La décroissance étant une philosophie, convoquer les philosophes pour en introduire ses valeurs a de quoi séduire les décroissants. Disons-le tout net, si ce livre rend justice à la décroissance en sa dimension morale (ses valeurs), en revanche il pèche en sa vision politique. Pour l’auteur, la décroissance est une nécessité : « … c’est donc l’état de réserve des ressources qui nous oblige à ouvrir les yeux sur un point non négligeable par nature, à savoir qu’une croissance infinie dans un monde géologiquement achevé est simplement impossible. (…) Dans le même temps, il nous faut appréhender un second enjeu, à savoir le défi du réchauffement climatique. »
Plus loin : « Ce sont les ressources qui s’épuisent et l’urgence climatique qui nous imposent la décroissance. » Tout au long de son livre, Boris Pijuan ne cessera de revenir sur cet argument de la nécessité. « Face aux limites physiques des ressources naturelles, l’augmentation continue du prélèvement ne peut plus être envisageable. » La décroissance est nécessaire du fait de l’épuisement des ressources et du changement climatique. Bien entendu, nous partageons ce constat, mais c’est pour nous insuffisant pour « justifier » la décroissance : quand bien même les ressources naturelles seraient inépuisables et que le climat serait préservé par les activités humaines, nous serions encore décroissants, tant l’extraction dévaste les lieux de vie et expulse les sociétés de leurs territoires, et tant l’inégalité dans le partage des richesses est socialement insupportable.
Boris Pijuan prône une redistribution des ressources soustraites n’émettant pas plus de GES que le système climatique ne peut supporter. Ici encore nous ne le suivons qu’en partie : oui pour la redistribution, mais même si elle sans effet sur le climat nous restons résolument opposés à l’extraction. C’est l’absence de critique de l’extractivisme, et son cortège d’injustices sociales, qui nous empêche d’adhérer complètement au livre de Boris Pijuan.
Les philosophes invités pour introduire les valeurs de la décroissance.
Épicure qui nous exhorte à une éthique de la mesure, selon l’idée que tout ce qui dépasse la satisfaction des besoins naturels et nécessaires n’apporte pas une once d’authentique bonheur supplémentaire. Boris Pijuan relève l’importance attribuée à la notion de partage chez les épicuriens. «L’épicurisme, commente-t-il, s’inscrit dans une démarche que nous qualifierons aujourd’hui de sobriété dans laquelle une forme de pauvreté matérielle se trouve revendiquée.» Ici encore l’auteur justifie cette simplicité volontaire par la nécessité : «sachant de surcroît que les ressources naturelles sur lesquelles repose notre civilisation sont amenées à se raréfier d’une manière irréversible cette réalisation (la simplicité volontaire) se révèle simplement indispensable.»
Le commentaire sur la philosophie de Spinoza est difficile d’accès et l’apport de Spinoza à la décroissance n’est pas très clair, pour ne pas dire obscur. L’auteur a beau multiplier les : « de cette façon… dit autrement… de là… par là même… en cela… cependant… dès lors… c’est donc… ainsi… mais aussi… alors que… par conséquent… » il reste incompréhensible dans l’explication du conatus de Spinoza. Il conclut son chapitre sur Spinoza d’une curieuse façon : « Puisque la raison nous impose la décroissance et la sobriété, les renoncements qu’elles nous imposent seront consentis au nom de la raison, dans la joie. » Comme si c’était aussi simple…
Rousseau : «… lui qui s’est évertué à rendre compte d’un modèle social fondé sur la libre soumission au bien commun. C’est le contrat social. Rousseau préconise la renonciation de chacun à sa liberté naturelle à l’intérêt général. »
Pour traiter de la question de l’individualisme, Boris Pijuan fait appel à :
André Gorz : «la domination totale par le marché promeut la recherche de solutions individuelles aux problèmes collectifs. Le marché est censé pouvoir résoudre ceux-ci sans empiéter sur la souveraineté et l’intérêt individuel.»
Alexis de Tocqueville et sa langue merveilleuse : «Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destiné des autres. Quant au demeurant de ses concitoyens il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas.»
Et pour finir sur le sujet, Hannah Arendt : «Nous avons parlé de la puissance qui est engendrée lorsque les hommes se rassemblent et agissent de concert et qui disparaît dès qu’ils se séparent. La force qui assume leur cohésion c’est la force de la promesse mutuelle, du contrat.»
Jean-Paul Sartre et son existentialisme occupent tout le chapitre 3 du livre. Sartre philosophe de la décroissance ? Voilà une nouveauté. On garde en mémoire le Sartre maoïste pendant la révolution culturelle, qui, à la fin de sa vie, s’est fait laudateur de Pol Pot et de son régime génocidaire. Mais bon, c’est le philosophe et non le politique (mal) engagé qu’invite Boris Pijuan qui voit justement dans l’existentialisme une morale de l’engagement : «l’homme n’est rien d’autre que la somme de ses actes. D’abord s’engager selon la vieille formule : il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre.» Ce chapitre se termine sur une conclusion qui laisse perplexe : «En ce sens la décroissance est un existentialisme percevant dans la figure de l’autre la possibilité d’accéder à sa propre dignité.» Peut-être bien après tout…
Vladimir Jankélévitch figure dans ce livre, pas en tant que philosophe de la décroissance, mais pour son plaidoyer pour le courage à entrer en résistance. Et Boris Pijuan d’oser : «Faire le choix de la décroissance, en tendant vers la limitation dans nos existences, c’est entrer en résistance.» Retenons toutefois cette citation de Jankélévitch : «Et d’abord c’est à moi de faire, non point à un autre ; à moi et par conséquent à tout le monde. A moi de commencer, de donner l’exemple.»
Gandhi bien sûr et son principe de non-coopération dont l’idée «est de rompre toute complicité coupable, par l’organisation d’actions individuelles et collectives envers ce qui engendre et maintient un ordre nocif.» Gandhi permet à l’auteur une approche sur les low-tech : «refuser de recevoir ce que tous ne peuvent pas avoir. Mon équipement technique doit être des plus élémentaires qui soit afin que je puisse le mettre dans la maison de millions de gens. »
Henri David Thoreau pour sa désacralisation du travail.
Pierre Kropotkine pour son refus du darwinisme social qui voudrait, selon la thèse de la sélection et d’élimination développée dans L’origine des espèces, que les faibles soient éliminés par les forts.
Friedrich Nietzsche dans Humain, trop humain, défend le principe coopératif fondé sur l’entraide. Ce qui permet à Pijuan ce commentaire : « Vivre et agir en individu collectif ? Comment mieux résumer l’ambition de la décroissance lorsque celle-ci vise l’organisation des sociétés humaines se donnant des impératifs de solidarité. »
Bref, nous sortons quelque peu déçus de la lecture de ce livre, et notre déception vient de ce que l’on reste incapable de dire ce qu’est la décroissance. Certes le projet annoncé était une petite introduction aux valeurs de la décroissance, il n’en reste pas moins que le lecteur qui espère découvrir la décroissance en lisant ce livre risque fort de rester sur sa faim.
Permettons-nous une question : à qui s’adresse Boris Pijuan ?