Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIème siècle

Jocelyne Porcher est chercheuse à l’INRAE en sociologie, spécialisée sur les questions de relation humain/animaux d’élevage et sur le travail animal en élevage.

Elle a publié un grand nombre d’articles scientifiques, et écrit plusieurs ouvrages dont Éleveurs, réinventer le lien, La mort n’est pas notre métier, Manifeste pour une mort digne des animaux ou encore Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIème siècle.

Écrit en 2011, ce livre est plus que jamais d’actualité. Devant les inquiétudes soulevées par la montée en force du véganisme et des mouvements visant à libérer les animaux d’une prétendue domination humaine, la lecture de cet ouvrage permet aux éleveurs et propriétaires d’animaux de poser des mots sur leur intuition : après 10 000 ans d’histoire, l’élevage n’est pas à mettre à la poubelle !

Les productions animales ne sont pas de l’élevage !

La première partie du livre insiste beaucoup sur cette idée que l’on retrouve dans tout le travail de Jocelyne Porcher : la grande différence entre les productions animales et l’élevage. Les productions animales, nées avec la zootechnie dans la seconde moitié du XIXème siècle, correspondent à une industrialisation du rapport à l’animal, considéré comme une machine à produire.

« L’élevage est une relation de travail avec les animaux. […] C’est pourquoi, précisément, l’élevage n’est pas seulement une activité de production, il ouvre sur des enjeux qui dépassent les cadres alimentaires et environnementaux auxquels il est trop souvent cantonné. »

« Cet « être ensemble » avec les animaux est fondé, chez la majorité des éleveurs, non sur des bases contractuelles mais sur l’affectivité et sur le sens moral. »

L’auteure met également en exergue l’écueil qui voudrait que les bêtes aient une vie la plus proche possible de la « nature ».

« La vie bonne d’un animal d’élevage n’est pas celle d’un animal « sauvage ». Ce qui fait la différence, c’est la relation aux humains et le fait que la vie bonne s’inscrit dans un rapport de don. La vie bonne, c’est la reconnaissance des animaux, ce n’est pas le détachement. »

« Or il n’y a pas d’élevage industriel. Ces deux mots sont antinomiques. Là où est l’industrie, l’élevage n’est plus possible. »

Les promesses du travail/les productions animales

Jocelyne Porcher s’appuie sur son expérience personnelle en porcherie industrielle pour dénoncer la condition des éleveurs dans ce contexte qui veut faire prendre les vessies de l’industrie pour les lanternes de l’élevage. Elle insiste sur leur désespoir, et sur les confusions actuelles qui pèsent sur l’élevage.

« Pour les éleveurs eux-mêmes, l’absence de discernement collectif brouille le sens du travail et du métier. »

« […] les consommateurs se voient vivement conseillés de « végétaliser leur assiette », voire de devenir végétariens. Or, les éleveurs sont des consommateurs comme les autres. Ils sont pris entre le rapport aux animaux et à l’alimentation construit par leur métier et ce qui est porté dans l’espace public : manger des produits animaux nuit gravement à l’environnement, à la santé, et aux animaux eux-mêmes. Élever les animaux relève donc d’un spécisme caractérisé et les tuer est un crime. »

Elle étend ensuite à toute la société cette perte de repères du rapport aux animaux.

« Notre relation aux animaux d’élevage et, plus largement, aux animaux domestiques est donc aujourd’hui fort confuse. […] Les animaux d’élevage, l’élevage lui-même, sont en voie de disparition. […] La perte reste inaperçue car nous ne savons pas ce que nous sommes en train de perdre. […] L’élevage ne se résume pas à sa rationalité productive. L’élevage est un pan de notre culture, un pan de notre histoire. De l’histoire des hommes et des animaux. […] C’est un bien commun. »

Et propose une analyse des différentes raisons de la méconnaissance de l’élevage, phagocyté par les productions animales. Le chapitre suivant est consacrée spécifiquement à ces productions, et à la souffrance éthique qu’elles entraînent pour les éleveurs et les animaux.

La mort des animaux

« La mort des animaux d’élevage n’est pas un sujet facile et son importance, en tant que question scientifique, est très sous-estimée. »

L’auteure présente son travail d’enquêtes en abattoir industriel, explique la souffrance des travailleurs de ces chaînes absurdes de la mort, et celle des éleveurs qui n’ont pas d’autres alternatives pour mettre fin à la vie de leurs bêtes. Elle insiste sur le rapport à la mort de notre société et sur l’image violente de l’abattoir, « preuve, au fond, du rapport d’exploitation que les éleveurs entretiennent avec leurs animaux ».

« A mon sens, et en dehors de tout cadre religieux spécifique, l’abattage des animaux d’élevage doit effectivement être « ritualisé » car il possède un sens qui dépasse la pratique du travailleur de l’abattoir. Tuer un animal, ce n’est pas rien, et il importe collectivement de s’en souvenir. »

Le vivant sans la vie

Cette partie du livre attaque sans concession la mise en place des règles de « bien-être animal », ainsi que la production industrielle de viande in vitro sans animaux, à partir de masses cellulaires (si, si, ça existe !).

« La problématique du « bien-être animal » ne vise pas à comprendre les animaux et à donner des outils pour changer leur vie mais à rendre socialement acceptable leur exploitation industrielle en améliorant ce qui peut être amélioré sans remettre en cause la productivité des systèmes, leur compétitivité et leurs finalités productivistes. […] Le consensus scientifique et politique qui cautionne cette problématique est en effet très surprenant et mérite vraiment réflexion. »

Sur la libération des animaux, Jocelyne Porcher revient sur le désarroi ressenti par de nombreux citoyens « qui ont perdu tout repère dans la relation aux animaux d’élevage et en sont rendus profondément malheureux. ». Elle insiste sur le mythe de la libération, car « toute relation aux animaux est pensée comme un rapport d’appropriation qu’il faudrait rompre ».

« Non seulement donc, à mon sens, la philosophie de ces libérateurs n’aide pas à comprendre comment vivre avec les animaux, […] mais elle n’aide pas non plus à savoir comment vivre sans eux, à supposer qu’on prenne les assertions des libérateurs au sérieux et qu’on « libère » effectivement les animaux. »

« Il faut défendre les promesses du travail en élevage, c’est-à-dire l’accomplissement de soi, du potentiel que nous avons en nous, et non le condamner au nom de son avatar industriel. »

« La libération animale, au contraire, sert les intérêts de l’agroalimentaire industriel et agit contre l’intérêt premier des animaux, qui est d’exister. »

« Dans le cas de la viande in vitro, il n’y a pas de mort, mais il n’y a pas non plus de vie. Il n’y a rien qui circule. Pas de vie, pas de mort, pas de don. Du mort-vivant. »

La dernière partie et la conclusion du livre portent sur le rapport au travail avec les animaux d’élevage, ainsi que le rapport des animaux à ce travail. C’est un axe de recherche qu’à suivi l’auteure ces dernières années.

« Nous le constatons déjà, vivre avec les animaux n’a plus rien d’une évidence. C’est devenu une utopie et une utopie révolutionnaire car, pour continuer à vivre avec les bêtes, il faut changer les fondations du monde. »

Et pour finir, elle nous invite à écouter les bêtes…

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