Le mot de la MCD : l’article de Luc est une illustration parfaite de ce qu’à la MCD nous appellons depuis des années « l’argument du quand bien même » : même si nous n’avions pas cette épée de Damoclès du bouleversement climatique au-dessus de la tête, et bien nous serions quand même décroissant-es, par défense du bien-fondé des limites en tant que tel. Les exemples peuvent se multiplier : quand bien même la 5G serait écologique, nous y serions opposé parce que le monde connecté de la 5G est socialement délétère ; quand bien même nous pourrions produire plus d’électricité sans le moindre coût environnemental (ce qui ne semble pas du tout être le cas au Québec…) nous y serions opposé car nous ne voulons pas produire plus, et surtout pas pour faire perdurer « l’idéologie sociale de la bagnole » (André Gorz), comme c’est le cas avec la production de batteries à destination des voitures électriques. Sans cette radicalité-cohérence de la pensée écologiste, alors c’est le brouillard idéologique, celui dans lequel semble nager la gauche québécoise, tout autant que la gauche française…
L’ambitieux plan vert du Québec
Le 2 novembre dernier, Michael Sabia, PDG d’Hydro-Québec 1 présentait le tout nouveau plan d’action 2023-2035 de la société d’État, nommé : Vers un Québec décarboné et prospère. Le titre annonce sans équivoque la couleur dudit document : « (…) le prochain grand projet de société du Québec consiste à décarboner les activités tout en créant de la richesse. Pour bâtir un avenir durable, il faut faire les deux en même temps », qui est complètement aligné avec l’actuelle stratégie économique « verte » de la province impulsée par le gouvernement de droite de la Coalition avenir Québec (CAQ).
Ce plan nous annonce que la consommation d’électricité au Québec doublera d’ici 2050 et que pour 2035 la société d’État doit ajouter 60 TWh et entre 8000 et 9000 MW de puissance, ce qui représente une augmentation de production de plus de 25 % en seulement 12 ans. Le plan ne dit pas par quels moyens Hydro-Québec réussira à produire cette nouvelle électricité, mais il semble clair que la construction de nouvelles centrales hydro-électriques sera la clef de voûte du projet. Cependant, le plan ouvre la porte à d’autres modes de production, notamment à l’exploitation éolienne en pleine mer, à des centrales à réserves pompées ou au retour du nucléaire 2. Il ouvre également la porte à une augmentation marquée de la production privée d’électricité.
Si le plan justifie une telle augmentation par une volonté affichée de décarboner l’économie nord-américaine et mondiale, il ne faut pas être dupe : il ne s’agit pas tant de décarboner l’activité économique actuelle du Québec, mais plutôt de fournir de l’énergie à bas prix afin de développer des pans industriels entiers inscrits dans l’économie verte, notamment par le développement de la « filière batterie ». Ce projet vise à développer sur le sol québécois toute la chaîne de production de batteries pour les véhicules électriques, de l’extraction du minerai jusqu’à la construction des batteries elles-mêmes. Le plus grand chantier annoncé dans ce cadre est l’usine de cellules de batterie pour automobiles électriques Northvolt-six, qui se veut le plus gros projet économique privé (bien que largement financé par les pouvoirs publics) de l’histoire de la province et dont la construction devrait démarrer sous peu.
Les funestes conséquences anticipées du « pharaonisme vert »
Autant le développement de la capacité énergétique québécoise que le développement de la « filière batterie » auront des conséquences désastreuses sur l’environnement et le développement social du Québec. Bien que la construction de barrages hydro-électriques permettent la production d’une électricité émettant peu de GES, la construction de ceux-ci est parfaitement écocidaire : elle détruit irrémédiablement des dizaines de milliers d’hectares d’espaces naturels pratiquement vierges, et impacte l’écosystème dans une encore plus large zone. Les communautés autochtones vivant près de ces espaces sont elles aussi grandement affectées par la destruction de leurs territoires ancestraux et par l’arrivée de milliers de travailleurs nécessaires à la réalisation de ces géants de béton.
La « filière batterie » aura elle aussi des conséquences désastreuses sur l’environnement. Déjà avec Norhtvolt, le ministre de l’Environnement a décidé de ne pas soumettre le projet à une consultation du Bureau des audiences publiques en environnement (BAPE) et il semble mettre une pression énorme sur ses fonctionnaires afin que la compagnie norvégienne reçoive la permission de détruire des milieux humides dans des délais frisant le ridicule. Dans un contexte où 85 % des milieux humides de cette région du Québec ont déjà disparu, il faut se demander si le ministre respecte l’esprit de ses propres lois.
Les conséquences environnementales et sociales indirectes de ces projets sont cependant encore plus inquiétantes. En effet, ce projet confirme une fois pour toutes ce que nous savions déjà : l’automobile règne en reine et maître sur notre territoire et continuera à le faire pour au moins les cinquante prochaines années. Avec elles, viennent les inévitables fléaux de l’étalement périurbain, de la surconsommation sans fin et sans but, de l’isolement social et de son inévitable égoïsme droitisant…
Au même moment, le gouvernement provincial coupe massivement dans le financement du transport en commun, massacre à la hache le développement d’un projet de tramway à Québec pour des raisons électoralistes, refuse de donner des augmentations décentes de salaire aux employés du secteur public, et rechigne à investir dans le logement social alors que le nombre d’itinérants explose. Il est clair que la main-d’œuvre pour ces mégaprojets proviendra en grande partie de l’immigration temporaire, des employés facilement exploitables et expulsables après usage. Bref, tout semble en place pour que la croissance verte québécoise ne soit ni bonne pour l’environnement ni réductrice d’iniquités sociales.
La croissance verte, l’ultime piège politique pour la gauche
Alors que les partis d’opposition aiment critiquer les projets gouvernementaux afin de se démarquer du gouvernement, la relative absence de critique à ces projets de la part des partis d’opposition est le signe d’un énorme malaise politique. En effet, ces projets contiennent beaucoup d’aspects plaisants pour la gauche traditionnelle : des investissements publics massifs qui créeront de bons emplois syndiqués, un plan concret pour réduire les émissions de GES et une redynamisation d’un symbole de l’identité québécoise, ce qui tombe à pic dans l’actuel climat où le nationalisme identitaire 3 est exacerbé à droite comme à gauche. Ce plan vient même leur enlever une épine dans le pied : en effet, il semble répondre à une question que tous les partis politiques québécois se posent régulièrement : comment atteindre les cibles de réduction de GES que nous annonçons en grandes pompes à chaque élection ? En apparence, le découplage entre émission de GES et croissance économique semble plus plausible que jamais. Ainsi, dans le contexte actuel, s’opposer au plan stratégique d’Hydro-Québec viendrait semer une grande confusion chez l’électeur moyen, ce qui laisse toute la marge de manœuvre nécessaire à la droite afin d’implanter sa propre vision – inégalitaire, écocidaire, et puissanciste – de la croissance verte.
Les partis de gauche se voient donc contraint d’adopter un rôle de « critiques à la pièce », s’indignant au fur et à mesure que des enjeux d’acceptabilités environnementales ou sociales apparaîtront, sans jamais remettre en cause le bien-fondé du projet lui-même. On peut anticiper qu’ils se feront accuser de soutenir le « pas dans ma cour » (connu en France sous sa traduction anglaise « Not in my backyard » ou NIMBY) à défaut d’avoir développé une vision politique cohérente.
La prise de possession des arguments de l’économie verte par les partis de droite créera un grand vide dans le discours de la gauche québécoise : ils ne pourront plus se targuer d’être les champions de l’environnement ou d’être les seuls à pouvoir tenir tête aux lobbies des industries polluantes (ce qu’ils faisaient assez mal de toute façon, coincés dans les contradictions qui sont les leurs). Ils se retrouvent ainsi placés devant un dilemme qu’ils ne savent pas encore déconstruire : soit ils s’embarquent dans le jeu des multinationales de l’automobile et se plient à leurs innombrables et impitoyables conditions afin de les attirer sur notre territoire ; soit ils critiquent ce théâtre qui ne bénéficie qu’aux milliardaires, au très grands risque d’être associés à des « empêcheurs de la décarbonation ». Évidemment, la meilleure voie de sortie de ce dilemme – celle de la cohérence et du bien-être commun, celle qui leur permettrait de se refaire une légitimité – semble évidente : c’est l’option de la décroissance politique.
Finalement, les inévitables dérives et contradictions du monstrueux projet québécois ne manqueront pas. Elles offriront de très nombreuses d’opportunités aux idées décroissantes de se faire connaître. Ne laissons pas la passivité des organisations syndicales et des partis politiques nous éteindre : soyons prêts à saisir toutes les opportunités de les faire connaître !
---------------Notes et références
- Hydro-Québec est une société d’État québécoise responsable de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Québec. Elle incarne aussi un symbole de l’identité québécoise, car sa création, par la nationalisation de compagnies d’électricité détenues par des « intérêts anglophones », a été un précurseur de la Révolution tranquille. Cette fierté est également nourrie par le fait que 99 % de la production d’électricité est considérée comme renouvelable (grâce à l’hydro-électricité) et que les prix de l’électricité sont les plus bas de tous les pays du G7.[↩]
- Le Québec n’a historiquement compté que sur la production d’un seul réacteur nucléaire, Gentilly-2, lequel est définitivement fermé depuis plus de dix ans et en voie de démantèlement[↩]
- Le nationalisme identitaire québécois vise à préserver et à promouvoir l’identité et les valeurs propres et distinctives du Québec : ses traditions, sa culture, la langue française, ses droits historiques et sa légitimité politique en tant que nation.[↩]
Depuis la nuit des temps, l’être humain éprouve le besoin de dominer. La force continue d’être utilisée (Russie, Israël) mais aussi l’argent qui permet d’avoir les armes pour dominer ou, financièrement pour écraser son concurrent ou son pays voisin. La compétition de tous contre tous n’est bridée par rien, le libéralisme aggrave la chose parce que les gouvernements soutiennent ce modèle. Après la 1ère guerre mondiale le « plus jamais cela » n’a pas empêché une seconde guerre mondiale, et après, … cela a continué. Le néolibéralisme a entretenu des guerres économiques, et même le monde politique dit « démocratique » entretient une compétition entre les partis où pour gagner la majorité on trahit ses électeurs.
Est-ce que les gènes humains peuvent se transformer au point de perdre ce besoin de compétition, car pour l’instant il n’y a rien à espérer tant que ce gène s’exprimera, ou alors une forme de dictature qui interdise toute compétition en dehors d’un stade.
https://lejustenecessaire.wordpress.com/2023/04/13/on-ne-freine-pas-on-accelere/
Donc l’exploitation de la planète continuera jusqu’à la fin de ses ressources, ou de ceux qui l’exploitent.
Cher Jean-Pierre,
Depuis la nuit des temps, les pierres chutent ; et pourtant aujourd’hui des avions volent.
Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il existe depuis la nuit des temps des lois générales ( qu’elles soient physiques ou sociales) qu’il n’est pas possible de défendre des politiques d’émancipation.
Ajoutons aussi que l’hypothèse d’un « gène de la domination » est plus que douteuse ; et que même si un tel gène existait, il faudrait encore montrer que nos comportements sont dictés par nos gènes, ce qui est une hypothèse encore plus douteuse.