Les origines du populisme, par Yann Algan, Elizabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucault.

L’intérêt des décroissants pour cet ouvrage collectif n’est pas dans sa définition du populisme mais dans son hypothèse historique de base : celle d’un passage d’une société de classe à une société des individus.

En effet, l’hypothèse « classiste » vient toujours buter sur une difficulté : s’il existe objectivement des classes sociales, déterminées en particulier par les rapports de production entre une classe dominante – la bourgeoisie – et une classe dominée – le prolétariat, alors il faut se demander pourquoi objectivement la majorité dominée n’a pas renversé la minorité dominante. Pour sortir de ce paradoxe, on devrait se souvenir que le marxisme doublait alors son matérialisme historique d’une hypothèse idéologique selon laquelle « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante ». D’où la fonction historique d’un Parti dont le rôle était – en tant qu’avant-garde éclairée – de guider les volontés du Peuple dont il était la véritable expression. Las, les leçons de l’Histoire sont impitoyables et cela fait bien longtemps que les critiques les plus cohérents du capitalisme ont fait leurs Adieux au prolétariat (André Gorz, 1980).

Mais alors comment expliquer les choix électoraux s’il faut se passer de l’hypothèse déterministe/matérialiste ? Tel est le défi posé par le vote populiste : selon les auteurs, il consiste à se rendre compte qu’il s’agit – dans une société des individus – du « vote d’individus malheureux, dont la satisfaction dans la vie est faible » (page 16). Objectivement, on peut bien affirmer l’existence de classes sociales, car il y a en effet des inégalités, croissantes. Mais ces inégalités ne sont plus subies/vécues collectivement, mais individuellement, c’est-à-dire subjectivement par des individus séparés les uns des autres (dissociés, selon le terme de Jacques Généreux) : « La poussée populiste… prend ses sources dans la montée en puissance d’une société d’individus où chacun est conduit à penser sa position sociale en termes subjectifs » (page 12). Autrement dit, on va retrouver dans le vote populiste les perdants plutôt de la société des individus que du néo-capitalisme actuel. « Les classes populaires ont perdu la force que leur conférait la société industrielle. Elles sont devenues des classes malheureuses, constituées d’individus isolés, habités par une défiance à l’égard d’autrui » (page 110).

Les variables subjectives de la dernière présidentielle

Prenons la question politique de la redistribution et regardons comment y répondent les électeurs de Le Pen, Fillon, Macron et Mélenchon. Seuls les électeurs de Mélenchon y sont très favorables alors que ceux de Le Pen – qui sont plus pauvres que la moyenne et qui en seraient les premiers bénéficiaires – y sont défavorables : résultat qui vient donc réfuter l’hypothèse classiste. Comment l’expliquer ?

En utilisant 2 variables subjectives :

  1. Le bien-être, la satisfaction dans la vie : « Êtes-vous satisfait de votre vie en général ? » « De ce à quoi vous vous attendez dans le futur ? » (variable subjective, mais fortement corrélée à des indicateurs objectifs de bien-être tels que la santé et l’espérance de vie).
  2. La confiance en autrui, la confiance interpersonnelle : « D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? » (variable subjective corrélée aux pratiques d’engagement individuel mais aussi au sentiment de justice et de reconnaissance).

Voici les résultats (page 48) :

  • Macron : ses électeurs, au fort capital de revenu et d’éducation, « expriment une confiance interpersonnelle et un bien-être élevés ».
  • Le Pen : tout à l’opposé de Macron, ses électeurs « ont à la fois les niveaux de confiance et de bien-être les plus bas ».
  • Mélenchon : ses électeurs  » affichent un niveau de bien-être faible, mais une confiance interpersonnelle élevée » ; c’est cette double caractéristique qui permet d’expliquer le report des voix soit vers Le Pen (par le niveau de bien-être), soit vers Macron (par la confiance interpersonnelle).
  • Fillon : ses électeurs sont dans une situation exactement inverse de celle des électeurs de Mélenchon : « ils ont un niveau de bien-être élevé, mais une confiance interpersonnelle faible ».

On peut alors expliquer le positionnement de chaque groupe par rapport à la question de la redistribution :

« Les électeurs de Macron, de manière exactement symétrique à ceux de Le Pen, ne sont pas hostiles à l’idée de redistribution, du fait d’une confiance interpersonnelle forte, même si, étant plus riches que la moyenne, ils en seraient les contributeurs. La neutralité observée observée dans ces deux camps est donc l’effet de deux forces opposées. Plus pauvres, les électeurs de Le Pen devraient y être favorables, mais ils se défient des autres et en particulier des «assistés». Ayant de l’empathie pour autrui, les électeurs de Macron pourraient y être favorables, mais étant riches, ils s’abstiennent également… Ces forces de rappel sont absentes chez les électeurs de la droite et de la gauche traditionnelles, où tous les facteurs vont dans la même direction. Les électeurs de Mélenchon, pauvres et confiants, sont très favorables à la redistribution. Les électeurs de droite, riches et méfiants, y sont hostiles » (page 73).

L’électeur émotionnel

Il s’agit de dépasser « le cadre qui opposerait un électeur rationnel ou vertueux à un électeur sentimental ou passionné » (page 80). Comment ? En étudiant comment chacun, en contrecoup d’un choc émotionnel (attentat, perte d’emploi, crise politique…), peut s’engager « dans deux directions opposées : le statu quo et le changement. Dans le premier cas, la peur active le conservatisme ; dans le second cas, la colère renforce la radicalisation des choix » (page 80).

  • « Plus le niveau de colère est élevé, plus la probabilité pour Le Pen et Mélenchon progresse… L’inverse est vrai pour Macron… plus un électeur est en colère, moins il a de chances de lui accorder ses suffrages » (page 80).
  • « Face à des électeurs traversés par la peur, ni Macron ni Mélenchon n’apparaissent comme des alternatives… En revanche, Fillon s’impose chez comme le candidat capable de fédérer le vote des électeurs anxieux » (page 84).
  • « Chez les gens méfiants, la colère fait toujours voter davantage Mélenchon et surtout Le Pen, alors que l’apaisement favorise nettement le vote Macron. Le candidat conservateur reste quant à lui étranger à l’effet de la colère… En revanche, chez les gens très confiants, une opposition s’impose clairement entre gauche radicale et droite populiste : la colère augmente le vote Mélenchon et réduit celui de Le Pen  » (page 86).

Et nous ?

A partir de cette recomposition subjective du vote, il semble cohérent de porter ces analyses vers une auto-compréhension de la décroissance en tant qu’idéologie :

  • Notre double rejet du vote Macron et Fillon nous pousse-t-il vers la droite populiste ou bien vers la gauche radicale ?
  • Le discours décroissant doit-il plutôt faire peur ou mettre en colère ?
  • Jusqu’à quel point les discours sur les catastrophes ou les effondrements qui viennent – quand on n’affirme pas qu’ils sont déjà là – sont-ils plus anxiogènes que révoltants ?
  • Mobiliser par la peur ou par la colère ? Mobiliser par les émotions (les effets) ou par un discours rationnel (les faits) ?
  • Comment notre confiance dans les relations interpersonnelles doit-elle se traduire dans des revendications sociales en faveur d’une réduction drastique des inégalités ?
  • Pour les décroissants qui vont aux élections, avec qui peut-il être cohérent de faire un bout de chemin ?

 

 

 

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