Nous avons assisté le jeudi 22 septembre à une conférence donnée par Bruno Latour et organisée par l’école d’architecture de Paris.
Philosophe et sociologue des sciences et des techniques, Bruno Latour est professeur émérite au médialab et à l’école des arts politiques de Sciences Po. Ses travaux, portant notamment sur les non-humains et la théorie de l’acteur-réseau en font un penseur influent et discuté dans le champ de la pensée environnementale.
Dans son propos liminaire Bruno Latour insistait particulièrement sur le terme de Terrestre, adéquat selon lui pour remplacer celui d’écologie. En effet, selon lui, l’écologie qui renvoie d’abord à une science, est un concept trop vague et trop englobant pour être utilisé en pratique. Son caractère purement incantatoire le rend impropre à la création d’un véritable projet politique.
Pour remplacer la notion d’écologie politique, qui n’a pour lui aucun sens, Bruno Latour propose donc le terme de Terrestre qui permet une meilleure compréhension de ce à quoi nous sommes confrontés. Il rend possible un changement de perspective qui s’articule autour de quatre points :
1/ Le rôle des sciences est essentiel. Elles sont la clé de compréhension du réel et des enjeux auxquels nous sommes confrontés, il est donc nécessaire de s’intéresser à la pratique scientifique.
2/ Il est impossible de distinguer les lieux, les habitats, de leurs habitants. La notion de Terrestre est plus adéquate que celle d’environnement dans la mesure où il est nécessaire de prendre en compte à la fois les contraintes matérielles et les contraintes sociales, psychologiques.
3/ Il y a lieu de s’interroger sur ce que l’on appelle la pensée « moderne ». Ce terme est, en effet, d’abord une injonction, un mot d’ordre, mais il ne décrit pas véritablement une situation. Le concept de Terrestre n’est pas moderne dans la mesure où il ne décrit pas un mot d’ordre mais un type de lieu marqué par l’interaction entre tous ses éléments constitutifs. Il permet de faire de la modernité un destin parmi d’autres, un simple « topic », et de faire le constat de son dépassement, sinon de son échec. La pensée moderne, et la notion de progrès qui en est la matrice, ne permet pas de rendre compte des interrelations entre humains et non-humains. Le terme de Terrestre rend possible un dépassement de cette conception du monde qui entendait séparer technique et nature, science et politique.
4/ Le but, la direction proposée par l’injonction à être moderne n’est pas clair. Et il l’est de moins en moins. Chaque ressource, par sa rareté et son usage, est désormais associée à des controverses diverses. Elle cesse d’être une simple ressource matérielle pour être un enjeu politique et éthique.
Le terme de Terrestre permet d’apercevoir un monde dans lequel les objets n’ont plus seulement une simple matérialité mais ont une réalité complexe. Dès lors, que signifie habiter un monde qui n’est plus un monde strictement matériel ? Pour comprendre le sens de cette question, il faut non seulement cesser d’envisager une séparation entre nature et culture, entre faits et valeurs, mais également bien comprendre que chaque objet pose des questions cruciales quant à son usage. La politisation de l’usage de chaque objet repose sur la prise de conscience des conséquences d’un tel usage. Celle-ci se fait principalement autour de deux notions :
- La notion de zone critique : alors que l’espace moderne était un espace sans limite, la zone critique impose un changement d’échelle. Ce qui importe c’est cet espace restreint entre le sol, les océans et une partie de l’atmosphère qui permet la vie et est transformé par le vivant. Un phénomène, quel qu’il soit, n’aura évidemment pas le même impact dans cet espace restreint.
- La notion d’intensité. Bruno Latour évoque et réhabilite l’hypothèse Gaïa en précisant que les vivants sont dans un environnement construit et constamment modifié par eux-mêmes. L’existence de boucles de rétroaction et de points de bascules vient nous rappeler que l’intensité des phénomènes est démultipliée dans un monde où tout est en interrelations.
Ainsi la cosmologie terrestre n’est pas la cosmologie moderne, elle implique un changement d’échelle et une conception nouvelle du Monde. La tendance à séparer la nature et la société conduit à une paralysie politique, il convient donc d’abandonner le concept d’écologie politique, voire celui de nature, pour envisager le Monde comme une réalité complexe faite d’hybridations et d’interrelations diverses entre humains et non-humains.
Nous pourrions toutefois nous interroger sur ce rejet du concept de nature par Bruno Latour, en ce qu’il pourrait poser un problème de radicalité politique. En effet une telle position revient à interroger la notion même d’artificialité, qui n’a plus guère de sens dans un monde entièrement hybride, et elle n’interdit pas, à priori, d’imaginer un monde totalement anthropomorphe, sans altérité. Or c’est précisément cette altérité du vivant que la notion de nature permet de protéger, en lui conférant une valeur en soi.
A cette question Bruno Latour répond que le concept de nature est récent dans l’histoire de la pensée et qu’au contraire, il avait pour but de rassembler l’ensemble du vivant dans toute sa diversité sous une même notion. Et qu’il conduit aujourd’hui à une paralysie politique en désignant un environnement extérieur abstrait sur lequel il ne saurait y avoir qu’une vague injonction visant à sa préservation.
La controverse, complexe et passionnante, est certainement déterminante aujourd’hui dans l’édification d’une véritable philosophie politique de la nature.