Pour une politique décroissante des revenus

Voici la version très étoffée des notes dont je me suis servi pour ma conférence du 26 février au Salon Primevère, à Lyon. J’y ai présenté un plaidoyer en faveur du débat sur le revenu inconditionnel en le plaçant au coeur d’une politique générale des revenus d’un point de vue décroissant.

Je finis par une présentation du RI en le plaçant au cœur de 8 autres propositions qui pourraient constituer C. une Politique générale des revenus dans une société libérée de (la religion de) l’économie, c’est-à-dire compatible avec une production non productiviste, avec une consommation non consumériste : la déspécialisation de l’activité (indivision sociale de l’activité), le temps libéré (réduction du temps de travail), le partage des tâches pénibles, le Revenu maximum acceptable (RMA), l’héritage, la réappropriation de la souveraineté monétaire (monnaie locale complémentaire, MLC), les gratuités (les services publics dans des organisations sociales reterritorialisées), la dette.

Pour cela, j’aurai présenté dans une première étape A. La décroissance comme démarchandisation (de l’activité, des communs et de la monnaie → à partir de Karl Polanyi) et dans ma seconde étape B. Les valeurs de la décroissance (la sobriété, l’émancipation et le partage).

A. La décroissance comme démarchandisation

Quand tous « nos » politiques ne jurent pour résoudre tous leurs problèmes que par la croissance, les décroissants au contraire voient dans la croissance LE problème et pas du tout LA solution.

Pour qu’une économie devienne ainsi dépendante de la croissance il faut que cette économie ait au préalable englouti toute la vie sociale[1]. Autrement dit, la logique de la marchandisation des facteurs de production (le travail, la terre et le capital) doit aboutir à la marchandisation généralisée de tous les aspects de la vie sociale (et c’est ainsi que le marché engloutit les systèmes de la réciprocité, de la redistribution et de l’autarcie oïkonomique).

  • C’est Karl Polanyi qui a montré qu’une économie de marché se transforme en société de marché lorsque les facteurs de production que sont l’activité humaine, la nature et la monnaie (qui sont des biens qui n’ont pas été produits ou s’ils l’ont été, ils ne l’ont pas été pour être commercialisés) n’échappent pas à la marchandisation et deviennent des « marchandises fictives » : le marché leur accorde alors un prix et les soumet du même coup à la loi générale des marchandises, celle de l’offre et de la demande. L’activité devient ainsi travail salarié, la terre fournit une rente et la monnaie devient de l’argent rémunéré par le taux d’intérêt.
  • Quand de telles conditions sont réunies, quand la valeur d’échange prend le pas sur la valeur d’usage, alors on peut produire pour produire et ce « productivisme » détermine et aliène toute la chaîne de l’économie (le « monde » de l’économie) : extraction → production → redistribution → consommation → déchets.
  • La critique systémique des décroissants sur toute cette chaîne économique va consister à saper cette idée d’une « production pour la production » en la dénonçant triplement comme une illusion : celle d’une croissance infinie dans un monde fini.


Les 3 sources de la décroissance :

  • Une croissance infinie dans un monde fini est impossible source « naturaliste » qui regroupe les sources écologistes (de la défense de l’environnement à l’anti-extractivisme) et la source bio-économique (Nicholas Georgescu-Roegen). La décroissance dénonce une société de production, du travail.
  • Une croissance infinie dans un monde fini est absurdesource « culturaliste » qui regroupe les sources anti-consumériste (Ivan Illich), anti-utilitariste (Serge Latouche) et anthropologiques (de l’écologie intérieure à la simplicité volontaire). La décroissance dénonce une société de consommation.
  • Une croissance infinie dans un monde fini est injuste et indécentesource politique de la décroissance : le socialisme utopique (et non pas scientiste), celui des « expérimentations minoritaires », des associations, des mutuelles et des coopératives qui aujourd’hui se regroupent sous le nom des « alternatives concrètes », de l’économie sociale et solidaire. Cette troisième source, plus pratique que théorique, ne dénonce pas une forme de société mais, plus radicalement, se demande ce qu’est une société, une organisation sociale.
  • Posons une question « philosophique » (manière d’affirmer que la décroissance est d’abord une « philosophie politique ») : quelle politique pour cette triple « finitude » ? J’y réponds en m’appuyant sur une séquence : rejet – trajet – projet qui va permettre de très bien préciser en quel sens la décroissance est un trajet, une transition, une parenthèse et certainement pas un projet de société (disons tout de suite pour ce dernier aspect qu’une décroissance infinie, jusqu’à zéro, serait tragique, injuste et surtout impossible). La décroissance n’est pas simplement l’arrêt de la croissance, l’objection de croissance mais bien la transition pour repasser sous les plafonds de soutenabilité.
    1. En tant que rejet du capitalisme, la décroissance doit être démarchandisation : il va falloir imaginer comment démarchandiser l’argent pour retrouver la monnaie, comment démarchandiser le travail salarié pour retrouver l’activité, comment démarchandiser la propriété pour retrouver la nature comme Commun (Ce qui signifie explicitement une triple « abolition » : de l’argent, du travail et de la propriété privée).
    2. En tant que trajet, la décroissance doit retrouver le sens du fini. Il faut reprendre la distinction kantienne des bornes et des limites, des frontières franchissables et des limites infranchissables. Surtout, il faut reconnaître qu’il y a 2 façons de franchir les frontières : a/ en maintenant les conditions d’un retour b/ en les détruisant (effondrement[2]). La décroissance est alors le trajet politique pour replacer l’économie dans l’espace écologique d’un état stationnaire.
    3. Mais alors quel est le projet et surtout en quoi le projet d’une société sans croissance peut-il orienter le trajet de la décroissance ? Autour de quelles valeurs ?

B. Les valeurs de la décroissance comme philosophie politique


La démarchandisation des facteurs de production fournit un objectif à la décroissance définie comme trajet politique ; un objectif dit ce qui est désirable. Mais un objectif ne dit pas que ce qui est désirable est forcément juste : pour cela il faut un fondement, qui repose sur des « valeurs ».

De la devise de la république, je retiens une « structure » : que la tension entre les valeurs proposées ne doit pas être écartée (et c’est ainsi que la fraternité est censée articuler les excès de la liberté – chacun pour soi – et de l’égalité – refus des différences). Pour autant, il me semble que le pôle de l’égalité (le RI comme « égalitarisme radical ») qui est le pôle des limites doit passer avant celui de la liberté (pour sortir des fables du libéralisme qui font toujours de la société une juxtaposition d’individus, fussent-ils liés par un contrat social).

Cette rapide justification aboutit à une possible « devise » de la décroissance : sobriété, émancipation, partage.

1.      La sobriété

Il ne s’agit pas pour la décroissance de mettre l’écologie au cœur de sa philosophie politique ; tout au contraire : il s’agit de replacer la politique au cœur de l’écologie. Cela revient à cadrer toute proposition politique dans les limites de la soutenabilité écologique : les extractions (énergies fossiles et renouvelables, les matériaux, en particulier les métaux) et les productions de déchets (au sens large, pas seulement les détritus mais autant le dérèglement climatique que l’acidification des océans) ne doivent pas excéder les capacités de portage (absorption et renouvellement) de notre écosystème-Terre.

Ce cadre est celui que les Amis de la terre appellent « l’espace écologique » [3], c’est-à-dire la limitation de toute proposition politique au-delà d’un plancher mais en-deçà d’un plafond. Les modes de vie situés sous le plancher ou qui excèdent les plafonds sont insoutenables (au double sens, moral comme physique).

Cet espace écologique est celui de la sobriété, c’est-à-dire la capacité à prendre plaisir à s’auto-limiter non seulement pour la qualité de vie du présent mais aussi pour la survie dans des conditions dignes et décentes des générations futures.

  • Mettre en avant la sobriété, c’est explicitement ne pas mettre en avant la simplicité (volontaire) à laquelle malheureusement on réduit trop souvent et trop vite la décroissance. D’une part, parce que les solutions les plus simples ne sont pas forcément les plus utiles ni les plus lentes. D’autre part, parce que cette simplicité volontaire a aujourd’hui une connotation fortement individualiste, voire narcissique (comme s’il suffisait de faire sa part individuelle pour que les conditions politiques de la transition soient établies, comme s’il suffisait d’agir en pleine conscience, comme si chacun d’entre nous pouvait, parce qu’il les ignore, échapper aux conditions sociales de l’aliénation). Bref cette simplicité volontaire participe de cette croissance de la dépolitisation contre laquelle la décroissance s’élève[4].
  • Dans la perspective d’une critique de l’individualisme, le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit venir remplacer le binôme pénurie collective / excès individuels.
  • L’avantage décisif pour valoriser ainsi la sobriété est, selon moi, sa compatibilité forte avec ce que j’appellerais une phénoménologie du « vivre de » (plutôt que de caractériser l’humain par l’intentionnalité d’une « conscience de », aller chercher du côté de ce que signifie ingurgiter du vivant pour rester en vie). Voilà pourquoi la sobriété pointe vers une sagesse de l’alimentation (la première des souverainetés est bien la souveraineté alimentaire) dont le désir serait fondé dans un espace écologique de l’appétit (entre le plancher de la faim et le plafond de la gourmandise).

2.      L’émancipation

Malgré toutes les critiques que les décroissants peuvent adresser à la modernité en général, en particulier à son fanatisme pour le progrès, et donc à son individualisme généralisé, il s’agit de faire place à la revendication moderne de liberté.

  • Pourquoi préférer « émancipation » à « autonomie » (même après avoir pris soin de distinguer entre l’indépendance individuelle et l’autonomie personnelle) ? Mettre en avant l’autonomie (conformément à une tradition venue d’Ivan Illich ou de Cornelius Castoriadis), c’est risquer de faire l’impasse sur la part d’hétéronomie qui est tout autant constitutive de la socialité primaire. En effet, une grande part de la vie sociale n’est pas choisie mais au contraire elle est donnée : elle est déjà là quand nous naissons (la société n’est pas un tas de robinsons juxtaposés). C’est ce que Jean-Claude Michéa notait déjà[5]: « L’apprentissage de la réciprocité et de la bienveillance – fondements des « règles élémentaires de la vie en société » – exige, en effet, tout un système de relations en face à face, à la fois stable et durable (puisqu’un tel apprentissage requiert nécessairement du temps) avec des êtres dont la présence nous a d’abord été donnée (nous n’avons pas choisi, par exemple, nos parents, nos frères et sœurs, nos voisins). Ce n’est que dans la mesure où nous aurons appris à nous accommoder de cette réalité incontournable, c’est-à-dire à accepter tels qu’ils sont (voire à apprécier et à aimer) ceux et celles avec qui il nous est donné de vivre, qu’il deviendra ensuite possible de transposer à d’autres humains (et notamment aux inconnus et aux étrangers) les habitudes ainsi acquises de common decency. »
  • Etymologiquement, l’émancipation s’oppose à la mainmise, au management[6]. Il faudrait là s’inspirer de la distinction proposée par Catherine et Raphaël Larrère[7] entre deux paradigmes techniques : entre le démiurge qui veut mener, maîtriser, posséder et le pilote. Cette distinction proposée pour affiner nos rapports à la nature doit être étendue à nos rapports sociaux : « Le pilotage est une démarche attentive, empirique et précautionneuse. » « Pour l’exercer correctement, il faut être attentif, comme dans une conversation, et non pas simplement affirmatif, comme dans une démonstration »[8]. L’émancipation relève d’un art du « faire-avec » (et non pas d’une science dont la fabrication serait l’application top-down) qui « s’applique à tirer parti de la complexité d’un contexte… pour obtenir des situations dont l’évolution n’est pas intégralement prévisible »[9].
  • Enfin toute la tradition de la Théorie critique (l’Ecole de Francfort depuis Adorno et Horkheimer, en passant pas Marcuse, Habermas et Honneth, jusqu’à Harmut Rosa) repose sur l’hypothèse que dans les résistances sociales, on peut donc trouver les fondements objectifs d’un intérêt pour l’émancipation. Une telle « transcendance intramondaine » des résistances fournit le fondement pour dire ce que les décroissants pensent fondé, justifié, juste. Voilà donc encore un intérêt pour préférer « émancipation » à « autonomie » : c’est que l’émancipation reste en dialectique vivante avec l’aliénation. Or non seulement ce concept n’a rien perdu de sa vertu critique mais il s’agit même de procéder à l’extension de son champ d’application : ce n’est pas seulement le travail qui est aliéné, c’est aussi la consommation (ou, comment le pouvoir d’achat s’articule à un devoir d’achat).

3.      Le partage

  • Je dois avouer que j’aurais pu garder le beau mot de solidarité ; parce que sa proximité avec la « solidité » lui permet de se définir par opposition avec ce que l’on pourrait appeler la « fragilarité » pour décrire ce qui reste de nos rapports sociaux à l’époque de la « dissociété » (Jacques généreux), de la société du mépris (Axel Honneth), de la fatigue (Alain Ehrenberg, Byung Chul Han), de la société liquide (Zygmunt Bauman).
  • Mais le terme de « partage » permet de rappeler une différence avec l’échange, terme avec lequel il est si souvent confondu. Or l’échange se fait entre échangeurs, c’est-à-dire entre les propriétaires des objets qui sont échangés. Alors que le partage non seulement peut se faire entre un propriétaire privé et un humain non-propriétaire mais il ne serait pas illégitime de comprendre que le partage n’est en fait que le moyen de rendre à celui qui n’a en apparence rien, une part de la propriété commune (part que s’était indûment approprié le propriétaire privé). A la différence de l’échange qui suppose une équité, et donc une équivalence de la valeur d’échange (du prix), le partage n’a donc pas de prix.
  • Surtout le « partage » suppose un Commun[10] à partir duquel ou dans le cadre duquel peut se penser et se vivre l’articulation entre la sobriété et l’émancipation. L’espace écologique qui fournit les frontières de la sobriété et de l’émancipation est ainsi le cadre que tous les humains partagent : entre eux, avec les générations futures comme avec les générations passées, avec les non-humains, avec la nature. Cet espace écologique est donc bien cet « espace public » où a lieu la politique, cet espace où nous discutons ensemble de comment nous pouvons continuer à vivre ensemble.

Transition : nous pouvons maintenant explorer cet espace politique dont les revendications de la (décroissance) se rencontreront à la croisée des 3 axes de la démarchandisation et des 3 valeurs qui viennent d’être ébauchées.

C. Pour une politique décroissante des revenus

1.      Un réseau d’explorations, d’eSpérimentations, de « belles revendications »

   Démarchandisation
Indivision sociale du travailTemps libéré – Réduction du temps de travailPartage des tâches péniblesActivité ≠ Travail
RMARIHéritageCommuns ≠Propriété privée
ML(C)GratuitésDetteMonnaie ≠Argent
Sobriété SimplicitéEmancipation AutonomiePartage Solidarité← Valeurs
  • Indivision sociale du travail (ou « déspécialisation » – Jérôme Baschet). à Relire Platon, La république, II, 369a-376b. Description de la « Cité saine » (Cité idéale ≠ « Cité du luxe »).
  • « La cité se forme parce que chacun d’entre nous se trouve dans la situation de ne pas se suffire à lui-même, mais au contraire de manquer de beaucoup de choses ».
  • « Mais alors ? Faut-il que chacun offre le service de son propre travail, le mettant en commun à la disposition de tous les autres, par exemple que le laboureur procure à lui seul les vivres pour quatre et multiplie par quatre le temps et l’(effort de produire le blé et le partager avec les autres, ou encore, sans se soucier d’eux, qu’il produise pour ses seuls besoins seulement le quart de ce blé, en un quart de temps, et qu’il consacre les trois quarts restants, l’un à la préparation d’une maison, l’autre au vêtement, l’autre à des chaussures, et qu’au lieu de chercher à mettre en commun les choses qu’il possède, il exerce sa propre activité pour lui-même et pour lui tout seul ? »
  • « Le résultat est que des biens seront produits en plus grande quantité, qu’ils seront de meilleure qualité et produits plus facilement, si chacun s’occupe qu’une chose selon ses dispositions naturelles et au moment opportun, et qu’il lui est loisible de ne pas s’occuper des travaux des autres. »
  • Comment imaginer une « indivision sociale du travail » : 1/ décroissance de dQ et ralentissement de dT (plutôt que gain de productivité, dQ/dT), 2/ moins de facilité et donc moins de technicité, 3/ l’effort (le conatus, l’appétit) n’est pas la peine, 4/ personne n’est doué pour le ménage…
  • Réduction du temps de travail. Dans l’immédiat, sans attendre¸ pour un droit individuel et inconditionnel pour un temps partiel choisi. Et au terme d’un trajet de (décroissance) : actuellement → Primaire : 33,5 %. Secondaire : 22,5 %. Tertiaire : 44 %. Une décroissance économique signifierait une forte décroissance du secteur tertiaire (mis à part les secteurs de la santé, de l’éducation) mais un effet débond du secteur primaire. Les calculs de Jérôme Baschet (il consacre une annexe à la fin de Adieux au capitalisme) donne : environ 14 heures/semaine pour la production des aliments et des biens manufacturés + entre 10 et 12 heures vouées aux tâches d’organisation de la vie collective.
  • Quant au partage des tâches pénibles, ne faudrait-il pas en faire le cœur d’une organisation sociale qui tenterait de libérer vraiment les activités productives de toute forme de domination, d’exploitation et d’aliénation ? Comment échapper en effet aux deux fuites habituelles sur cette question : soit l’hypothèse du goût de certains (sans parler de la caste), soit la compensation par la rémunération ? Or la rotation inconditionnelle de chacun dans la distribution des tâches pénibles reviendrait à une forme concrète et pratique d’éducation populaire par le faire.
  • Héritage : dans une société de croissance et des inégalités, l’héritage ne repose-t-il pas sur une conception individualiste de la production de la richesse ? Comme si un individu abstrait de tout lien social était la source unique de la valeur et que, du même coup, hors de toute dette sociale, il devait en être l’unique bénéficiaire, c’est-à-dire l’unique propriétaire avec tous les droits de l’usus, du fructus, de et même de l’abusus (pour l’aliéner ou pour le détruire). Façon d’oser reposer ce que Marx définissait comme le mystère de l’accumulation primitive. Très concrètement, à propos de la terre, deux questions peuvent facilement amorcer une interrogation radicale pour se libérer du cadre de la propriété privée : 1/ De quoi sommes-nous propriétaire quand nous sommes propriétaires d’une terre ? 2/ A qui appartient la terre ? La terre n’est-elle pas un « bien commun » qui devrait en priorité garantir une alimentation de proximité et de qualité ?
  • Comment comprendre qu’une société sans dette n’a jamais existé et surtout qu’elle n’est pas du tout désirable. C’est qu’il y a dette et dette[11] et qu’il s’agit de bien distinguer entre dette odieuse ou infâme (qui repose sur le principe de l’intérêt) et dette comme « dette sociale » ou « dette de vie » et qui repose sur la confiance des humains entre eux, sur le crédit qu’ils s’accordent, sur les liens qui les attachent les uns aux autres. Car c’est la dette qui peut faire solidarité : exemple de la « dette » comme partage des aléas naturels au sein d’une amap. « Si l’on admet que les individus ne sont jamais les producteurs absolus de leur personne, de leurs biens, mais c’est en collaboration avec le reste de la société qu’ils se font tels qu’ils sont. Dès lors, ne doit-on pas reconnaître que la société est co-productrice et donc co-propriétaire des biens »[12].
  • Les gratuités doivent être entendues comme des dons et contre-dons dans un système de réciprocité. La gratuité a évidemment toujours un coût et il s’agit juste par gratuité d’entendre la mutualisation en amont d’avantages dont chacun peut individuellement profiter en aval. La discussion critique peut porter sur : a/ Quel collectif sur un territoire de vie (une « biorégion »[13]) pourrait être l’équivalent de l’Etat pour assurer la collecte et la redistribution, b/ A cause des « dommages » de la gratuité (gaspillage, fléchage et flicage), tous les biens et les services ne sont pas susceptibles d’être gratuits au même titre : c’est là qu’il faut savoir distinguer entre « bien commun » (une ressource, matérielle ou non, qui est rivale et non-exclusive) et « bien public » (un bien ou un service dont l’utilisation est non-rivale et non-exclusive)[14].
  • Monnaie locale complémentaire (MLC) : aujourd’hui ces MLC sont des monnaies « alternatives » au sens où elles proposent d’être des « doubles » de l’Euro. Tout dépend alors de savoir si cet Euro est critiqué ou non : soit il s’agit sans rompre de le compléter (voie de Bernard Lietaer qui voit dans les MLC des monnaies de résilience assurant l’efficacité générale d’un système monétaire dont les seuls excès sont critiqués mais pas le système en tant que tel → pas de critique de l’argent « et son monde »). Soit il s’agit d’une expérimentation monétaire minoritaire à partir de l’euro au sens où il va bien s’agir d’en sortir. Dans le premier cas, on voit mal comment la relocalisation ne serait rien d’autre qu’une manière de faire réussir au local ce qui est critiqué au global, dans l’autre cas (démarchandisation de la monnaie) il y a peut-être une ouverture vers une véritable réappropriation citoyenne des usages de la monnaie [15] (ce qui aboutirait à des « monnaies alternatives », que rien d’ailleurs n’empêcherait de cohabiter avec une « monnaie publique »).
  • Le meilleur argument en faveur d’un plafonnement des revenus, et des patrimoines, n’est-il pas de comprendre qu’une valeur ne peut trouver son efficience que dans un contexte. Tant qu’une organisation sociale accepte de fortes inégalités, comment ne pas se rendre compte que ces écarts favorisent des « valeurs » plutôt que d’autres, la compétition plutôt que la solidarité, la rivalité plutôt que la coopération, la trahison plutôt que la loyauté, l’envie plutôt que le partage, la prédation plutôt que la bienveillance ? Aujourd’hui, la société des inégaux met précisément en place une « situation immobilisatrice », celle qui favorise des contextes dans lesquels les individus sont psychologiquement amenés à consentir en pratique à des inégalités qu’ils déplorent en théorie [16]. Les décroissants défendent l’idée (morale) qu’un revenu maximum acceptable (RMA) pourrait « construire progressivement un « contexte » politique, social et culturel qui favorise(rait) indirectement les dispositions à l’égalité, l’entraide et l’amitié plutôt qu’à l’égoïsme et à la guerre de tous contre tous »[17].

Transition : nous venons ainsi de boucler la spirale (celle d’un escargot) autour de la proposition d’un revenu inconditionnel. Passons au cœur d’une telle politique décroissante.

2.      Pour un revenu inconditionnel

→ Sa légitimité universelle = un revenu, c’est un dû.

Transition : Appuyés sur cette double légitimité, nous nous adressons à tous ceux qui critiquent notre proposition : 1/ OK, et vous, quelle est votre proposition pour régler cette « question sociale » ? 1bis/ Votre solution est-elle compatible avec la question écologique ?

2/ Pouvez-vous en toute bonne foi critiquer notre proposition de RI incluse dans une politique générale des revenus en continuant à la caricaturer et à la confondre avec des propositions fort différentes ? Car de notre côté, voici ce que nous les décroissants nous proposons vraiment :

→ Définition du revenu inconditionnel (RI)

  • C’est un « revenu » car il serait versé au titre de la participation de tous à la création de la richesse sociale (faut-il continuer de valider socialement la distinction entre richesse et valeur [18] économique, comme si seul le travail abstrait de toutes ses conditions sociales concrètes était le seul créateur de valeur ?), il permettrait tout à la fois d’éradiquer la pauvreté, de supprimer le chômage, de réduire les inégalités et injustices sociales et d’émanciper l’individu.
  • Il est doublement inconditionnel : de la naissance à la mort (avec une différence entre majeurs et mineurs), et sans contrepartie.
  • Le RI fournirait donc une « contribution » fondée sur la reconnaissance de la participation de toutes et tous (hormis ce qu’une société définirait juridiquement comme illicite) à l’organisation vivante de la société. Toute activité serait donc reconnue comme utile et recevrait ce revenu à la fois comme une indemnité (reconnaissance) et une subvention (encouragement à poursuivre). Serait par ailleurs réglée la lancinante question du plein-emploi [19].

→ 3 aspects importants

  • Ce n’est pas un revenu parce que l’on existe mais pour exister → son montant doit donc être décent. 300 € pour les mineurs et 1000 € pour les majeurs[20].
  • Son financement : 669 milliards pour un PIB de 2132 milliards. Budget de la SS : 476,6 milliards d’euros de dépense au total. Il n’y a donc aucune impossibilité pour financer un tel RI : c’est juste une question de partage ; question politique par excellence, mais certainement pas économique.
  • Cette reconnaissance monétaire de l’activité individuelle cache-t-elle une monétarisation cachée de la société ? Avec une telle objection, ne risquerions-nous pas de revenir à l’esclavage ? Plus sérieusement, les décroissants défendent ce que nous pouvons appeler « les trois parts du RI » : une part en gratuités, une part en monnaie collective (qui pourrait être « fondante ») et une part en MLC. Il s’agit donc 1/ d’abord de ne pas confondre entre « argent » et « monnaie » et surtout 2/ de concevoir une « espace écologique des monnaies dont le plancher serait celui de la gratuité et le plafond celui de la chrématistique (des échanges économiques motivés par le « gain ») : dans cet espace, pourraient trouver place des MLC et une monnaie « commune ».

3.      Le RI au cœur d’une politique décroissante des revenus

  • Dé-spécialisation du travail : une partie du RI pourrait consister en droit à la formation permanente. Chacun pourrait ainsi s’adonner à de nouvelles activités soit sous la forme de loisirs, soit sous la forme de complément de revenus. Le RI assurerait ainsi le financement des capabilités de chacun.
  • RTT : le RI financerait très concrètement le choix réel entre temps partiel et temps plein. C’est pourquoi aujourd’hui la revendication du RI peut être portée tant par des mouvements de chômeurs (AC !, Agir ensemble contre le chômage !) que par le mouvement des intermittents (qui vivent continuellement à la frontière du contraint et du choisi).
  • Partage des tâches pénibles. Le RI comme décolonisation d’une répartition genrée des tâches pénibles.
  • Héritage : en cas de forte limitation voire de disparition de l’héritage privé, non seulement il y aurait là une source de financement non négligeable mais le RI pourrait être présenté comme une espèce mutualisée d’héritage.
  • Dette : il y aurait ainsi tout un système réciproque de don et de contre-don, par le jeu de la dette de vie et de l’héritage mutualisé. Pour le jeu entre générations présentes, pourrait être reprise la proposition audacieuse de Bruno Théret de remplacer l’impôt-argent par un impôt-temps. Pour les « solidaristes » du début du 20ème siècle, c’est par l’impôt que la société retrouve ce qui lui revient.
  • MLC et gratuités : elles constitueraient deux des trois parts du versement du RI.
  • RMA : pas de RI sans RMA précisément pour constituer un « espace écologique des revenus ».

Concluons : que pourrions-nous revendiquer sans attendre pour commencer une transition vers une organisation sociale désirable d’un point de vue décroissant ? Une retraite d’un montant unique et égale pour toutes et tous à partir de 60 ans. Car il n’y a aucune raison que des écarts entre montants maximum et minimum pendant une période de « travail » se poursuivent pendant la période du non-travail. Serait ainsi désarticulé le lien « travailliste » entre activité et revenu, première étape d’une pleine reconnaissance de l’activité de chacun à une vie sociale enfin libérée de son économisme et donc de cet individualisme qui lui sert de base anthropologique.

Mais aussi :

  • Droit à la formation permanente tout au long de la vie : changer de métiers
  • Droit individuel et inconditionnel au temps partiel choisi
  • Limitation drastique des plafonds de l’héritage. Quant à l’héritage individuel, il n’est choquant que dans une société inégalitaire : Lorsqu’on hérite tous de la même chose, et de pas grand chose où est le souci ? En fait, ce n’est pas la transmission qui est problématique, c’est vraiment l’accumulation. Or, 1/ si on fait reculer les inégalités par une politique décroissante des revenus, et 2/ si on fait reculer la propriété privée individuelle et lucrative en généralisant les communs (scop, scic, coopératives d’habitants, etc.), l’héritage cesse d’être un véritable enjeu. Mieux, il contribue à conserver des objets, des lieux qui sont de véritables liens auxquels s’attacher.
  • Annulation des dettes odieuses et remboursement de la dette écologique que l’extractivisme a contractée vis-à-vis des pays du Sud
  • Pour des services publics réellement gratuits
  • Droit à la souveraineté citoyenne monétaire par la création monétaire territoriale
  • Réforme radicale de l’imposition (travaux de Thomas Piketty ; de 1932 à 1941, FD Roosevelt a fait passer le taux marginal de l’imposition pour les plus hauts revenus de 25% à 91 % : « Après tout, les impôts sont les cotisations que nous payons pour jouir des privilèges de la participation à une société organisée », déclarait-il en 1936 à Worcester.

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[1] Karl Polanyi, La grande transformation.

[2] Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Anthropocène seuil, 2015, page32.

[3] http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/positionsocietessoutenables.pdf

[4] Qu’une condition ne soit pas suffisante n’interdit pas qu’elle soit nécessaire. Bien sûr que la simplicité volontaire est la condition nécessaire pour nourrir spirituellement et matériellement la mobilisation politique dont nous avons besoin pour ne pas perdre un « espoir actif » : non pas avoir des chances d’y arriver mais avoir le désir d’y arriver ; Petit traité de résilience locale, 2015, page 100.

[5] Jean-Claude Michéa, La double pensée, page 229.

[6] Je renvoie ici à la conclusion philosophique que j’ai proposée à Claudio Vitari et alii, Slow Management, Pearson, 2013.

[7] Catherine et Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, La découverte, 2015, chapitre 6.

[8] Ibid., page 182.

[9] Ibid., page 186.

[10] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIème siècle, La découverte, 2014.

[11] Jean-Michel Servet, « Monnaie : quand la dette occulte le partage », Revue Française de Socio-Économie, 2013/2 n° 12, pages 125-147.

[12] Pierre Crétois, Le renversement de l’individualisme possessif, Garnier, 2014, page 312, à propos des thèses « solidaristes » d’Alfred Fouillée (1838-1912). Dans la même lignée « solidariste », voir la conception du « quasi-contrat » chez Léon Bourgeois (1851-1929) ainsi que celle de « dette sociale » : « Pour être ce qu’il est l’individu dépend de l’existence préalable de la société. Il naît donc chargé d’une dette sans le savoir et sans l’avoir voulu. En ce sens le fait d’exister dans la société est constitutif d’une dette. Ce type de cas où une situation génère une obligation de droit s’appelle un quasi-contrat », ibid., page 309.

[13] Alberto Magnaghi, La biorgion urbaine, Eterotopia, 2014.

[14] Non-rivalité : la consommation du bien par un agent n’a aucun effet sur la quantité disponible de ce bien pour les autres individus, par exemple, le fait que je respire ne prive pas les autres d’air. Non-exclusion : une fois que le bien public est produit, tout le monde peut en bénéficier (le prix est le meilleur moyen d’exclure).

[15] Michel Lepesant, Où peuvent aller les MLC ? http://decroissances.ouvaton.org//2014/11/17/mlc-ou-peuvent-elles-aller/

[16] Situation bien connue de « dissonance cognitive » pour laquelle les travaux de Beauvois et Joule ont montré comment la souffrance psychique était calmée par le réaménagement du « dire et penser » par le « faire ».

[17] Jean-Claude Michéa, La double pensée, Champs essais, 2008, page 25.

[18] Je veux dire par là que cette distinction est une pétition de principe car d’emblée elle divise au sein d’une société ceux qui seraient source de valeur et ceux qui ne le seraient pas. J-M Harribey est aujourd’hui le principal thuriféraire de cette pétition de principe ; et Thomas Coutrot, son naviculaire.

[19] La référence à l’emploi par rapport au travail est périlleuse ; car elle peut permettre à des nostalgique de la valeur-travail, sous le couvert d’une dégradation des conditions d’emploi, d’en revenir plus ou moins en contrebande au « vrai travail », passant alors à la trappe que l’aliénation n’est pas l’une des deux faces du travail mais son existence même.

[20] En s’alignant sur le seuil de pauvreté (à 60% du revenu médian). Si on veut que le RI éradique la pauvreté, il faut que son montant soit au moins égal au seuil de pauvreté généralement retenu. En s’alignant sur le seuil à 50%, ça fait 800 euros et 240 par enfant. Il faut rappeler que la question du revenu suffisant doit nous amener à nous interroger sur lle niveau particulièrement élevé de notre seuil de pauvreté par rapport au train de vie du reste de l’humanité.

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