusqu’à une critique politique.
  3. Car seule une critique politique peut permettre de voir dans la croissance économique et dans son monde non pas une cause mais un effet, non pas la maladie mais un symptôme. La maladie c’est le « régime de croissance ». Or nous avons montré par ailleurs que ce régime de croissance repose à la fois sur un horizontalisme et sur un activisme. Croire donc que l’on va échapper à la structuration descendante de l’écologie de consensus en passant à une écologie de clivage qui serait à la fois horizontale et activiste, c’est rester sous l’emprise du régime de croissance.
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Notes et références
  1. Je renvoie ici à l’intervention de Thierry Brulavoine, au nom du MOC, à NDDL le 6 juillet 2014, intervention que nous avions coécrite : https://ladecroissance.xyz/2014/07/05/2-aeroports-de-trop/#2-_Quest-ce_quune_victoire_pour_quelle_ne_devienne_pas_une_defaite).[]
  2. C’est Gramsci qui introduit en stratégie politique la distinction militaire entre guerre de mouvement et guerre de position. Ce qui caractérise la guerre politique de mouvement c’est a) que son front principal des luttes est l’infrastructure économique et b) que les contradictions internes du capitalisme faciliteront une victoire en un éclair et de façon définitive. Au contraire, la guerre de position a) s’attaque aux superstructures de la société civiles qui b) ne s’effondreront pas d’un claquement de doigts. Pour Gramsci, « la guerre de position, en politique, c’est le concept d’hégémonie  ». Les stratégies de « convergences des luttes » et de l’essaimage tiennent plutôt de la guerre de position.[]
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