Par Georges HERITIER
Dimanche 24 avril 2022, il est 19h59, toutes les chaînes de télé affichent le compte à rebours du résultat imminent des élections présidentielles : d’ores et déjà, les sondages mettent en évidence un coude à coude ultra serré entre le « candidat en marche avant » et la « candidate décroissante en marche arrière » comme les avaient baptisé.es Libération, à l’issue du premier tour…
CAVALE
À 20h pétantes, alors qu’il éteignait son écran, la vie de Loo, son univers, ses repères, ses appuis, ses marques, ses valeurs, ses rêves basculèrent dans un mélange de panique, d’horreur, d’accablement, de déprime et de révolte. Comme annoncés, les écarts entre les deux candidats étaient serrés : 50,6 % contre 49,4 %. L’épaisseur d’une feuille de papier ! Enfin, plusieurs feuilles bien épaisses, trop épaisses pour remettre en cause le résultat du scrutin. Catastrophe majeure ! Et ce mélange de sentiments, d’émotions et de symptômes physiques qui avait accéléré son rythme cardiaque, qui avait fait affluer du sang dans ses joues, qui lui avait fait serrer les poings à s’en faire mal n’ont pas mis longtemps à lui faire prendre une décision majeure : lui, le jeune homme discret, un peu timide, sans reproche, allait entrer en Résistance, il irait franchir les lignes avec d’autres, désobéir, peut-être même commettre quelque violence s’il le fallait.
Quelques semaines plus tard, lors d’une action de rébellion dont l’issue se révéla être particulièrement musclée, Loo et trois de ses amis tombèrent dans les filets des forces de l’ordre. Tous les quatre se gobergèrent de leurs trophées : quelques ecchymoses, éraflures et contusions, mais n’en menaient toutefois pas large dans la grande salle de garde à vue, pas plus au tribunal en comparution immédiate que face à la horde de journalistes à leur sortie. Neuf mois fermes. Seule mansuétude de madame la juge, il put choisir la destination et la forme de sa « peine ». Enfin, mansuétude tronquée, surpopulation carcérale oblige… Dans la liste qu’on lui proposait il repéra une ferme dans le Morvan, région un peu sauvage qu’il aimait parcourir à pied pour se ressourcer quelques jours, pays de collines boisées au parfum de résine et d’acidité granitique, terre dure qui récompense les courageux comme Loo.
Ce matin de septembre, dans le sous-bois aux fragrances d’humus, Loo longeait les entrelacs des hêtres «pléchés» très anciens bordant les chemins creux. Sa décision était prise depuis la veille. Oh, l’accueil, le cadre, les conditions pas trop dures du Travail d’Intérêt Général, tout « cela » aurait dû le convaincre de faire profil bas et de laisser passer l’orage, mais tout « ça » le travaillait à chaque instant, et c’était désagréable comme le claquement d’un volet dans la tempête, ou pire, le vol d’un moustique dans une chambre en pleine nuit de canicule. La rando, petite liberté qu’on lui donnait de temps en temps, s’était rapidement transformée en cavale. À mesure que ses enjambées généreuses l’éloignaient de sa « prison », il goûtait avec délectation son nouveau statut d’évadé. Ce soir, il dormirait dans la forêt de Bibracte au bout de 35 km de marche. Il lui en faudrait un peu plus à travers les collines bocagères du sud-Morvan pour rejoindre Bourbon-Lancy avant la fin du jour, en suivant le sentier de grande randonnée numéro trois, et arriver au bout de ses réserves alimentaires chipées dans le cellier de ses hôtes.
Ironie de l’histoire, 8 heures du soir, ces 20h fatidiques, sonnaient aux clochers de la ville thermale quand il arriva chez ses grands-parents, papi Thé et mamie Jo, à la retraite depuis 15 ans, belle maison, camping-car dans son abri, jardin léché… Tiens, quelque chose d’étrange turlupinait Loo depuis son arrivée aux abords de la ville. Il ne pouvait dire quoi, mais ce qui se passait chez papi-mamie l’immobilisa un moment avant de toquer à la porte. Tout d’abord, la petite ville blottie dans la fameuse « diagonale du vide » qui va du sud-ouest au nord-est de la France, bruissait d’une activité inhabituelle, les rues y étaient animées, de la musique émanait d’une placette invisible, avec chœurs et applaudissements, de nombreux parterres étaient plantés, à la fois de fleurs et de légumes, et chose incroyable, presque pas une voiture dans les rues. « Bon, on est en pleine cambrousse ici et il y a un quart de la population à la retraite » se disait-il. Autre étrangeté, il émanait de la maison grand-parentale un brouhaha joyeux inhabituel en ces lieux. Jo et Thé, à 80 piges passées, ont la réputation d’être très casaniers et de regarder la télé à l’heure du JT jusque tard en soirée, à la fin de leur série policière ou hospitalière préférée. Les personnes âgées ne changent pas si facilement d’habitudes.
FIESTA
– Mais c’est Louis ! Te voilà enfin, on t’attendait avant de commencer le dîner, tu dois avoir faim ?
Abasourdi, Loo embrassa sa jeune sœur Francienne qui descendait tout sourire les cinq marches du perron.
– Je préfère Loo, tu sais bien, Fran. Comment pouvais-tu savoir que j’arrivais ?
– Fastoche, môssieur Loo le killer, ce sont deux personnes de Larochemillay qui t’ont vu passer tôt ce matin et nous ont prévenu par radio.
– Attends, c’est quoi cette société de surveillance totalitaire ? Ne me dis pas que tu t’es ralliée à ces fous furieux ?
Fran le regarda un instant avec de bons gros yeux ronds, la bouche serrée, puis éclata d’un rire à fort potentiel de contagiosité.
– Allez, passe-moi ton sac et viens te rafraîchir, finit-elle par dire.
Dans l’entrée, une dame en robe légère, portant sans complexe un âge bien avancé et une belle chevelure argentée, vint à leur rencontre
– Mon p’tit Loulou ! Viens ici que je t’embrasse ! Ça fait plaisir de te voir, tu n’es pas trop fatigué ? On a ce soir plein d’ami.es, c’est la fête, on est en pleine ébullition ! Tiens-toi bien, Thé et moi sommes devenus des Volontaires !
Quel coup de massue ! Loo le killer (en inversant son nom, on obtient un 007 de la finance, un jeune tradeur rempli de rêves et d’ambition que la victoire de la décroissante avait fauché en plein vol) faillit tomber à la renverse. Sa propre grand- mère, qu’il avait toujours connue très conservatrice, votant pour une droite modérée de type « marcheuse », lui annonçait qu’elle était dorénavant dans les rangs de ses ennemis, les retour-en-arriéristes, cet agglomérat d’écolos qui lui volaient son argent, ses vacances « lodge flottant en baie d’Along » et ses soirées parisiennes débordantes de luxe.
– Tu sais, lui dit-elle en le voyant ainsi déconfit, le plan B a bien pris ici, d’autant plus qu’il est question de la fermeture de l’usine FTP. Ces trois lettres sont pour toi une valeur boursière, c’est surtout le poumon, le coeur de l’activité économique de la ville : nous sommes 5000 habitants et l’usine emploie 1500 personnes. À l’annonce de la délocalisation en Turquie, les syndicats se sont mobilisés, il y a eu une grève énorme, et puis un groupe de Volontaires s’est mis en action. On en fait partie et on va te raconter ça !
Loo tentait de remettre de l’ordre dans ses pensées. Son entrée en Résistance, et sa sortie rapide, ne lui avaient pas laissé beaucoup le temps de réfléchir, puis sa privation de liberté dans le maraîchage bio sur sol vivant près du lac des Settons ne l’avait pas assez motivé à creuser la question. Il tenta de remettre de la structure dans les données glanées ici et là. Le plan B, c’est la planète B. Selon l’équipe candidate à la présidentielle, toutes les connaissances actuelles sur la crise climatique, le déclin de la biodiversité, les limites de l’extraction de ressources minières ou énergétiques, les prévisions démographiques, la mauvaise santé des populations, la pollution grandissante, tous ces fléaux ne seraient pas résolus par le progrès technique, que ce soit via la conquête spatiale ou par la fée électricité. Les galipettes en apesanteur de quelques milliardaires ne permettent pas de croire à une colonisation de l’espace par les humains chassés d’une planète devenue inhabitable. La planète bis, tout simplement, c’est notre propre planète. Notre planète redevenue propre où il fait bon vivre. Une planète limitée avec beaucoup de monde dessus. Un vaisseau spatial tournant autour d’une étoile. Et comme toute conquête spatiale, le programme proposé par la liste décroissante suivait une chronologie fouillée et rigoureuse. Un plan dont la première étape dure 5 ans environ.
Pour éviter le chaos et l’effondrement de l’économie, des infrastructures et des groupes humains, le système actuel serait maintenu un certain temps et les flux de moyens financiers redirigés vers des actions concrètes de transformation de l’économie en lui redonnant une taille à l’échelle humaine. Prenons l’exemple de la production d’objets : on abandonne la grande industrie, on la remplace par des fabriques, des ateliers, des laboratoires ; on arrête la recherche des particules toujours plus petites nécessitant des machines toujours plus grandes et on la dirige vers les techniques appropriées, légères, efficaces, durables ; on met l’accent sur la quête du meilleur confort de vie possible à partir de ressources renouvelables et une consommation d’énergie très faible.
Pour mettre en œuvre ces projets et ceux concernant plein d’autres domaines, on fera appel à des Volontaires, auxquell.es on attribuera un droit au logement, à l’alimentation et à la terre leur permettant d’agir en toute liberté. Il y aura là des paysan.nes, des soignant.es, des chercheur.es, des artistes, des artisan.nes et tant d’autres métiers qui seront les pionnier.es en partance pour la Terre-planète B.
Dans la grande salle à manger, les conversations qui étaient jusque-là très badines se calmèrent un peu quand Thé se proposa de présenter les convives à son petit-fils. Il commença par une grande et gaillarde brune qui faisait face à Loo.
– Léna œuvre dans le groupe « Zarbos de la pouponnière ». Ce sont des arboricultrices qui sèment, greffent, multiplient des arbres dont les premiers milliers seront plantés en novembre prochain. Elles ont commencé dès le début de la campagne électorale et ont déjà 3000 jeunes pousses. Sur le territoire de la communauté de communes entre Arroux-Loire-et-Somme il y a 22 000 habitant.es. Si on plante 5 arbres par personne, occupant de façon large 100 m² chacun, on occuperait 11 km² sur les 864 de ce territoire : un noyer, deux fruitiers à pépins et à noyaux, deux arbres utilitaires. 1 % environ du territoire que l’on va planter en 5 ans.
– À la droite de Léna, ce jeune homme nommé Pierro est l’éminence grise du groupe que j’appelle (Pi-K) au carré ou (Pi-Pi x K-K), des chercheur.es d’or ceux-là ! De l’or brun bien entendu. La partie toilettes à litière biomaîtrisée est la plus facile, même si les chapitres « logement collectif » et « pédagogie dynamique » leur sont un peu épineux. Il.les planchent sur la production locale et appropriée de papier toilette et sont très actifs sur les plateformes internet en libre partage. Cet or brun, une fois bien composté, est un excellent engrais ; de plus, sont réduits en grande partie les problèmes de pollution de l’eau à la sortie des stations d’épuration ; on consomme beaucoup moins d’eau ; fini les tuyaux bouchés ; etc etc
Près de moi, c’est Dom, ce presque retraité de l’usine de moteurs a décidé de devenir Volontaire, comme ta grand-mère, Francienne et ton papi. Ils sont déjà 57 à l’usine et ont des classeurs entiers de plans, de descriptifs, de projets de recherche, de lancement de production pour fabriquer toutes sortes d’objets sur le site, avec une grande partie des machines qui seront laissées par la multinationale. Ils se sont cotisés pour racheter l’usine à un euro symbolique, soit deux centimes chacun. À peu près…
– Et enfin là-bas, le couple en train de siroter les dernières gouttes de cocktail, c’est Bab’s et son compagnon le docteur Mignot. Ces deux-là vont ouvrir la première maison de santé départementale dédiée prioritairement à la prévention. Chacun.e pourra venir dans cette maison pour apprendre à être en bonne santé, et bien entendu pour y être soigné de façon plus classique ou avec des médecines douces, spécialité de Bab’s.
Loo profita d’une pause boisson pour demander à son grand-père
– Papi Thé, comment as-tu, avez-vous tous les deux, euh… basculé ?
– Élémentaire, répondit l’octogénaire : nous avons consulté pendant la campagne des sites, des tutos, des vidéos conçus par les décroissant.es, avec l’état des connaissances actuelles bien sourcées et transparentes. Puis l’équipe candidate a présenté tous leurs doutes, leurs craintes, toutes les sortes de problèmes qui allaient se présenter, et ils demandèrent à chaque personne qui le souhaitait, de proposer des solutions, dans toutes les thématiques, que ce soit la bombe atomique, la biologie moléculaire, les inégalités, le prix de l’énergie etc. Par cette démarche démocratique large, leur programme s’est affiné au fil des semaines, et leur popularité est montée en flèche. Nous avions bien conscience qu’en devenant Volontaires, on perdrait certaines possibilités avec un pouvoir d’achat moindre, la mise à l’arrêt ou presque du camping-car, mais dans tous les cas, notre liberté était déjà limitée. Alors, on en a eu marre de voir ces marioles en train de s’envoyer en l’air dans des fusées high-tech, on en a eu assez de voir ta sœur galérer pour trouver un job, alors qu’elle est super-diplômée, on a voulu défendre notre modeste liberté, celle des personnes ayant moins que nous, celle des générations à venir. Cela nous a fait basculer. Tout ça était très cohérent, beaucoup plus que la droitisation autoritaire du pays en train de sourdre qui profiterait encore plus à un tout petit nombre pendant que les autres font tourner la machine en y laissant leur santé et leur dignité ! On a basculé parce que défendre la liberté ce n’est pas permettre à quelques-uns de s’affranchir des limites, mais permettre à toutes et tous de bien vivre ensemble.
Applaudissements nourris dans la salle, puis un joli decrescendo de musique et de danses, le départ des convives, une bonne nuit de repos et un insomniaque au cœur de la cité.
ENVOL
Un groupe de Volontaires partaient le lendemain matin pour le Morvan, en deux étapes, en vélo-cargo avec assistance électrique. Loulou s’était juché sur la plateforme des bagages en faisant attention à ne pas endommager les jeunes plantes provenant de la « Pouponnière » et prenait son relais pédalage toutes les vingt minutes. Par sagesse et probablement sous l’influence pernicieuse qu’avait exercée sur lui cette fiesta improbable, il s’était convaincu d’arrêter, pour le moment, la Résistance et de retourner au lac des Settons pour bichonner des légumes bios et en novembre, planter des arbres. Il lui restait six mois à purger, passer la saison des bogues et des crèmes de marron, celle de la coupe de bois et de la taille des arbres fruitiers, fabriquer quelques paniers en osier pour enfin tutoyer le frémissement du réveil printanier. Il se pensait victime d’un vol, mais au final, peut-être bien qu’il prendrait part à l’envol vers la Terre-planète B… Déjà des listes citoyennes se montaient dans le coin en vue des prochaines élections municipales. On y parlait de régie de l’eau, de coopératives d’énergie, de gestion des Communs. Et toujours une belle place accordée au bien-vivre ensemble. Une vie pas forcément facile, mais qui fait sens. Allez, encore un peu de désherbage…
Avis du jury
Votre nouvelle a retenu l’attention du jury, car vous cochez avec nous pas mal de "cases décroissantes". Et ceci, à travers les yeux d’un jeune tradeur fauché en plein vol (vol de quoi à qui ? 😊) d’abord résistant à la décroissance et ses « retour-en-arriéristes » puis finalement ébranlé dans ses convictions grâce à sa rando cavale, qui va le mener chez ses grands-parents, devenus « volontaires ». En effet, c’est à Bourbon Lancy, petite ville thermale de Bourgogne, que ses grands-parents ex-conservateurs attachés à une société faisant la place belle aux privilèges … pour les privilégiés, vont tourner le dos à leurs convictions. Le catalyseur de cette volonté de changement : la fermeture pour délocalisation en Turquie de l’usine FTP de la ville, trois lettres qui se révèlent désormais autre chose qu’« une valeur boursière : c’est surtout le poumon, le coeur de l’activité économique pour… la ville ». Nous partageons avec vous le rejet de cette société, de ses pratiques et de ses croyances délirantes en la technologie : « la crise climatique, le déclin de la biodiversité, …l’extraction de ressources minières ou énergétiques, tous ces fléaux ne seraient pas résolus par le progrès technique, que ce soit via la conquête spatiale ou par la fée électricité. Les galipettes en impesanteur de quelques milliardaires ne permettent pas de croire à une colonisation de l’espace par les humains chassés d’une planète devenue inhabitable. » Ses grands-parents s’avèrent désormais partisans d’une aventure à tenter ensemble, dans la joie, la bonne humeur, « il émanait de la maison grand-parentale un brouhaha joyeux inhabituel en ces lieux », dans le souci de la recherche partagée d’un meilleur cadre de vie « de nombreux parterres étaient plantés, à la fois de fleurs et de légumes, et chose incroyable, presque pas une voiture dans les rues ». Nous partageons avec vous cette idée de trajet à entreprendre ensemble, « Par [une] démarche démocratique large ». D’ailleurs, dans votre nouvelle, l’aventure démarre : « Un groupe de Volontaires partait le lendemain matin pour le Morvan, en deux étapes, en vélo-cargo avec assistance électrique. Loulou s’était juché sur la plateforme des bagages en faisant attention à ne pas endommager les jeunes plantes. » Pour quels lendemains ? « Pour éviter le chaos et l’effondrement de l’économie, des infrastructures et des groupes humains, le système actuel serait maintenu un certain temps [mais] les flux de moyens financiers [seraient] redirigés vers des actions concrètes de transformation de l’économie en lui redonnant une taille à l’échelle humaine. » Nous partageons avec vous cette idée de projet d’une société autre. Et vous lancez des pistes : « Prenons l’exemple de la production d’objets : on abandonne la grande industrie, on la remplace par des fabriques, des ateliers, des laboratoires. » Et on ne peut qu’acquiescer à votre constat conclusif : « La planète bis, tout simplement, c’est notre propre planète. Notre planète redevenue propre où il fait bon vivre. Une planète limitée avec beaucoup de monde dessus. » Merci à vous pour cette très bonne nouvelle décroissante.