Christian Araud, Préludes à l’effondrement, un demi-siècle de procrastination (2024) Libre & Solidaire.
Christian a eu la gentillesse de m’envoyer un exemplaire de son dernier livre. C’est un livre facile à lire et qu’on ne saurait trop recommander : a) d’abord parce qu’il est toujours bon d’avoir un minimum de connaissances en survol historique ; b) ensuite parce que, conceptuellement, le livre repose sur une opposition franche, on peut même dire « binaire » entre deux façons de penser l’organisation du monde, entre deux visions du monde. Cette opposition tranchée entre deux « paradigmes » est vraiment la bienvenue à une époque où le relativisme et son allié l’opinionisme exercent une emprise idéologique forte au service précisément du paradigme dominant.
D’un côté, le PAD ; de l‘autre le PNE.
Le PAD est le « paradigme ancien dominant ». Le « PNE est le « nouveau paradigme émergent », dont le cœur est la décroissance. Je conseille fortement de commencer la lecture du livre par celle du tableau 1 (p.19) qui dresse sur 2 colonnes toute une série d’oppositions claires.
Le livre est constitué de 5 chapitres à dimension historique :
- Pour retracer (chapitre 1) à grands traits l’émergence du PNE à partir de la fin des Trente Glorieuses, l’auteur dresse une série de portraits, des précurseurs, des savants et des penseurs.
- Le deuxième chapitre est contrefactuel, ce que l’auteur nomme « rétrofuturisme ». Il s’agit d’imaginer un monde dans lequel dès les années 70 le PNE l’aurait emporté sur le PAD.
- Le chapitre suivant relève comment PAD ne s’est pas laissé faire et comment tout au contraire il a manifesté à la fois a) une vitalité idéologique en s’adaptant aux conditions sociales et écologiques qu’il contribuait pourtant à dégrader et b) un « évitement du fond du problème » (p.177).
- Il ne faut pas s’étonner alors si dans les 2 derniers chapitres Christian Araud n’a pas de mal pour insister sur les contradictions sociales et écologiques, mais aussi géopolitiques, du PAD
C’est dans l’Épilogue que l’auteur en revient à la question que le titre de son livre annonce : mais alors que faire ? Sauf que cette question devient d’abord : à quels « avenirs hypothétiques » (p.284) devons-nous nous attendre ? Il distingue alors entre une version pessimiste – celle d’un effondrement rapide causé par la mise à l’écart de tous les choix proposés par les partisans du PNE – et une version optimiste, vers laquelle il penche.
Selon lui, une « bifurcation » vers un « avenir radieux » est encore possible à certaines conditions qu’il évoque dans les dernières pages : pour « faire sécession », il faudrait manifester son mécontentement, prendre le pouvoir local, participer à une communauté rurale ou reconquérir une petite ville.
Ne cachons pas que cet épilogue ne peut que laisser un décroissant politique sur sa faim. Néanmoins, cette frustration peut être une bonne occasion de se demander s’il existe un lien entre certaines hypothèses du livre et cette conclusion décevante. Parce que les propositions avancées sont certes « constructives » mais « légères » ; parce que finalement il n’est pas facile de distinguer analytiquement dans ce PNE entre ce qui relève de la décroissance et ce qui relève de l’effondrement. Or cette distinction est politiquement décisive : car celui qui va à la décroissance sous la menace de l’effondrement y va à reculons, et non pas volontairement.
Non pas que ces deux termes soient incompatibles mais ils ne relèvent pas du même registre politique : l’effondrement est un scénario ; alors que la décroissance est une stratégie qui, stricto sensu, devrait exposer avec le plus de précision, de robustesse et d’esprit de controverse, comment à partir d’un monde (soumis au PAD) on va partir de ce monde.
Dans son hypothèse du PNE, l’auteur, nous semble-t-il, confond deux perspectives qui même si elles peuvent se superposer à certains moments n’en sont pas moins analytiquement distinctes : celles de la transition et de l’objectif, du trajet et du projet. Aujourd’hui, quand on distingue entre la décroissance et la post-croissance, il faut faire attention à ne pas écraser la contingence propre à toute action politique : autrement dit, ce qui est « émergent » ne peut pas en même temps être dit « nécessaire ».
Or malheureusement, quand on prend la décroissance au sens strict, la transition devient un faisceau de problèmes stratégiques – d’arbitrages – que le scénario de l’effondrement escamote. Pour le dire autrement, peut-on à la fois défendre une « décroissance voulue » (p.18) et l’adosser à un scénario inéluctable, dans lequel « nécessité fait loi » (p.22). Et n’est-ce pas précisément à cause de cet escamotage stratégique que le livre reprend souvent sans assez de critique les pistes programmatiques des alternatives, avec la fable de l’essaimage en toile de fond ?
Nous ne disons pas qu’il est facile de commencer à dessiner – à designer comme on dit aujourd’hui – une stratégie de décroissance et de ce point de vue le livre en apporte confirmation. Mais, pour autant, acceptons de voir que tout scénario effondriste tend à obscurcir les recherches sur la décroissance comme trajet, comme faisceau de trajectoires. Autrement dit, il nous semble qu’une décroissance politique doit rester sur une crête étroite : faire des propositions et des analyses pour préparer une transition, mais sans trop se raconter qu’elle peut la prévoir, et encore moins la provoquer. Car en politique, ce n’est pas la nécessité qui fait loi mais la contingence.