Article co-écrit avec Baptiste Mylondo et publié dans le numéro 4 des Z’IndignéEs de novembre 2012
Au nom de leurs « valeurs », les décroissants peuvent-ils oser dire qu’ils sont opposés à l’augmentation du montant du SMIC à 1700 euros ? Peuvent-ils oser dire que la seule « revalorisation » qu’ils envisagent ne passerait pas par une hausse du montant du SMIC ? Malheureusement nous ne manquons pas d’arguments pour « désespérer Aulnay-sous-Bois », et nous aurions toutes les raisons de ne pas adhérer au mot d’ordre qui semble unir la gauche de la gauche. Dressons-en une liste rapide.
Pour commencer, croire qu’on ne peut pas vivre avec moins de 1700 euros par mois, revient à légitimer et généraliser des modes de vies que nous savons insoutenables d’un point de vue écologique. Ensuite, se résoudre à perdre sa vie à la gagner pour quelques centaines d’euros de plus par mois, quelques menues compensations salariales imposées par l’impératif de consommation, c’est perpétuer l’aliénation du « devoir d’achat ». Enfin, croire que l’aliénation du travail naît uniquement des modes de production, c’est écarter une interrogation qui porte sur toute la chaîne de la production : quelles ressources, quels produits, quels déchets ?
Paresse et incohérence de la gauche productiviste
Nous aurions donc de bonnes raisons de ne pas adhérer à cette revendication de hausse du SMIC, mais nous aurions même des raisons de nous y opposer. En effet, nous pourrions être tentés de penser qu’une telle revendication ne relève que d’une vieille gauche qui se contente d’être anticapitaliste pour éviter d’avoir à s’affirmer antiproductiviste, bref d’une gauche paresseuse et inconséquente.
Quelles sont ces inconséquences d’une gauche anti-capitaliste qui oublie d’être antiproductiviste ? D’une part, rappelons que la question de la justice sociale ne peut se réduire à une simple redistribution des richesses produites, si nécessaire soit-elle. Bien sûr, le travail est aujourd’hui sous-rémunéré par rapport au capital. Bien sûr, une nouvelle répartition des richesses permettrait aisément de financer un SMIC à 1700 euros. Mais la question n’est pas là (ou pas seulement). Car en fin de compte, si tout ce qui n’est pas dépensé par les uns est dépensé par les autres, quelle différence une « autre » répartition des richesses ferait-elle du point de vue de notre empreinte écologique ?
D’autre part, et c’est la seconde inconséquence de la gauche anticapitaliste, dans une logique de justice sociale, nous ne pouvons faire l’économie de questions difficiles. Ainsi, s’il est vraiment impossible de vivre avec moins de 1700 euros par mois, comme semble nous l’indiquer la revendication d’un SMIC fixé à un tel montant, pourquoi ne pas réclamer également des minima sociaux à 1700 euros? Et quitte à réclamer un RSA à 1700 euros, pourquoi ne pas réclamer, plus simplement, un revenu inconditionnel à 1700 euros ? En effet, pourquoi continuer à réserver la (pro-)position à ceux qui occupent un emploi ? Et d’ailleurs, ce que nous réclamons pour les salariés français, ne devons-nous pas le réclamer pour tous les travailleurs à travers le monde ? Évidemment, si tous les terriens travailleurs gagnaient, dépensaient et consommaient l’équivalent de 1700 euros chaque mois, il nous faudrait plus de deux planètes. Problème : c’est au moins une de trop !
Comment expliquer cet aveuglement, cette nouvelle aliénation de ceux qui prétendent pourtant lutter contre toutes les aliénations ? La « valeur travail » y joue sans doute un rôle majeur. C’est elle qui rend l’emploi indispensable à l’individu, qui confère au boulot son monopole social en termes d’estime de soi, de reconnaissance et d’intégration sociale. Dans ces conditions, la question de perdre sa vie à la gagner ou non ne se pose pas, et n’est pas davantage posée par la gauche anticapitaliste. Si l’on suit bien la revendication de hausse du SMIC, travailler pour moins de 1700 euros, c’est de l’exploitation. Mais c’est uniquement l’ampleur du sacrifice, le degré d’exploitation qui est en jeu ici.
De ce point de vue, on s’aperçoit d’ailleurs que les 1700 euros réclamés ne renvoient plus à un niveau de vie minimum, incompressible, mais à un seuil en-deçà duquel l’emploi relève de l’exploitation. C’est en effet toute la différence que l’on peut noter entre les minima sociaux et le salaire minimum. Les minima sociaux fixent un seuil de survie, tandis que le SMIC fixe un seuil d’exploitation. Dès lors, un SMIC trop bas n’expose pas seulement à une pauvreté relative, il fait aussi naître un sentiment d’injustice.
Cette conception « travailliste » de l’activité sociale s’articule à un atavisme « productiviste », c’est-à-dire une certaine manière de se rapporter à la nature par la confrontation, la maîtrise et qui n’y voit qu’une « matière première », une « ressource », à qui il faut arracher les produits. C’est ainsi qu’est valorisé la peine, l’effort et le sacrifice. C’est ainsi qu’est méprisé socialement la paresse, mère de tous les vices alors que le paresseux[1], loin de « faire néant » est bien celui qui pratique l’éloge de la lenteur et de l’équilibre plutôt que de vénérer les idoles de l’accélération[2] et de la domination. C’est ainsi que, pour la gauche productiviste, l’écologie n’est, au mieux, qu’une inflexion revendicative, au lieu de reconnaître qu’elle fournit le cadre indépassable de toutes les batailles revendicatives : ce cadre n’est-il pas celui de l’« espace écologique »[3], c’est-à-dire cet « espace public » systématiquement défini par un plancher et un plafond ?
Les « valeurs » de l’anti-productivisme
Mais trêve de mauvais esprits et de critiques stériles, soyons constructifs : que pourrait donc proposer une gauche antiproductiviste ? Et d’abord, quels pourraient-être ses objectifs ?
En premier lieu, il convient sans doute de rechercher la justice, et une justice ambitieuse en plus. Ne nous contentons pas d’un trop modeste « tout travail mérite salaire ». Car le salaire n’est qu’un élément du revenu et l’emploi n’est qu’une activité socialement utile parmi beaucoup d’autres. C’est pourquoi nous devons affirmer que « toute activité mérite revenu ». C’est parce que la reconnaissance sociale ne doit pas être réduite à l’emploi mais doit revenir à toute activité socialement utile que nous proposons l’instauration d’un « revenu inconditionnel » doublement inconditionnel : ne réclamant aucune condition (d’âge, de revenu, d’inactivité), et n’impliquant aucune contrepartie.
De même, ne nous contentons pas de réclamer une nouvelle répartition des richesses. Nous ne pouvons nous satisfaire d’une simple révision de l’échelle des salaires, tenant mieux compte de la pénibilité et de la véritable « valeur sociale » des différents emplois[4], pas plus que d’une remise en cause du rapport entre capital et travail dans le partage des richesses (car nous ne sommes même pas sûrs de la légitimité d’un « salaire du capital » sous la forme du profit[5]). Ces deux révisions n’offrent qu’un nouveau partage du gâteau mais ne changent rien à sa recette, pourtant indigeste, en se contentant d’espérer qu’il continuera de croître sans fin.
Ce qu’il faudrait à présent, c’est concevoir une politique tenant pleinement compte des impératifs environnementaux (pleinement, c’est-à-dire au-delà des mesures cosmétiques de développement durable ou de « croissance verte »). Nous devons discuter d’une politique impliquant une décroissance du volume global de la production. En effet, c’est bien d’une « décroissance » qu’il doit être question, car nous savons qu’il existe une étroite corrélation entre croissance du PIB et augmentation de l’empreinte écologique. Nous savons aussi que dans les années 1970 notre PIB était encore d’un niveau écologiquement soutenable[6].
Nous souhaitons donc la soutenabilité, mais nous souhaitons aussi la décence. Lorsque nous entendons qu’un joueur de football, si doué soit-il, peut recevoir, après impôts, plus de 30 SMIC nets par jour, nous demandons l’instauration d’un revenu maximum d’un montant acceptable. Tant que ne sera pas instauré un espace décent des revenus, avec un plancher (celui du revenu inconditionnel pour tous) et un plafond (celui du revenu maximum acceptable), est-il réaliste d’espérer que les valeurs que nous défendons, celles de la coopération, du partage, de la réciprocité, de la démocratie, puissent l’emporter sur celles de la rivalité, de la compétition, de l’envie et de la ploutocratie ?
Comme nous n’ignorons pas que production, distribution et consommation sont les trois faces de l’économie, ne nous contentons pas, en tant qu’antiproductivistes de gauche, de réclamer davantage de justice sociale dans la répartition. Prônons également une décroissance de la consommation : une « dé-consommation »[7]. Décroissance, encore, car il convient d’élever la « question sociale » au plus haut niveau de l’intérêt général : nous ne pouvons accepter que « la société salariale ait besoin de nouveaux valets »[8]. Surtout nous avons compris qu’à un niveau d’analyse suffisamment systémique, l’irresponsabilité écologique et la croissance des inégalités, c’est la même chose. Si aujourd’hui, sur notre unique planète, la minorité de nantis du « Nord global » peut vivre avec une empreinte écologique de 4 hectares par tête, c’est parce que la majorité des appauvris du « Sud global » vit avec une empreinte écologique bien plus faible, d’à peine 1 hectare par habitant.
Dans ces conditions, une question épineuse doit impérativement être posée : « 1700 euros, pour quoi faire ? Pour répondre à quels besoins ? ». Quelle est la légitimité de ces désirs « hors-sol » ? Nous souhaitons ouvrir un débat démocratique pour retrouver une distinction entre besoins et faux-besoins. Bien évidemment, dans cette optique, nous appelons à « reconsidérer la pauvreté » (l’absence de superflu), non plus pour lui opposer la « richesse » (l’opulence) mais pour lui opposer la « misère » (l’absence du nécessaire)[9].
De « belles revendications » pour une transition pragmatique
Voilà pour les objectifs que devrait se fixer une gauche antiproductiviste, voilà ce que nous réclamons. Mais à présent, comment pouvons-nous assurer la transition, c’est-à-dire transformer ces objectifs en « belles revendications » ?
Ecrivons-le clairement : nous ne pourrions nous associer à la revendication d’un SMIC à 1700 euros qu’à certaines conditions expresses, et suivant une démarche pragmatique. C’est en effet du monde tel qu’il est, dans son état actuel, que nous devons partir. Or nous savons que dans ce monde qui est « notre » monde, le refus d’un tel montant ne serait audible que d’une extrême minorité qui ne ferait que répéter le mythe de l’avant-garde éclairée et la fable de l’exemplarité. Nous ne sommes plus assez « marxistes » pour cela.
Précisons également que, si la décroissance est bien une décroissance des inégalités, elle ne doit concerner que le « Nord global ». Quant au « Sud global », qu’il continue de croître (s’il le souhaite) jusqu’à un niveau tel que la croissance économique soit écologiquement soutenable et humainement source de bonheur. Or, comme le note Alain Caillé, « toutes les études menées sur la question des rapports entre bonheur et croissance économique convergent vers la conclusion suivante : au-delà de 12000 à 15000 euros annuels de revenu moyen par tête, il n’existe plus aucune corrélation entre richesse monétaire et bonheur. Ce chiffre est celui du revenu moyen des Français en 1970. Et les études écologiques montrent que ce niveau de richesse est, lui, en effet universalisable sans mettre en péril la survie de la planète »[10]. 1970 : « année historique ».
Partant, la revendication d’un SMIC à 1700 euros ne peut être acceptable que dans le cadre d’une transition explicite : celui d’une convergence entre la croissance des appauvris et la décroissance des nantis. Serait explicitement visé un point historique de rencontre où l’équilibre écologique d’un état stationnaire (même dynamique) serait atteint. Pour cela, le « Sud global » pourrait emprunter un « tunnel de croissance » qui couperait au travers de cette montagne dont le pic est celui de notre croissance insoutenable.
Pour accompagner la hausse du SMIC, une gauche antiproductiviste à la fois « rêvolutionnaire » dans sa « ligne d’horizon » et pragmatique dans sa « transition » doit avancer de « belles propositions ». Évidemment, nous ne pouvons ignorer le fait que le montant actuel du SMIC soit source d’un légitime sentiment d’injustice. Un sentiment légitime, premièrement, parce que le SMIC (et de manière générale la rémunération du travail) est injustement bas au regard de la rémunération du capital. Par conséquent, il faut partager mieux les richesses et les travailleurs doivent avoir leur juste part. Deuxièmement, parce que le temps libre sacrifié au travail n’est pas rétribué à sa juste valeur.
On en vient alors à proposer une lecture alternative des revendications en matière de pouvoir d’achat et d’augmentation du SMIC. S’il est question d’exploitation salariale, faudrait-il se borner à réclamer la juste rémunération d’un surtravail injuste ? En somme, faudrait-il mieux partager la surproduction, réclamer d’être payé trop pour travailler trop ? À nos yeux, résister à l’exploitation ce serait plutôt arracher son temps libre des mains des employeurs : faire disparaître le travail excessif. Dès lors, la revendication d’une augmentation d’une hausse du SMIC horaire doit aller de pair avec la double revendication d’un droit au temps partiel (c’est-à-dire la reconnaissance d’un accès de droit, pour tous, quelle qu’en soit la justification, à un temps partiel choisi) et d’un revenu inconditionnel pour libérer l’individu de l’exploitation salariale. Seraient alors réunies les deux conditions de réalisation d’un « plein-emploi » complètement redéfini. Non plus le plein-emploi comme « un emploi pour tous », mais le plein-emploi comme « un revenu, c’est un dû », au nom du travail de tous.
Mais puisque notre ambition doit être réaliste et que nous n’ignorons pas que les conditions politiques pour instaurer un revenu inconditionnel ne sont pas actuellement réunies, nous proposons de passer par la revendication intermédiaire/transitoire d’une retraite d’un montant unique. Qui peut trouver argument à perpétuer l’injustice entre revenu et emploi quand est arrivé le temps du « non-emploi » ? Par ailleurs, dès maintenant, sans attendre, réclamons qu’un plafonnement des revenus soit institué : pas de hausse du plancher des revenus sans une baisse du plafond ! Enfin, et surtout, ne nous laissons pas enfermer dans la seule question du « salaire » et passons immédiatement sur le terrain du « revenu ». D’une part, dans ce revenu ne se trouveraient pas simplement le « salaire » mais aussi toutes les « gratuités » que des services publics devraient proposer à chaque citoyen pour lui assurer les conditions matérielles de base d’une existence décente et d’une vie sociale active. D’autre part, nous revendiquerions ainsi le passage du SMIC (salaire minimum interprofessionnel de croissance) à un RDID (revenu décent inconditionnel de décroissance).
Avec de telles « revendications », sans rien céder à la radicalité de ses « valeurs », une gauche antiproductiviste cohérente ne pourrait être accusée d’être un allié objectif du capitalisme rapace. Surtout serait mises à la disposition d’une « belle gauche » des revendications pour retrouver de la motivation et de la combativité dans les luttes sociales et écologiques. « Dès aujourd’hui, le bonheur est concevable sur la voie d’une émancipation de l’asservissement consumériste, mais il ne peut se construire que dans la lutte pour un monde plus partagé demain »[11].
[1] Au Japon, l’animal totem des décroissants est, non pas l’escargot, mais le paresseux : http://www.sloth.gr.jp/, « All you need is slow ».
[2] Harmut Rosa, Accélération et aliénation, La découverte, Paris (2012).
[3] http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/positionsocietessoutenables.pdf
[4] Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions », New Economic Foundation, Londres, 2009 ; http://www.neweconomics.org ; http://www.monde-diplomatique.fr/2010/03/RIMBERT/18923.
[5] Nous ne remettons pas seulement en cause le « profit » mais bien le « gain » comme motivation légitime des activités humaines, Polanyi, La grande transformation, Paris (1983), page 69.
[6] En 1980, l’earth overshoot day, date marquant le moment l’année où les ressources renouvelables de la planète sont consommées par l’humanité (le jour où l’humanité commence à vivre à crédit), tombait encore le 31 décembre. En 2012, c’était le 22 août…
[7] Un tel programme impliquerait notamment l’abolition de la propagande totalitaire par la publicité. Suivant Hartmut Rosa (Aliénation et accélération, chapitre 9), un pouvoir est totalitaire lorsque a) il exerce une pression sur les volontés et les actions, b) on ne peut lui échapper, c) son influence s’étend à tous les domaines de la vie sociale, d) il est presque impossible de le critiquer et de le combattre.
[8] André Gorz, en juin 1990, dans Le Monde diplomatique : http://www.monde-diplomatique.fr/1990/06/GORZ/42679.
[9] Misère (le manque du nécessaire) que nous ne confondons pas, en particulier à la suite des travaux de Majid Rahnema, avec la pauvreté (le manque du superflu).
[10] Alain Caillé, L’idée même de richesse, La découverte, Paris (2012), page 131.
[11] Serge latouche, Vivre avec 600 euros par mois, Politis du 3 septembre 2009, http://www.politis.fr/article7891.html