Peut-on rester objecteur de conscience en temps de guerre ?

Les mots de la MCD. Nous publions cette prise de position de Michel Sourrouille pour au moins deux raisons. Premièrement, même si elle nous semble insuffisante, elle alimente parfaitement le débat que mérite la question pacifiste pour la décroissance. Nous avons déjà eu l’occasion d’écrire que ce débat mérite mieux que des caricatures, des simplifications, des révisions historiques… Il mérite des discussions avec des arguments et avec des principes, il mérite de la cohérence. Et là, dans ce texte, il y a deux principes forts – 1) le droit inconditionnel à l’objection de conscience, 2) « si tu veux la paix, prépare la paix » -, des arguments étayés historiquement et théoriquement, et des conséquences personnelles qui sont explicitement assumées. Pour le second principe, la discussion serait de savoir par quel type d’institution il pourrait être garanti, à moins de croire qu’il ne serait mis en oeuvre que par les bonnes volontés de tous et non pas par une instance au-delà des nations et de leurs nationalismes. Deuxièmement, la discussion permet à la MCD de dire pourquoi elle n’est pas totalement d’accord avec ce texte. D’abord, c’est que l’objection de conscience est un droit individuel : il ne s’agit pas de priver l’individu de droits, mais juste de prendre position sur une priorité à accorder à la vie sociale sur la vie individuelle (car on ne peut pas faire comme si la sphère individuelle et la sphère publique étaient totalement séparées, et c’est un peu ce que fait ce texte). A ne pas reconnaître une telle priorité, le risque est de se retrouver dans la position du passager clandestin = celui qui profite des bienfaits d’une collectivité mais en se dispensant d’en assumer sa part. Disons aussitôt que c’est plus compliqué que cela : car, en cas de conflit, assumer la position pacifiste d’être le seul à refuser sa collaboration mérite reconnaissance sociale. Ensuite, parce que reconnaître un droit individuel de résistance, c’est éviter de répondre à la question d’un droit collectif de résistance, c-à-dire la question de la défense face à un agresseur, et celle des moyens de cette défense. Suffit-il d’être « en paix avec sa conscience » pour bien vivre dans un monde en paix ? Ajoutons encore que c’est plus compliqué que cela : parce que défendre un idéal sans poser la question des moyens, c’est peut-être trop facile ; aussi parce que même individuellement, même pour se défendre, peut-on justifier de tuer un autre être humain ? Individuellement, ne faut-il pas toujours plutôt subir que commettre (c-à-dire se laisser tuer plutôt que de tuer) ? Enfin, c’est l’articulation entre la place de d’individu dans un collectif et les devoirs que cela implique qui nous semble trop peu abordée et cela a des conséquences directes sur ce que nous entendons par « décroissance » : a) la décroissance peut-elle faire reposer sa réalisation sur des pratiques individuelles qui relèvent, sinon de l’héroïsme, au moins d’une sorte d’exemplarité et donc de virtuosité ? Peut-on réduire l’action collective à la somme des actions individuelles ? b) A comprendre la décroissance du point de vue de l’individu, la réponse au dépassement des plafonds (écologiques et sociaux) ne va-t-elle pas se réduire à une critique du « trop nombreux » au lieu de s’attaquer aux modes de vie, à ses imaginaires et à ses valeurs ?

Se déclarer objecteur de conscience est un droit fondamental. L’objection au service militaire repose sur l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantit le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ou de conviction. En France, le statut légal de l’ « objecteur de conscience » a été créé en 1963 pour les jeunes se déclarant opposé à l’usage personnel des armes pour des motifs de conscience. Cela faisait suite aux oppositions à la guerre d’Algérie. J’ai obtenu ce statut en novembre 1971. Le jugement d’Albert Einstein me semblait aller dans le bon sens :

« La pire des institutions grégaires se nomme l’armée. Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang au son d’une musique, il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait. Je hais violemment l’héroïsme sur ordre, la violence gratuite et le nationalisme débile. Je soutiens que le moyen violent du refus du service militaire reste le meilleur moyen. »

Je croyais naïvement à l’époque que j’étais à l’avant-garde d’un mouvement pacifiste qui allait nous transformer en cosmopolites de tous les pays : fini les guerres tribales entre nations artificiellement institutionnalisées. La fin de la guerre froide allait permettre un désarmement assumé internationalement. A mon grand étonnement les puissances nucléaires ont continué à faire comme si de rien n’était et l’ordre international n’a jamais été assuré par l’ONU. En 1947, le Japon introduisait dans sa Constitution un article par lequel il « renonce pour toujours à la guerre en tant que droit souverain de l’État et à la menace ou l’emploi de la force comme instrument pour résoudre les conflits internationaux ». Mais les « forces d’autodéfense », institutionnalisée en 1954, sont peu à peu devenues une armée à part entière. Adoptée en 1949, le préambule de la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne stipule que le « peuple allemand » est « animé de la volonté de servir la paix du monde ». Mais le chancelier Olaf Scholz a affirmé, en juin 2022, que la hausse des dépenses militaires allait conduire l’Allemagne à avoir « la plus grande armée conventionnelle d’Europe ». Car aujourd’hui, depuis février 2022, il y a cette guerre absurde de Poutine en Ukraine qui entraîne un réarmement international. Les pacifistes ont désormais mauvaise presse, ils sont accusés d’être des bisounours inconscients des réalités d’un monde militarisée et violent. Pire, ils sont devenus inaudibles. La Suède vient de rejoindre en mars 2024 l’Alliance atlantique et se remilitarise à marche forcée. Le gouvernement a même supprimé les aides aux organisations œuvrant pour la paix et le désarmement. En France le président Macron pouvait dire le 14 mars 2024 : « La guerre est à nos portes, il y a entre Strasbourg et Lviv moins de 1 500 kilomètres. Nous devons donc être prêts sans rien exclure, pas même le déploiement de militaires français sur le territoire ukrainien. » La guerre de Poutine fait peur. Donc on ne valorise que le principe « si tu veux la paix, prépare la guerre » sans aucune considération du principe alternatif « si tu veux la paix, prépare la paix. » Depuis la colonne de tanks russe vers Kiev, il n’y a plus de place pour la complexité, on se comporte comme si l’Allemagne, la Suède, la France… avaient été attaqués et qu’aucune divergence d’opinion ne pouvait être tolérée.

Alors, faut-il rester objecteur de conscience malgré une opération spéciale lancée par Poutine qui a tourné à la guerre de tranchées ? II serait dangereux de se laisser aller à un antimilitarisme sommaire : un peuple a le droit et le devoir de se défendre contre une agression extérieure. Il ne suffit pas de dire comme John F Kennedy : « La guerre existera jusqu’au jour lointain où l’objecteur de conscience jouira de la même réputation et du même prestige que ceux du guerrier aujourd’hui. » Restons pragmatique. Selon les militaires férus de stratégie rétroactive, les Alliés auraient du réagir très vite, dès que furent connus les préparatifs guerriers du Kremlin. Si les membres éminents de l’OTAN avaient décidé de déployer aussitôt des armes nucléaires tactiques sur le territoire ukrainien, cette démonstration aurait calmé les ardeurs belliqueuses du maître du Kremlin en l’empêchant de foncer vers Kiev. En conséquence quelques dizaines de milliers d’Ukrainiens et de Russes seraient encore en vie. C’est là une illustration du principe « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Un principe inopérant. La preuve, le jour de Noël 2023 la Biélorussie avait fini d’installer dans ses arsenaux les armes nucléaires promises par Poutine en mars 2023. Le dictateur de ce pays, Alexandre Loukachenko, s’est empressé de déclarer : « Tout est à sa place, prêt à être utilisé. » L’hiver nucléaire est toujours une possibilité. L’histoire des conflits armés montrent que les belligérants font tant qu’ils le peuvent preuve de surenchère, y compris aux prix de millions de morts.

A mon avis le principe le plus fiable reste donc celui des non violents : «  Si tu veux la paix, prépare la paix. » Si les Ukrainiens avaient laissé les chars russes arriver à Kiev sans intervenir, un gouvernement pro-Poutine aurait été mis en place, mais il n’y aurait eu aucun mort. Certes une dictature peut perdurer, mais cela ne dure que si les citoyens font preuve de soumission volontaire. Aucune dictature n’est éternelle, d’autant plus qu’elle repose le plus souvent sur une seule personne. Hitler, Staline ou Poutine n’ont que leur temps, ils ne maîtrisent pas l’avenir. Le problème n’est donc pas l’absence temporaire de démocratie réelle dans un pays, mais l’inertie des peuples. Combien de Navalny en Russie ? Les militaires ont le pouvoir parce qu’ils sont institutionnalisés, ce sont les citoyens qui payent des impôts pour les équiper et les nourrir. On pourrait refuser de payer les impôts qui vont au budget militaire. Une population d’objecteurs de conscience ne se laisserait pas faire, elle aurait la capacité de résister à toute situation imposée à mauvais escient. Une armée composée d’individus qui déterminent par eux-mêmes pour quoi et pour qui il faut se battre ne pourrait être utilisée par aucun pouvoir politique. Un pays œuvrant pour la paix et non pour la guerre n’aurait pas besoin d’armée. Avec des citoyens profondément objecteurs de conscience, nous n’aurions pas en France suivi les fantasmes de gloire de Napoléon, nous ne serions jamais intervenus militairement en Indochine ou en Algérie, nous n’aurions pas envoyé des supplétifs en Afghanistan ou en Côte d’Ivoire, ni des avions sur la Libye, ni intervenus au Mali. La France aurait été un pays déterminant au niveau international pour éliminer toutes les armées et construire une paix durable.

La non violence intégrale de René Dumont, né en 1904 et premier des candidats écologistes à la présidentielle de 1974, est pour moi une référence incontournable. Le pacifisme constituait son seul dogmatisme. En toutes circonstances, il est contre les guerres, y compris dans des cas limites comme la guerre contre l’Allemagne nazie ou quand un ses chers peuples du tiers-monde se soulève. Nazisme ou pas, la guerre lui apparaissait comme l’ennemie numéro un. Il s’abstiendra complètement pendant la Deuxième Guerre mondiale. Lui, le militant antifasciste, se retire dès qu’il faut prendre une arme, même pour son camp. Quelle que soit sa « compréhension » des révoltes, l’agronome en appelle systématiquement à des stratégies non-violentes à la Gandhi. Il signe à tour de bras les manifestes pacifistes et anticolonialistes, comme celui des 121 contre la guerre d’Algérie en 1960. Faire la moindre concession à la guerre revient pour lui à encourager son développement.  « La guerre est un crime organisé, les militaires en sont les ordonnateurs et les bras. »  Ses diatribes montrent la force de ses convictions :

« Les militaires sont la plus grande source de gaspillage, ils gaspillent du travail, de l’espace, de l’énergie, des minéraux rares, ils polluent les airs et les eaux… Il en coûterait cinq fois moins pour protéger la planète que pour continuer à préparer sa destruction… Réduction des dépenses d’armement jusqu’à leur intégralité. »

Lors de son enterrement le 19 juin 2001, la dernière volonté de René Dumont consista à faire entendre « Le Déserteur » chanté par Boris Vian. J’aimerais que son message de refus des armées puisse être entendu par les écologistes du monde entier, et par tous les citoyens, qu’ils soient Français, Russes, Ukrainiens…

Je précise quand même ma pensée profonde. Je reste opposé à l’usage des armes, mais au niveau collectif seulement. Personnellement je veux conserver mon droit individuel à me défendre arme contre arme ; l’État ne peut m’imposer le sacrifice de ma vie en toutes circonstances, ou un cambrioleur menacer ma famille. Mon commentaire à destination du monde.fr à propos de la guerre en Ukraine a été censuré plusieurs fois par la « modération » du journal. Pourtant mon point de vue me paraît justifié et publiable:

«Bien qu’objecteur de conscience, si je vivais dans l’Allemagne nazie, j’essaierai de tuer Hitler. Si je vivais en Russie… Le refus de l’usage collectif des armes n’empêche par le réalisme : depuis La Boétie en l’an 1576, on sait que le pouvoir des dictateurs ne résulte que de la servitude volontaire des dirigés. Si les apprentis tyrans savaient qu’ils sont à la merci de n’importe lequel de leurs soutiens, ils feraient en sorte de modérer leur décision et l’idée d’envahir l’Ukraine ne leur effleurerait même pas l’esprit. »

Aujourd’hui je reste objecteur de conscience, mais je suis aussi devenu objecteur de croissance, pour la décroissance du niveau de vie de tous ceux qui vivent à l’occidentale, pour la décroissance démographique dans tous les pays, et pour la décroissance des armées…

Michel Sourrouille

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