Nous étions cette année encore à la deuxième édition de « Décroissance, le festival » qui s’est tenue à Saint-Maixent l’Ecole dans les Deux-Sèvres.
Comme d’habitude nous avons proposé un programme roboratif, entre conférences solo ou duo (une première pour cette édition, appréciées du public comme de nous), ateliers d’éducation populaire (débat-mouvant et arpentage) et affiche partagée (la table-ronde finale sur «Comment porter la décroissance au pouvoir »).
Comme d’habitude, nous avons été très bien accueilli.es, bichonné.es en amont par les logisticiennes des transports, et ravi.es des rencontres faites au gré de nos interventions.
Comme d’habitude, nous faisons le constat qu’une partie des personnes intéressées par la décroissance est avide de réflexion, de contenu, de discussion politique, de fond : de se nourrir et de partager le corpus de la décroissance, qui prend alors toute sa dimension enthousiasmante, grâce à sa radicalité et sa cohérence !
Et comme d’habitude, il n’est pas possible de s’empêcher d’exercer un avis critique, que je formulerai ici en une question : quelle définition et vision de la décroissance peut-on avoir en sortant de « Décroissance, le festival ? »
Cette question s’adresse à deux types de « public » : les participant.es au festival, et les non-participant.es.
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Pour les participants au festival, après deux ans de fréquentation et de nombreuses discussions, il est clair qu’une grande partie d’entre eux vient en tant que curieux, et qu’une grande partie d’entre elles vient même en étant un peu réfractaire au concept : en témoigne le débat-mouvant que j’anime depuis deux ans sur le même sujet, à savoir « les malentendus autour de la décroissance ».
La première affirmation sur laquelle je demande systématiquement de se positionner dans l’espace (d’accord d’un côté / pas d’accord de l’autre) est « la décroissance c’est pas le bon mot » : plus de 80% des participantes sont d’accord avec cette affirmation et argumentent principalement que « le terme est trop négatif » et n’est « pas capable d’emporter l’adhésion du grand public ». Si la discussion qui s’ensuit ou la participation à l’arpentage de notre livre « La décroissance et ses déclinaisons. Pour sortir des clichés et des généralités » ou à n’importe laquelle de nos conférences peut tendre à les faire changer d’avis 1 quid des 95% de participantes que nous ne sommes pas en mesure de toucher ?
Car très peu des espaces disponibles sont en réalité consacrés à réfléchir et à définir la décroissance en tant que telle et on peut même passer trois jours entiers à ne pas entendre parler de décroissance (confer nos articles de l’an dernier). Au-delà des participantes, ce sont même avec les intervenants avec qui il faudrait réussir à discuter, car en conversant dans mon covoiturage cette année ou dans mon train l’an dernier avec certains, il est clair qu’ils sont passionnés par leurs sujets (aussi variés que la critique des JO, les inégalités d’accès aux soins pour les femmes, les discriminations, les pesticides, l’agroforesterie….) et viennent le présenter là où on les invite ou là où on les accepte, mais qu’ils ne le font pas toujours (pas souvent?) dans l’optique de participer à renforcer – ou questionner – ou critiquer fécondement – le corpus commun décroissant…
Je ne vois pas d’autre issue pour cela qu’une construction plus « verticale », non pas descendante (top-down), mais ascendante (bottom-up) du festival, partant des préoccupations rencontrées par les militants décroissants et les simples participantes, autour de thématiques ou de grandes questions à traiter sur une journée (et on pourrait commencer par une demi-journée du vendredi consacrée à « La décroissance est-elle le bon mot ? » ou plus affirmatif «Pourquoi le terme de décroissance est-il le bon ? » ; mais aussi imaginer des journées thématiques du type « Faut il arrêter de travailler pour décroître ? » « Quel rapport à la nature envisager dans une perspective décroissante ? » « Lutter contre l’individualisme pour sortir du monde de la croissance » etc…) et sous différents angles et formats d’intervention (conférences, lectures collectives, débat-mouvant, grande discussion… pour un répertoire des formats décroissants, lire notre article à ce sujet). Une « pré-formation » en ligne des intervenantes à ce qu’est la décroissance pourrait être aussi un bon cadre préalable.
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Pour les non-participants au festival, et donc essentiellement les habitantes de Saint-Maixent qui observent ça de loin, quelle image renvoyons-nous ? Quelle vision de la décroissance peuvent-ils se faire lorsque 5000 personnes, visiblement citadines et issues des classes sociales supérieures se réunissent pour parler décroissance, manger local et concocter des couronnes de fleurs avec lesquelles elles se baladent en ville dans un esprit Woodstock du XXIème siècle ? (et l’on sait les difficultés de compréhension que le festival hippie a rencontré sur place à l’époque)
Ma covoitureuse me racontait avoir discuté avec les personnes de la sécurité qui disaient n’avoir jamais vu un festival avec aussi peu de débordements et de comportements problématiques à gérer : l’année prochaine je penserai à leur poser la question : mais ont-ils déjà vu un festival avec autant de contestation à l’entrée à leur égard et à l’exercice de leur métier ? … moi jamais autant qu’à « Décroissance, le festival ». Alors on peut prétendument se réjouir d’être des révolutionnaires rétifs à l’Etat policier mais il me semble que ces attitudes posent une autre question, fondamentale : dans quelle mesure sommes-nous capables, nous autres décroissantes, de vivre avec les autres et pour les autres (dans un objectif de préservation de la vie sociale, tel que nous le défendons à la MCD) sans nous replier dans nos oasis et notre entre-soi ? Les autres étant entendu comme celles et ceux qui ne nous ressemblent pas, qui ne « sont pas commes nous », qui ne vivent pas comme nous et plus encore, qui ne pensent pas comme nous.
Dans quelle mesure ce que nous proposons peut-il être acceptable socialement pour ces personnes ?
J’ai dormi au camping pendant ces trois jours de festival. Prenons cette expérience comme une expérience de vie en commun puisque sur ce camping des personnes étaient « déjà-là » avant que les festivalières arrivent.
Le vendredi en montant ma tente, j’ai entendu crier très fort. Pour essayer de comprendre, je me suis approchée de la crieuse, une dame qui avait un emplacement caravane non loin de ma tente. Cette dame venait de se rendre compte que la cage de ses oiseaux avait été ouverte et qu’ils s’étaient enfuis. Elle était dans une rage folle, et ce n’est qu’apès 10 minutes de conversation que la tension a pu redescendre. Notre discussion a été un condensé qui m’a permis de voir encore une fois la violence sociale que nous exerçons si « ce qui est socialement ou humainement acceptable » n’est pas notre guide d’action : les personnes concernées avaient très bien saisi le problème et leurs mots suffisent à décrire la situation : nous étions des « écolos » qui « donnions des leçons » méprisant « les gens du voyage comme eux » alors que nous ne connaissons rien à la valeur des choses puisque « ces oiseaux coûtaient chers », « qu’ils s’en occupaient bien » et que de toute manière ils n’avaient « jamais vécu en liberté et qu’ils allaient mourir ».
Les petits révolutionnaires en herbe n’ont réussi qu’à tuer un couple d’oiseaux chanteurs de Cuba et à creuser le fossé entre les classes populaires et le combat écologique…
À chaque fois que j’ai raconté cette histoire, j’ai suscité l’indignation de mes auditeurs, mais la sensibilité à ce vécu s’est arrêtée aux portes de l’organisation du festival, peu concernée par cette histoire et encline à dénoncer à son tour les supposés travers de cette famille (oiseaux volés, pas d’autorisation à être sur le camping et j’en passe…) manquant donc le cœur du sujet : la décroissance doit être avant tout un humanisme et à ne pas vouloir l’être elle finira bunkerisée dans sa yourte biodégradable.
Et c’est pourquoi je remercie une festivalière de m’avoir donné encore plus matière à réfléchir à ce sujet en me racontant une deuxième anecdote : dans la file pour les douches, elle trouvait qu’une campeuse (qui n’était pas une festivalière) était beaucoup trop longue, et que les quantités d’eau qu’elle utilisait étaient aberrantes mais elle avait décidé de se retenir de lui dire pour ne justement pas passer pour « l’écolo de service qui donne des leçons ». Puis en me racontant ça elle ajoute « Mais quelqu’un d’autre que moi a trouvé la bonne manière de le dire, quelqu’un a dit : « il y a du monde, il faut laisser sa place aux suivantes ».
Ce qui est socialement acceptable, ça n’est pas de s’auto-limiter pour sauver la planète ou pour éviter de puiser dans des ressources naturelles qui ne se renouvèleront pas, c’est s’auto-limiter pour vivre en commun et que chacun puisse satisfaire ses besoins. Même lorsqu’il n’y a pas de file d’attente à la douche, nous pouvons et devons agir « comme si » elle était là. Décroître, c’est autolimiter (collectivement et socialement, et non pas à l’échelle de chaque individu) nos désirs illimités (c’est la voie montrée par Giorgio Kallis dans son Éloge des limites) afin de retrouver le sens de ce qu’est la vie bonne, ensemble. Et c’est une condition préalable à « l’embarquement » de celles et ceux qui jusqu’à là ne sont pas convaincu.es par nos idées, plutôt que de chercher à « sexyser » le mot de décroissance comme me l’ont suggéré les participants au débat mouvant !
---------------Notes et références
- La décroissance, c’est le bon mot, puisque c’est l’opposition politique à la croissance. Il ne nous apparaît donc pas connoté négativement, puisque c’est la croissance qui l’est. Tout comme la décrue est une bonne nouvelle après la crue, et tout comme le dé de décolonisation nous semble positif dans la mesure où la colonisation est une aliénation absolue, le dé de décroissance ne sonne malheureux qu’aux oreilles de celles et ceux qui, dans le fond, reste attaché.es à la croissance[↩]
Bonjour, merci pour toutes ces opinions et ces expériences de terrain. L’histoire de l’oiseau c’est tout simplement le fruit non réfléchi d’un instinct qui sent la jeunesse et l’instinct de liberté sans la prise en compte de la réalité sociale et naturelle qui ne s’acquiert qu’avec l’âge. Il ne faut donc pas en tirer de longues conclusions. Bien des participants du festival sont en rupture avec le modèle consummériste mais sont aussi en train d’apprendre et ils viennent en partie pour cela.
C’est pourquoi je ne souscris pas entièrement à vos suggestions programmatiques. La décroissance c’est une philosophie et une théorie économique (dont Th Parrique a bien représenté le courant ) mais elle se décline en une multitude d’aspects liés à la vie quotidienne , agricole , sociale . Les intervenants spécialisés sont donc là parce que ce qu’ils ont à proposer est cohérent avec une société décroissante. Typiquement la haie dans le paysage ou l’agroforesterie sont des sujets agronomiques qu’aucun théoricien décroissant ne serait capable de traiter profondément car c’est une vraie compétence de spécialiste. Il faut donc à mon avis laisser de la place à toutes ces mises en application concrètes d’une société décroissante en allant de la remise en cause du PIB jusqu’au four solaire. Le public est divers (csp+ sûrement mais aussi curieux, activistes, étudiants…) et doit pouvoir entrer dans le concept par le bout qui l’intéresse le plus et la théorie n’est pas forcément la meilleure porte d’entrée même si elle doit se trouver sur le chemin à un moment ou à un autre
Cher Vincent,
merci pour ce commentaire dense qui devrait susciter un échange tout aussi nourri : sur la liberté comme « instinct », sur la non prise en compte de la réalité sociale et naturelle si vite excusée au prétexte de l’âge, sur la rupture (réelle c’est-à-dire partagée ou bien juste réduite à quelques gestes) avec le modèle consumériste…
Mais il y a quand même un réel point de désaccord, c’est quand vous ramenez la décroissance à une « philosophie et une théorie économique » ← car dans cette expression, où est passée la politique ?
C’est précisément, ce qu’à la MCD, nous essayons de mettre en débat.
a) D’abord, parce que nous avons toujours défendu qu’il y avait 3 grandes portes d’entrée politique (ce que nous appelons les « 3 pieds de la décroissance ») : le pied des alternatives concrètes, le pied de la visibilité politique (aussi bien dans les urnes que dans la rue) et le pied de la théorie. Sauf qu’il faut constater que l’un de ces pieds est bancal, et c’est le pied de la décroissance comme théorie et comme autocritique.
b) Ensuite, parce que nous voulons voir dans la décroissance plus un « mot-échafaudage » qu’un « mot-obus » : si projet politique de société il faut espérer, peut-il vraiment être celui d’une « société de décroissance » ? C’est là que nous défendons dans nos interventions qu’il faut faire assez attention au vocabulaire employé, sous peine de nourrir un brouillard dont les partisans de la croissance sauront profiter pour dénigrer et caricaturer : la décroissance peut-elle vraiment être un « projet » de société ??? Ne faudrait-il pas déjà se satisfaire si elle se contentait d’être présentée comme un trajet (une transition, une transformation) pour passer d’un paradigme (de croissance) à un autre paradigme (de partage, d’émancipation, de convivialité…) : peut-on faire croire que cette transition se fera d’un claquement de doigts, et surtout peut-on vraiment laisser croire que le changement commencera par chacun d’entre nous ? Que chacun d’entre nous soit le plus cohérent possible dans ses actions, c’est nécessaire mais ce n’est pas suffisant et cela ne fera jamais une « politique ».
Nous ne doutons absolument pas de la compétence technique des spécialistes, nous disons juste que jamais aucune compétence technique ne fera une politique. Et que la politique n’est pas une affaire de spécialistes mais qu’elle est tout au contraire l’affaire de tou.te.s.
c) Enfin, parce que ce que nous essayons de porter, c’est bien une « théorie critique de la décroissance » et c’est bien cette réflexion, nourrie par des années d’engagement dans les 2 autres pieds, qui nous font aujourd’hui défendre que la critique contre la croissance ne peut pas se satisfaire de juxtaposer des initiatives toutes aussi passionnantes les unes que les autres mais dont le « Commun » se contente d’être un inventaire de déclinaisons (rappelons que la MCD a publié il y a 2 ans un livre intitulé précisément « La décroissance et ses déclinaisons »). D’où l’extension du domaine de la critique décroissante : qui ne peut pas se contenter de s’attaquer à l’économie de la croissance, ni même seulement au « monde de la croissance » mais qui doit oser affronter la croissance en tant que « régime politique » = le régime de croissance.
ML, pour la MCD