Atte Oknasen, citoyen franco-finlandais, a publié il y a quelques mois un livre dans lequel le terme de « décroissance » n’apparaît jamais mais qui attire quand même l’attention, au moins par son titre : Le bien-être, un projet politique (aux éditions Utopia, nov. 2022).
En effet, le bien-être n’est-il pas l’une des réponses possibles à la question : « pourquoi décroître ? ».
A la MCD, nous ne faisons pas mystère que nous nous opposons frontalement à la réponse « déterministe »1, celle selon laquelle, la décroissance serait inévitable, nécessaire, inéluctable… Dans la même veine, nous ne sommes pas certains qu’il soit très habile de présenter le choix pour la décroissance comme un choix entre une décroissance subie et une décroissance choisie : car ce qui est subi, c’est la croissance, ce n’est pas la décroissance ; dit autrement, une décroissance qui n’est pas démocratiquement choisie devrait se trouver un autre nom.
Par conséquent, défendre la décroissance, c’est le faire pour de « bonnes raisons ». Et dans ce cas, le bien-être paraît une réponse tout à fait désirable.
- D’où la définition acceptable de la décroissance comme « réduction planifiée démocratiquement de la production et de la consommation, pour retrouver une empreinte écologique soutenable, pour réduire les inégalités, pour améliorer la qualité de la vie ».
- C’est dans cette veine que l’économiste Éloi Laurent après avoir distingué « trois écoles de sortie de la croissance : la décroissance (degrowth), l’économie du donut (doughnut economy) et l’économie du bien-être (well-being economy) » va jusqu’à écrire qu’« on peut regrouper ces trois courants sous l’appellation « post-croissance » ou « économie du bien-être » »2.
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Voilà donc pourquoi ce livre qui propose une « révolution du bien-être » est tout à fait sympathique. Il se compose d’une introduction, de trois chapitres et d’une conclusion.
L’introduction essaie d’expliquer pourquoi la Finlande arrive en tête du Rapport mondial du bonheur publié tous les ans par l’ONU. L’auteur en retient 2 :
- Les finlandais recherchent moins le « bonheur » que le « bien-être ». S’en suit une définition de ce « bien-être » sous la forme d’un agrégat : « c’est le fait d’être bien avec soi, avec les autres. C’est la cohésion sociale, l’égalité, l’équilibre de vie ». C’est aussi la non-destruction de la planète, l’équilibre entre l’humain et la nature » (p.17). « Le terme évoque une forme de sobriété et d’harmonie, y compris avec la nature » (p.47).
- Les finlandais croient encore au progrès social.
Il en déduit que « le monde entier peut s’en inspirer » pour porter une révolution du bien-être. D’autant qu’il précise bien qu’il « s’agit d’un acte collectif et donc politique. Il s’agit de sortir le bien-être de la sphère purement privée pour en faire un objet politique » (p.19).
Le premier chapitre est consacré à répéter cette politisation du bien-être. Son argument principal semble être que le système actuel – le « néolibéralisme, qui est en gros le capitalisme poussé à son extrême » (p.27) – « nous rend malheureux » (p.34).
C’est pourquoi, au lieu de suivre le néolibéralisme qui fait « reposer la responsabilité du bien-être de chaque individu sur l’individu lui-même » (p.38), pour Atte Oksanen, « nos sociétés ne pourront pas avancer vers le bien-être si nous ne consolidons pas les cadres collectifs qui nous protègent » (p.40).
Le deuxième chapitre liste les 7 « droits du bien-être » qui font de la Finlande le « pays du bonheur » (p.42).
- Le droit à un équilibre de vie (égalité hommes-femmes et vie de famille).
- Le droit à un environnement sain (particularité finlandaise, le « droit d’accès à la nature », jokamiehenoikeus).
- Le droit à une juste redistribution des richesses (consentir à l’impôt).
- Le droit à l’éducation (gratuité, autonomie).
- Le droit au logement.
- Le droit à la santé.
- Le droit à une démocratie saine et représentative (proposition citoyenne de loi, forte syndicalisation.
Le dernier chapitre se propose de réfuter les « trois mythes » qui feraient de la Finlande une exception et empêcheraient de croire à « l’exportation de cette révolution du bien-être » (p.63) :
- Le mythe de la taille de la population : le problème français serait plutôt celui de sa centralisation.
- Le mythe de la diversité de la population. Mais la Suède est comparable à la Finlande et pourtant 19,5% de sa population est née à l’étranger.
- Le mythe « culturel » : mais en Finlande, l’égalité hommes-femmes est plus important qu’en France, les violences conjugales y sont nombreuses…
L’auteur peut alors dans sa conclusion plaider en faveur d’une « Révolution française du bien-être ».
- D’abord parce que la France a des atouts : paysages, climat tempéré, art de vivre… (p.73).
- Surtout parce qu’elle dispose de marges de progression : retrouver une imposition des ultra-riches, repartir dans une politique d’investissement des services publics : éducation, petite enfance…, installer une politique du bien-être (horaires et conditions de travail, environnement sain, démocraties participative, représentative et directe.
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Si nous devions formuler des réserves, elles seraient de 2 ordres :
Premièrement, la comparaison avec la Finlande et de façon plus large avec les autres pays nordiques (Danemark, Norvège, Suède) est-elle aujourd’hui encore pertinente. Comment en effet ne pas constater les dernières victoires électorales de l’extrême-droite dans l’Europe du Nord (et on peut y ajouter les Pays-Bas, et l’Islande fait exception) ? Avec les participations de partis démocratiquement infréquentables dans les gouvernements : en Finlande, le Parti des Finlandais (ex-Vrais Finlandais) est au gouvernement ; depuis octobre 2022, le parti d’extrême droite les Démocrates de Suède soutient le gouvernement ; en Norvège, le Parti du Progrès a fait partie de la coalition au pouvoir avec le Parti conservateur entre 2013 et 2020. Malgré des différences idéologiques, toutes ces formations nationalistes convergent autour d’une conception nativiste et anti-immigration. Et au Danemark, les sociaux démocrates sont revenus au pouvoir en adoptant le langage de l’extrême-droite sur l’immigration.
D’où une interrogation : en quel sens ce qui a pu être un modèle nordique de politique du bien-être a pu être l’une des causes de cette droitisation ? Ou, sans être une cause, ce modèle n’a pas su faire barrage, pourquoi ?
Seconde réticence, plus politique, plus théorique, plus conceptualisée : attention à ne pas trop s’enthousiasmer devant l’exemple finlandais. Une politique décroissante doit-elle vraiment juger qu’une « politique du bien-être pour tou.te.s » est inspirante ?
Car une politique qui défend le « bonheur de tous » (p.25) ou le « bonheur commun » (p.26) a déjà un nom, c’est l’utilitarisme.
D’où l’extension de mon interrogation bien au-delà de ce bref ouvrage. Dans quelle mesure la décroissance devrait accepter de se laisser définir comme un courant de l’économie du bien-être ?
- Parce que ce serait malheureusement réduire la décroissance à une politique économique. alors que la critique décroissante s’étend bien au-delà de l’économie. D’abord au « monde » et de ce point de vue, l’objectif du bien-être permet en effet de reprocher au monde actuel d’être un monde du malheur.
- Mais quand la décroissance assume d’être une critique politique, elle doit en venir à se demander pourquoi ses meilleurs arguments ne lui permettent pas d’obtenir une « hégémonie culturelle ».
- Je suggère alors d’étendre la critique contre la croissance pour y voir bien plus d’une économie ou un modèle social mais un régime politique.
- Et ce régime politique est intrinsèquement libéral au sens où le libéralisme est cette doctrine politique dont toutes les variantes possèdent un noyau commun, celui d’une injonction à la neutralité institutionnelle, ce qui signifie que les institutions doivent d’un côté maximiser les conditions matérielles et juridiques pour permettre à chaque citoyen de disposer de sa conception privée du bien-être et d’un autre côté ces institutions doivent (prétendre) rester neutres quant à la valeur de ces conceptions privées.
- De ce point de vue-là, malheureusement le livre d’Atte Oksanen est insuffisamment fondé : s’il défend bien une définition politique du bien-être commun – et en ce sens, c’est de l’utilitarisme – il n’empêche que l’imprécision règne quant à savoir jusqu’où des politiques publiques doivent descendre dans les vies privées : car si ces politiques affichent une neutralité au moment de juger les modes de vie, alors elles seront libérales-compatibles.
- Patrick Viveret le reconnaît d’ailleurs dans sa préface : il veut bien critiquer le néo-libéralisme mais à condition de préserver les « acquis du libéralisme politique et culturel » » (p.8).
- De telles démarcations entre libéralisme et néolibéralisme, entre libéralisme et utilitarisme, sont-elles politiquement fondées si l’on veut échapper à l’emprise du régime de croissance : il faut se poser des questions.
Au moins une : quelle est la cohérence politique qui est défendue dans ce livre ? Peut-on vraiment défendre un idéal libéral mais anti-néolibéral ? Ce livre s’appuie sur une critique utilitariste du néo-libéralisme (parce qu’il nous rend malheureux alors que nous devrions chercher collectivement le bien-être) alors qu’il faudrait une critique anti-utilitariste du libéralisme (qui défend une conception neutre du bien-être alors que nous cherchons collectivement une vie sensée).
Dans sa pièce de théâtre, Nekrassov, créé au Théâtre Antoine en 1955, Jean-Paul Sartre écrivait deux répliques célèbres : « Il ne faut pas désespérer les pauvres » et « Désespérons Billancourt ».
La contraction des deux a inventé une formule devenue fameuse : « Il ne faut pas désespérer Billancourt. » Aujourd’hui, une décroissance politique doit se demander, à lire ces critiques de la croissance mais aussi défenseurs du bien-être (et du donut) : « Faut-il désespérer les post-croissants » ?
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Notes et références
- Cette opposition est explicitement défendue comme « conclusion provisoire » de la fin de la première de La décroissance et ses déclinaisons (Utopia, juin 2022), première partie consacrée à dénoncer les « clichés et malentendus » qui brouillent la portée politique de la décroissance.[↩]
- Éloi Laurent, Économie pour le XXIe siècle, Manuel des transitions justes (2023), La Découverte, p. 187 et p.190.[↩]